29/02/2020 reseauinternational.net  10 min #169695

Un «cessez-le-feu» dans la débâcle de Washington en Afghanistan

L'énigme de « l'accord de paix » en Afghanistan

par Pepe Escobar.

En ce qui concerne la realpolitik en Afghanistan, avec ou sans accord, les militaires américains veulent rester dans ce qui est une base inestimable du Grand Moyen-Orient pour déployer des techniques de guerre hybrides.

Près de deux décennies après l'invasion et l'occupation de l'Afghanistan après le 11 septembre, et après une guerre interminable qui a coûté plus de 2 000 milliards de dollars, il n'y a rien « d'historique » dans un éventuel accord de paix qui pourrait être signé à Doha samedi prochain entre Washington et les Talibans.

Nous devrions commencer par souligner trois points.

1- Les Talibans voulaient que toutes les troupes américaines soient retirées. Washington a refusé.

2- L'accord éventuel ne fait que réduire les troupes américaines de 13 000 à 8 600 hommes. C'est le même nombre que celui déjà déployé avant l'administration Trump.

3- La réduction n'aura lieu que dans un an et demi - en supposant que tienne ce que l'on décrit comme une trêve.

Pour éviter tout malentendu, le chef adjoint des Talibans, Sirajuddin Haqqani, dans un  article d'opinion certainement lu par tout le monde à Washington, a détaillé leur ligne rouge : le retrait total des États-Unis.

Et Haqqani est catégorique : pas d'accord de paix si les troupes américaines restent.

Pourtant, un accord se profile à l'horizon. Comment cela se fait-il ? C'est simple : Entre en jeu une série « d'annexes » secrètes.

Le principal négociateur américain, l'apparemment éternel Zalmay Khalilzad, un vestige des époques Clinton et Bush, a passé des mois à codifier ces annexes - comme le confirme une source à Kaboul qui n'est pas actuellement au gouvernement mais qui connaît bien les négociations.

Décomposons-les en quatre points.

1- Les forces anti-terroristes américaines seraient autorisées à rester. Même si cela était approuvé par les dirigeants talibans, ce serait un anathème pour les masses de combattants talibans.

2- Les Talibans devraient dénoncer le terrorisme et l'extrémisme violent. C'est de la rhétorique, pas un problème.

3- Il y aura un plan pour surveiller la soi-disant trêve pendant que les différentes factions afghanes en guerre discutent de l'avenir, ce que le Département d'État américain décrit comme des « négociations intra-afghanes ». Culturellement, comme nous le verrons plus tard, les Afghans de différentes origines ethniques auront énormément de mal à surveiller leurs propres guerres.

4- La CIA serait autorisée à faire des affaires dans les zones contrôlées par les Talibans. C'est un anathème encore plus dur. Tous ceux qui connaissent l'Afghanistan de l'après-11 septembre savent que la principale raison des activités de la CIA est la  filière de l'héroïne qui finance les opérations secrètes de Langley, comme je l'ai exposé en 2017.

Sinon, tout ce qui concerne cet accord « historique » reste  assez vague.

Même le Secrétaire à la Défense Mark Esper a été forcé d'admettre que la guerre en Afghanistan est « toujours » dans une « impasse stratégique ».

Quant à la catastrophe financière, loin d'être stratégique, il suffit de consulter le dernier  rapport du SIGAR. SIGAR signifie « Inspecteur Général Spécial pour la Reconstruction de l'Afghanistan ». En fait, pratiquement rien n'a été « reconstruit » en Afghanistan.

Pas de véritable accord sans l'Iran

Le gâchis « intra-afghan » commence par le fait qu'Ashraf Ghani a finalement été déclaré vainqueur des élections présidentielles de septembre dernier. Mais pratiquement personne ne le reconnaît.

Les Talibans ne parlent pas à Ghani. Seulement à certaines personnes qui font partie du gouvernement à Kaboul. Et ils décrivent ces pourparlers au mieux comme étant entre « des Afghans ordinaires ».

Tous ceux qui connaissent la stratégie des Talibans savent que les troupes américaines et de l'OTAN ne seront jamais autorisées à rester. Ce qui pourrait arriver, c'est que les Talibans permettent à une sorte de contingent qui sauve la face de rester pendant quelques mois, puis qu'un très petit contingent reste pour protéger l'ambassade américaine à Kaboul.

Washington rejettera évidemment cette possibilité. La prétendue « trêve » sera rompue. Trump, sous la pression du Pentagone, enverra plus de troupes. Et la spirale infernale sera de nouveau sur les rails.

Un autre trou important dans l'accord possible est que les Américains ont complètement ignoré l'Iran dans leurs négociations à Doha.

C'est tout à fait absurde. Téhéran est un partenaire stratégique clé de son voisin Kaboul. Outre les liens historiques/culturels/sociaux millénaires, il y a au moins 3,5 millions de réfugiés afghans en Iran.

Après le 11 septembre, Téhéran a lentement mais sûrement commencé à cultiver des relations avec les Talibans - mais pas à un niveau militaire/armé, selon les diplomates iraniens. À Beyrouth en septembre dernier, puis à Nur-Sultan en novembre, j'ai pu me faire une idée précise de l'état d'avancement des discussions sur l'Afghanistan.

Le lien entre la Russie et les Talibans passe par Téhéran. Les dirigeants des Talibans ont des contacts fréquents avec le Corps des Gardiens de la Révolution Islamique. L'année dernière encore, la Russie a organisé deux conférences à Moscou entre les dirigeants politiques talibans et les Moudjahidin. Les Russes se sont engagés à faire participer les Ouzbeks aux négociations. Dans le même temps, certains dirigeants talibans ont rencontré des agents du Service Fédéral de Sécurité Russe (FSB) à quatre reprises à Téhéran, en secret.

Selon un diplomate iranien, l'essentiel de ces discussions était « de trouver une solution au conflit en dehors des schémas occidentaux ». Ils visaient une sorte de fédéralisme : les Talibans plus les Moudjahidin chargés de l'administration de certains vilayets.

En fin de compte, l'Iran a de meilleures connexions en Afghanistan que la Russie et la Chine. Et tout cela s'inscrit dans le cadre beaucoup plus large de l'Organisation de Coopération de Shanghai (OCS). Le partenariat stratégique entre la Russie et la Chine veut une solution afghane venant de l'intérieur de l'OCS, dont l'Iran et l'Afghanistan sont tous deux observateurs. L'Iran peut devenir membre à part entière de l'OCS s'il maintient l'accord nucléaire, le Plan d'Action Global Conjoint, jusqu'en octobre - et donc s'il n'est toujours pas soumis aux sanctions des Nations unies.

Tous ces acteurs souhaitent le retrait des troupes américaines - pour de bon. La solution va donc toujours dans le sens d'une fédération décentralisée. Selon un diplomate afghan, les Talibans semblent prêts à partager le pouvoir avec l'Alliance du Nord. La clé de voûte est le Hezb-e-Islami, avec un Jome Khan Hamdard, un commandant allié au célèbre moudjahid Gulbudiin Hekmatyar, basé à Mazar-i-Sharif et soutenu par l'Arabie Saoudite et le Pakistan, plus intéressé par la reprise d'une guerre civile.

Comprendre le Pachtounistan

Voici un  retour sur le passé, en revivant le contexte de la visite des Talibans à Houston, et en montrant que les choses n'ont pas beaucoup changé depuis la première administration Clinton. Il s'agit toujours pour les Talibans d'obtenir leur part - à l'époque liée aux affaires du Pipelineistan, maintenant à leur réaffirmation de ce que l'on peut appeler le Pachtounistan.

Tous les Pachtounes ne sont pas des Talibans, mais l'écrasante majorité des Talibans eux sont des Pachtounes.

L'establishment de Washington n'a jamais fait ses devoirs de « connaître son ennemi », essayant de comprendre comment les Pachtounes de groupes extrêmement divers sont liés par un système commun de valeurs établissant leur fondement ethnique et les règles sociales nécessaires. C'est l'essence même de leur code de conduite - le fascinant et complexe Pashtunwali. Bien qu'il intègre de nombreux éléments islamiques, le pachtouwali est en totale contradiction avec la loi islamique sur de nombreux points.

L'Islam a en effet introduit des éléments moraux essentiels dans la société pachtoune. Mais il existe aussi des normes juridiques, imposées par une noblesse héréditaire, qui soutiennent l'ensemble de l'édifice et qui proviennent des Turco-mongols.

Les Pachtounes - une société tribale - ont une profonde aversion pour le concept occidental de l'État. Le pouvoir central ne peut que s'attendre à les neutraliser avec - pour parler franchement - des pots-de-vin. C'est ce qui passe pour une sorte de système de gouvernement en Afghanistan. Ce qui amène la question de savoir combien - et avec quoi - les États-Unis soudoient maintenant les Talibans.

La vie politique afghane, dans la pratique, fonctionne à partir d'acteurs qui sont des factions, des sous-tribus, des « coalitions islamiques » ou des groupes régionaux.

Depuis 1996, et jusqu'au 11 septembre, les Talibans ont incarné le retour légitime des Pachtounes en tant qu'élément dominant en Afghanistan. C'est pourquoi ils ont institué un émirat et non une république, plus appropriée pour une communauté musulmane régie uniquement par une législation religieuse. La méfiance envers les villes, en particulier Kaboul, exprime également le sentiment de supériorité des Pachtounes sur les autres groupes ethniques afghans.

Les Talibans représentent en effet un processus de dépassement de l'identité tribale et d'affirmation du Pachtounistan. Washington n'a jamais compris cette puissante dynamique - et c'est l'une des raisons principales de la débâcle américaine.

Le couloir de Lapis Lazuli

L'Afghanistan est au centre de la nouvelle  stratégie américaine pour l'Asie Centrale, comme dans « étendre et maintenir le soutien à la stabilité en Afghanistan », tout en mettant l'accent sur « l'encouragement de la connectivité entre l'Asie Centrale et l'Afghanistan ».

En pratique, l'administration Trump veut que les cinq « stans » d'Asie Centrale parient sur des projets d'intégration tels que le projet électrique  CASA-1000 et le  corridor commercial Lapis Lazuli, qui est en fait un redémarrage de l'Ancienne Route de la Soie, reliant l'Afghanistan au Turkménistan, à l'Azerbaïdjan et à la Géorgie avant de traverser la Mer Noire vers la Turquie, puis jusqu'à l'UE.

Mais le fait est que Lapis Lazuli est déjà tenu de s'intégrer au  Corridor turc du Milieu, qui fait partie de la Nouvelle Route de la Soie, ou Initiative Ceinture et Route, ainsi qu'au Corridor Économique Chine-Pakistan Plus, qui fait également partie de l'Initiative Ceinture et Route. Pékin a planifié cette intégration bien avant Washington.

L'administration Trump ne fait que souligner une évidence : un Afghanistan pacifique est essentiel pour le processus d'intégration.

 Andrew Korybko soutient à juste titre que « la Russie et la Chine pourraient alors progresser davantage dans la construction de  l'Anneau d'Or entre elles, le Pakistan, l'Iran et la Turquie, « embrassant » ainsi l'Asie Centrale avec des possibilités potentiellement illimitées qui dépassent de loin celles que les États-Unis offrent ou « protégeant » la région d'une perspective stratégique américaine à somme nulle et la « forçant » à partir ».

Le scénario du regretté Zbigniew « Grand Échiquier » Brzezinski, « Balkans eurasiatiques », est peut-être mort, mais la myriade de stratagèmes américains de division et de domination imposés au Heartland ont maintenant muté en une guerre hybride explicitement dirigée contre la Chine, la Russie et l'Iran - les trois principaux nœuds de l'intégration eurasiatique.

Et cela signifie qu'en ce qui concerne la realpolitik en Afghanistan, avec ou sans accord, les militaires américains n'ont aucune intention d'aller nulle part. Ils veulent rester - quoi qu'il en coûte. L'Afghanistan est une base inestimable du Grand Moyen-Orient pour déployer des techniques de guerre hybrides.

Les Pachtounes reçoivent certainement le message des principaux acteurs de l'Organisation de Coopération de Shanghai. La question est de savoir comment ils prévoient d'encercler l'équipe de Trump.

 Pepe Escobar

source :  The Afghanistan 'peace deal' riddle

traduit par  Réseau International

 reseauinternational.net

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