
par Amal Djebbar
Il existe mille catégories d'êtres humains : les bâtisseurs, les rêveurs, les penseurs, les râleurs professionnels, les optimistes intemporels... et puis, quelque part entre la porte des toilettes et la sortie de secours de l'intelligence collective, se niche une sous-espèce fascinante : le con qui s'ignore.
Un spécimen remarquable. Un phénomène sociologique. Une énigme philosophique.
Car oui, comme le souligne Tonvoisin Depalier dans Vivre avec des cons : «Le seul véritable problème du con qui s'ignore, c'est que ce n'est pas un con qui t'ignore».
En d'autres termes : il vous voit, il vous entend, il a un avis sur tout ce que vous faites. Et, comble du drame, il estime légitime de vous le servir à température ambiante. Le con qui s'ignore est souvent persuadé d'être une lumière, mais une lumière à faible consommation, qui éclaire mal et scintille de manière irritante.
On les reconnaît facilement : ils savent tout. Surtout ce qu'ils ne savent pas. Leur savoir est un feu d'artifice : éblouissant, bruyant, mais totalement vide. Ils ont des certitudes en béton armé, coulées à la bétonnière familiale depuis des générations, renforcées par le cousin du voisin qui «connaît quelqu'un qui connaît quelqu'un». Chaque phrase qu'ils prononcent est un monument de certitude, sculpté dans l'ignorance avec l'assurance d'un architecte de Versailles.
Ils n'ont jamais lu un livre en entier, ni même une notice Ikea complète, mais sont convaincus de détenir la vérité absolue sur tout : l'économie mondiale, la médecine, la géopolitique, le dressage des pangolins et la recette du bonheur en dix leçons. Rien ne les arrête. Même les faits, ces saboteurs impolis, semblent incapables de perturber leur édifice mental. Une étude scientifique publiée dans une revue réputée ? Trop longue. Une expérience concrète ? Trop compliquée. Une contradiction flagrante ? Juste une illusion temporaire que la réalité corrige mal.
Ils maîtrisent l'art de transformer l'incertitude en opinion tranchée. Demandez-leur leur avis sur un sujet obscur et vous aurez droit à un exposé de quinze minutes, entrecoupé de hochements de tête solennels et de phrases comme «Tout le monde sait ça» ou «C'est évident». Le pire, c'est qu'ils y croient vraiment. Dans leur univers parallèle, chaque erreur est en fait un signe de génie incompris, et chaque désaccord est la preuve que le monde n'est pas prêt pour leur intelligence.
Et pourtant, ils avancent, implacables, dans la vie. Ils commentent, jugent, conseillent et rééduquent sans sommation. Les lois de la logique, les nuances de la complexité, la modestie intellectuelle... tout cela est pour eux des obstacles à contourner, des gadgets inutiles, ou pire, des menaces à leur ego. Bref, face à eux, la patience humaine devient un sport extrême.
Le plus étonnant dans l'histoire, c'est qu'en lisant la citation, je me suis dit : «Tiens, c'est pas con...»
Et c'est précisément là que le réel devient moqueur : dès qu'on commence à réfléchir sur la connerie, on en devient soi-même un participant involontaire. La connerie est un miroir déformant : on rit, on pointe du doigt, et pendant ce temps, elle nous observe, tapie dans un coin, prête à nous sauter dessus au premier jugement hâtif.
Mais, revenons à notre héros : le con qui s'ignore. Sa particularité ? Il ne sait pas qu'il l'est. Et cette ignorance-là est une force. Une immunité. Une cape d'invincibilité.
En réalité, le problème n'est pas qu'il soit con. Ça, on peut gérer : on l'évite, on le contourne, on respire un grand coup, on active le mode moine tibétain. Non, le vrai drame, comme le dit la citation, c'est que ce n'est pas un con qui t'ignore.
Il est là. Omniprésent. Persuadé qu'il vous rend service. Il vous explique la vie comme si vous veniez de naître hier après-midi. Il vous corrige, vous recadre, vous éclaire. Il commente votre existence comme un chroniqueur sportif surexcité : - Ah non, moi à ta place, j'aurais fait autrement ! À sa place, tout le monde ferait autrement. Le truc, c'est que personne ne veut être à sa place.
Le con qui vous ignore, lui, c'est facile. Vous ne le voyez pas, il ne vous voit pas, chacun vit sa vie. Une relation simple, équilibrée, saine, presque zen. Mais, le con qui ne vous ignore pas... Ah, celui-là, c'est un investissement émotionnel. Un abonnement non résiliable.
Franchement, il faut lui reconnaître un truc : il a quand même une fonction sociale. D'abord, il entretient nos réflexes d'évasion : on devient des pros pour repérer toutes les issues. Ensuite, il nous entraîne moralement : patience, maîtrise de soi, capacité à ne pas jeter une table. Enfin, il nous rappelle que la connerie est comme l'air : elle circule, elle se respire, et nul n'en est totalement protégé.
Peut-être que le vrai réflexe intelligent, finalement, c'est de se dire : «Et si, parfois, j'étais le con de quelqu'un ?». Angoissant. Salutaire.
Et puis, un jour, la connerie frappe... souvent avec l'élégance d'un piano lancé depuis le balcon, laissant derrière elle un silence qui hurle et un sol couvert de certitudes écrasées. Fin.