18/07/2025 mondialisation.ca  12min #284605

L'accord de Bakou

Par  Mouna Alno-Nakhal

Sous le titre « L'Accord de Bakou » [1], M. Nasser Kandil -ancien député libanais et rédacteur en chef du quotidien Al-Binaa– a publié le 15 juillet dans sa rubrique « les points sur les i » le texte suivant :

L'ampleur du soutien international et régional dont bénéficie le régime du Front Al-Nosra en Syrie démontre l'ampleur du rôle régional qui lui est assigné.

En effet, compte tenu des obstacles auxquels se trouve confronté le projet américano-israélien sur tous les fronts allumés dans la région du Levant, plus l'incapacité des deux complices à verser le sang des leurs, une organisation comme le Front al-Nosra et ses partisans recrutables des quatre coins de la planète sont tout désignés pour la suite.

Autrement dit, Washington n'a pas « autorisé » l'acquisition de la nationalité syrienne par les combattants étrangers [ouïghours, ouzbeks, tchéchènes, turkmènes, arabes, etc.] de cette organisation ayant fait main basse sur la Syrie sous le commandement d'Al-Joulani et placée sur sa liste de terroristes jusque très récemment, ainsi que leur intégration dans les forces armées d'un État censé appartenir aux Syriens, pour faciliter la tâche de leur chef autoproclamé président de la République arabe syrienne.

La raison d'une telle « autorisation » est que la prochaine étape sera sanglante et, par conséquent, nécessite d'assigner au Front al-Nosra une mission militaire et sécuritaire, d'autant plus qu'Al-Joulani alias Al-Charaa, a ouvertement déclaré qu'ils avaient un ennemi commun. Lequel ennemi, comme tout un chacun l'aura compris, regroupe le Hezbollah au Liban, l'Iran et les Forces de mobilisation populaire en Irak.

Les propos de Thomas Barrak [ambassadeur des États-Unis en Turquie et envoyé spécial pour la Syrie depuis le 21 mai dernier] évoquant la possibilité de confier la gestion du dossier libanais à la Syrie, laquelle pourrait annexer le Liban car il ne serait qu'un vestige de l'accord Sykes-Picot qui n'a plus lieu d'être, ne sont pas, non plus, un appel à l'unité de composantes divisées par le colonisateur. Il s'agit plutôt d'une menace existentielle et d'une tentative de justification politique d'une campagne destructrice militaire et civile ayant pour cible le tissu national libanais.

Un projet qui ne semble pas pouvoir réussir s'il est mené par le Front al-Nosra tout seul. Sa réussite relèverait, au minimum, d'une démarche qui combinerait l'ouverture d'un front à la frontière syro-libanaise avec un front d'agression aérienne israélien. En effet, l'armée d'occupation n'ose pas s'engager dans une bataille terrestre, mais elle est capable de fournir une couverture de feu destructrice pour accompagner les affrontements que préparent les Américains et les Israéliens en impliquant le nouveau régime syrien.

Ainsi, la Syrie sera la seule à subir les conséquences de la manœuvre, en plus des conséquences de la profonde et criminelle déchirure des relations entre deux pays frères, liés depuis toujours par des liens familiaux et un destin commun.

Par ailleurs, durant deux semaines, nous avons assisté à nombre de réunions publiques entre les États-Unis, la Syrie et Israël, au cours desquelles Washington a dû régler des factures en échange de l'acceptation de la mission par le régime du Front al-Nosra.

La plus remarquable de ces factures fut le retournement de situation des États-Unis à l'égard des FDS [Forces démocratiques syriennes], des alliés majoritairement kurdes en dépit de la colère maintes fois exprimée par la Turquie, mais dont le sacrifice est devenu un prix acceptable à payer pour que le régime du Front al-Nosra assume la mission qui lui a été assignée au Liban.

Ce qui explique les déclarations choquantes de Thomas Barrak accusant le groupe armé kurde du manque de progrès dans ses relations avec le nouveau gouvernement syrien, contrairement à ce que l'on est censé comprendre de l'allocation d'un budget annuel pour l'année 2026 au bénéfice de ce même groupe.

Puis sont venues les rencontres israélo-syriennes, la dernière en date ayant eu lieu à Bakou, capitale de l'Azerbaïdjan. Celles-ci ont été marquées par le sacrifice des groupes armés druzes du Sud de la Syrie. Et les massacres actuels à Souweïda [ville du Sud de la Syrie à majorité druze] sont venus traduire le sacrifice de ce deuxième allié.

Plus clairement, la carte des futurs combats envisagerait que le gouvernement du Front al-Nosra prenne le contrôle du sud et de l'est de la Syrie, avant d'enclencher la bataille aux frontières syro-libanaises. Il est même probable qu'il enclenche sa bataille contre l'Irak lorsqu'il aura pris le contrôle de l'est de la Syrie.

Des guerres que quiconque sait et peut déclencher, mais il se trompe lourdement s'il pense être capable de les arrêter. D'autant plus que les blessures du Sud syrien, comme de la Côte syrienne et de celles qui ne manqueront pas de les suivre à l'Est, ne cicatriseront pas de si tôt et continueront de saigner. Elles annoncent une guerre civile ouverte en Syrie et menacent gravement l'unité de son tissu social.

Quant aux guerres frontalières avec le Liban et l'Irak, ce sont des aventures suicidaires dans lesquelles le nouveau régime du Front al-Nosra est précipité jusqu'à l'épuisement mutuel de Damas, Beyrouth et Bagdad qui finiront par se laisser dicter les conditions de l'ennemi commun…

Depuis la publication de cet article, ce qui s'est passé à Souweïda montre que c'est plutôt la Syrie qui a été frappée par des raids israéliens et que c'est Israël qui a pris le contrôle du Sud de la Syrie, non les forces d'Al-Joulani.

Ce qui s'est passé depuis le 15 juillet est largement décrit dans un article d'Al-Manar [2] qui explique, entre autres, les divisions au sein même des Druzes du Levant. Mais, une question s'impose d'elle-même : y a-t-il vraiment eu un accord entre Al-Joulani et les Israéliens à Bakou, et si cet accord a eu lieu, que stipulait-il et qu'est-ce qui expliquerait les raids israéliens consécutifs d'une grande violence, le mercredi 16 juillet, sur le palais du peuple, le palais présidentiel, le ministère de la Défense et le quartier général hébergeant désormais l'armée d'Al-Joulani ? Nous avons retenu quelques réponses.

Le Dr Hoda Rizk, chercheuse en sociologie politique et spécialiste de la Turquie, a écrit sur sa page Facebook :

L'accord d'Al-Joulani avec Israël, négocié avec la médiation de l'Azerbaïdjan, est fondé sur la prise de contrôle de toute la Syrie par Al-Joulani et le maintien d'une zone tampon exempte d'armes et de milices armées. Il est également censé permettre à Israël de passer à d'autres accords concernant sa sécurité, ainsi que ses exigences sur le Golan, le Djabal al-Cheikh [le mont Hermon] et les richesses en eau qu'il s'est accaparé [depuis le 8 décembre dernier].

Ce que nous voyons aujourd'hui à Souweïda fait partie de cet accord, tandis que les bédouins qui ont attaqué les Druzes du Sud de la Syrie font partie d'un plan israélien qui leur a permis de se présenter comme les protecteurs de la communauté druze [du Levant], d'autant plus que des autorités spirituelles des Druzes d'Israël et de Syrie ont réclamé cette protection suite aux exactions subies.

Quant à Al-Joulani, son problème est que son propre groupe armé a sauté par-dessus son accord avec les Israéliens, et que ceux qui l'ont laissé prendre le pouvoir ne lui ont même pas laissé une feuille de vigne pour dissimuler son impuissance face aux Israéliens. Il a attendu l'aube pour consulter les Turcs, mais jusqu'ici leurs déclarations n'ont pas témoigné un grand intérêt pour le Sud de la Syrie [d'où les forces d'Al-Joulani ont dû se retirer].

Nidal Hamadé [3], journaliste politique et chercheur en mouvements islamiques, a donné plus de détails sur ce sujet :

Lors de la réunion d'Al-Joulani avec des éléments du renseignement israélien à Bakou, il a été convenu qu'ils le laissent entrer dans Souweïda à la condition qu'aucune goutte de sang ne soit versée, contre quoi ils obtiendraient l'assentiment des Sunnites syriens, comme s'il avait réussi à les contrôler tous et à contrôler toute la Syrie.

Mais les massacres monstrueux, les humiliations et les pillages commis par ses propres forces de sécurité dès leur entrée dans Soueïda, [lesquels sont largement documentés en dépit de l'interdiction de filmer], ont non seulement démontré qu'Al-Joulani ne contrôlait pas grand monde, mais ont suscité la colère des Druzes d'Israël, tandis que leur représentant et chef spirituel, le cheikh Mouwaffak Tarif, a menacé de la démission des soldats et officiers druzes de l'armée israélienne, à moins que le gouvernement israélien n'intervienne pour sauver leurs frères en Syrie. D'où les raids spectaculaires israéliens qui présageraient de la fin d'Al-Joulani.

Une fin souhaitée par les Émiratis qui considèrent que son échec dans la gestion du pays le rend inapte à mener la bataille souhaitée contre le Hezbollah libanais, tandis que les Saoudiens jouent la neutralité, alors que les Turcs et les Qataris tentent de persuader le président américain, Donald Trump, de lui laisser une dernière chance.

Toujours d'après M. Hamadé, il est désormais clair que les Émiratis, les Jordaniens, les Égyptiens et les Irakiens proposent que Mazloum al-Abdi [le commandant en chef des FDS et donc de l'allié Kurde des États-Unis en Syrie] devienne le prochain président de la Syrie, au cas où Al-Joulani serait éliminé…

Mais pour l'écrivain syrien Naram Sarjoun [4], il s'agit une fois de plus de blanchir Al-Joulani afin que Netanyahou puisse changer les cartes de la région, comme il n'a cessé de le répéter depuis des lustres :

Aujourd'hui, nous assistons à une pièce de théâtre jouée devant le monde entier, mais les propriétaires du théâtre ne veulent pas l'admettre.

L'acteur principal est Netanyahou, lequel a réussi à faire tomber Damas ; a installé ouvertement Al-Joulani contre la volonté des Syriens ; a amené Trump, les princes Saoudiens et ceux du Golfe, afin de servir son propre projet à travers lui ; puis l'a envoyé tuer les Alaouites pour tracer ses frontières avec du sang ; comme il l'a envoyé tuer les Druzes pour séparer le Sud syrien de Damas… Ensuite, il l'enverra peut-être combattre les Kurdes pour justifier son avancée jusqu'à l'Euphrate.

Il y a deux jours, Al-Joulani a rencontré les envoyés de Netanyahou en Azerbaïdjan où il a été informé de sa mission future. Et aujourd'hui, Netanyahou bombarde le palais présidentiel et certains des bâtiments les plus importants de la souveraineté syrienne, mais épargne les rassemblements et les camps abritant des milliers d'assassins qui pourraient être anéantis en deux heures.

Le jeu est clair. Netanyahou doit prouver l'hostilité réciproque entre Al-Joulani et Israël.

Quant au rôle d'Al-Joulani -lequel s'est autoproclamé président ; nomme l'Assemblée du peuple, le gouvernement, la police, la sécurité ; décide des accords internationaux et de la vente des actifs du pays ; combat au nord comme au sud sans tirer une seule balle sur Israël- il consiste à montrer qu'il est en train de perdre la confrontation, ce qui l'oblige à signer un accord de paix avec Israël et à lui céder le plateau du Golan, ainsi que tout le sud de la Syrie.

Et, Nasser Kandil, dans son article de ce 18 juillet [5], considère que ce n'est pas seulement Al-Joulani qui est en train de perdre :

L'assurance affichée par le régime du Front al-Nosra découlait jusqu'ici des extraordinaires promesses américaines de soutien et de prospérité, ainsi que de la pression exercée par Washington sur les groupes armés kurdes afin qu'ils rejoignent ce régime aux conditions de Damas.

Parallèlement, la Turquie était rassurée par les propos du président Trump qui a publiquement conseillé à Netanyahou de prendre en compte les intérêts et les calculs turcs en Syrie, ainsi que par la dissolution du Parti des travailleurs du Kurdistan [PKK] qui a déposé ses armes avec ses encouragements.

Mais des contradictions turco-syriennes sont nées des tentatives du régime d'Al-Joulani de se suffire de la couverture américaine, ôtant à la Turquie l'exclusivité attendue, mais suspecte pour Washington.

C'est à ce moment précis que Tel-Aviv a conçu ses messages directs et explosifs vers Damas et Souweïda, incitant les deux camps à l'escalade, celui du régime et celui des Druzes, jusqu'à ce que le fleuve de sang suive son cours. Mais les yeux de Tel-Aviv étaient tournés vers Ankara, car le ministère de la Défense et le Quartier général bombardés à Damas sont le siège de l'état que la Turquie se vante de parrainer et d'avoir construit pendant toute une décennie ; le seul état de la région traduisant le concept du nouvel Empire ottoman. Un état construit en tant que cadre du djihadisme international incompatible avec la sécurité d'Israël d'abord et avant tout.

Ankara peut toujours s'entêter à ne pas l'admettre, mais ce qui vient de se passer en Syrie a annoncé la chute du nouvel Empire ottoman.

D'ailleurs, quand Ankara et le régime du Front al-Nosra ont attendu la réprobation des États-Unis, ils n'ont entendu qu'un appel au calme et à éviter toute instrumentalisation des tensions [6]. Ce qui signifie que Washington approuve, comme toujours, le fait accompli imposé par Tel-Aviv.

Finalement, l'accord de Bakou n'était-il qu'une mise en scène comme l'a suggéré Naram Sarjoun ? Al-Joulani est-il fini comme le pense Nidal Hamadé ? Le nouvel empire ottoman est-il désormais hors-jeu comme l'affirme Nasser Kandil ? Et surtout, la nouvelle identité visuelle de la Syrie restera-t-elle indéfiniment celle qu'Al-Joulani lui a imposée à la place de ses armoiries représentant un aigle inspiré par son passé remontant à l'ère du royaume de Zénobie, et peut-être au-delà ?

Quoi qu'il en soit les massacres continuent, notamment contre les Alaouites qui ont déposé leurs armes dès l'accession du régime du Front al-Nosra au pouvoir, ce que les Druzes ont refusé…

Puissent les victimes reposer en paix et pardonner à leurs compatriotes de n'avoir pas su les protéger contre les méfaits monstrueux de la discorde semée et entretenue par les puissants de ce monde.

Mouna Alno-Nakhal

18/07/2025

Notes :

[1] [اتفاق باكو]

 al-binaa.com

[2] [نضال حمادة يكشف تقارير من ٤ دول: أحمد الشرع انتهى وهذا اسم البديل]

youtube

[3]Raids israéliens sur Damas. Des destructions dans le ministère de la Défense et le QG de l'armée

 reseauinternational.net

[4][ مسرحية الصراع بين نتنياهو وجوجو ]

[5][إسرائيل» ترسم معادلة الردع مع تركيا في سورية]

 al-binaa.com

[6]Bras de fer au Conseil entre Israël et la Syrie, sur fond de chaos à Souweïda

 news.un.org

La source originale de cet article est Mondialisation.ca

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