Comme son propre nom l'indique, l'Équateur est situé géographiquement au centre du monde. Tout mène à croire que le néolibéralisme a décidé de réaliser son agenda de fin du monde dans ce pays. Comme chacun sait, le néolibéralisme est la version la plus antisociale du capitalisme mondial parce qu'il est strictement lié aux intérêts du capital financier. Il ne reconnaît pas une autre liberté que la liberté économique, par ce qu'il lui semble facile de sacrifier toutes les autres. Certes, il est bon que les portugais sachent cela à l'égard du parti Iniciativa Libéral, la version la plus tardive du libéralisme sous forme de banqueroute.
La spécificité de la liberté économique c'est qu'elle est exercée dans l'exacte mesure du pouvoir économique que l'on a pour l'exercer et, donc, son exercice implique toujours une forme d'imposition asymétrique sur les groupes sociaux qui ont moins de pouvoir et une forme de violence brutale sur ceux qu'ils n'ont pas de pouvoir, la majorité de la population appauvrie du monde. Une telle imposition et une telle violence se traduisent toujours dans le transfert de richesse des pauvres (traduite dans les maigres politiques de protection sociale de l'État) aux riches et dans le pillage des ressources naturelles, ainsi que des actifs économiques, quand ils existent. Le Fonds Monétaire International (FMI) est l'agent chargé de légaliser le vol par lequel se traduisent les politiques d'austérité imposées par le capitalisme financier.
Le vol est si évident au point que le montant des prêts équivaut presque toujours aux bénéfices publiquement comptabilisés qui s'offrent aux créanciers internationaux et aux grandes multinationales qui sont de mèche avec eux. Les cas les plus récents de ce genre de processus vont de la Grèce au Portugal (2011-2015), de l'Argentine au Brésil et beaucoup de pays africains. Ce qui survient en Équateur représente le paroxysme, le moment d'intensité maximale de la volonté destructive du néolibéralisme.
Pour sauvegarder le droit au vol légal de la part des créanciers et des multinationales, le pays prend feu socialement, se déclare en état d'urgence rapidement légitimé par une Cour Constitutionnelle complice, on mobilise les Forces armées entraînées par l' infâme École des Amériques [1] afin de s'exercer dans la lutte contre les ennemis internes c'est-à-dire, les majorités appauvries, on assassine et blesse les manifestants et on provoque la disparition de centaines d'enfants. C'est une stratégie maximaliste et de fin du monde disposée à raser le pays pour satisfaire la volonté impériale et des élites locales à son service.
Le plus tragique de tout est que l'Équateur a été le pays de l'espoir de la première décennie de ce siècle. J'ai eu le plaisir d'être consultant dans l'élaboration de l'une des constitutions les plus progressistes du monde, la Constitution de 2008, la première qui dans son articulé a consacré les droits de la nature et a offert une alternative au développement capitaliste. Une alternative qui était basée sur les principes de l'harmonie avec la nature et de la réciprocité que les peuples autochtones ont toujours pratiquée, un modèle de vie qui, pour etre si étranger à la logique occidentale, a du consacrer dans sa version originale, en langue quechua, le suma kawsay, traduit imparfaitement par bon de vivre.
Les années suivantes ont été des années d'expérimentation innovatrice et de grandes expectatives, de manière spéciale pour les peuples autochtones qui, surtout dès 1990, luttaient pour la reconnaissance de leurs droits, le respect de leurs modes de vie et la dignité de leur existence en tant que survivants du grand génocide colonial moderne, perpétué aujourd'hui par le nouveau colonialisme et le racisme qui a pendant des décennies caractérisé tant les partis politiques de droite, comme de gauche.
La présidence de la République occupée par Rafael Correa, un grand communicateur, sans un grand enracinement dans les mouvements sociaux, avec un discours antimpérialiste, toujours polémique dans ses positions et peu tolérant avec les divergences dans son propre camp politique. Malgré cela, il a réalisé un travail remarquable de renégociation de la dette extérieure et de la redistribution sociale, bien qu'erroné et peut-être pas durable pour deux raisons principales. D'un côté, il avait des difficultés pour reconnaître chez les peuples autochtones quelque chose de plus que des pauvres gens ; leurs droits collectifs, culture et histoire comptaient à peine ; la redistribution sociale impliquait le centralisme de l'État et la liquidation des autonomies territoriales de l'autonomie indigène, garanties au moins depuis la Constitution de 1998 ; rapidement il a travaillé dur pour diaboliser les leaders indigènes.
D'un autre côté, contre la Constitution et en invoquant des difficultés financières, il a adopté le modèle de développement capitaliste neo-extractiviste (centré sur l'extraction de ressources naturelles, spécialement du pétrole), bien qu'en donnant une préférence aux investisseurs chinois au détriment des investisseurs étasuniens traditionnellement présents. Dans les dernières années, Correa a été abandonné par une grande partie de la gauche équatorienne, pas seulement à cause de son développementisme, mais à cause de sa virulence contre les leaders indigènes. Moi même j'ai été critique avec Correa, mais je n'ai jamais partagé les excès d'une certaine gauche, bénie par la gauche écologique européenne qui est arrivée à considérer Correa comme un leader autoritaire d »extrême droite. Aujourd'hui ils doivent être en train d(expérimenter un bain de réalité sur ce que c'est vraiment l'extrême droite en Équateur et dans tout le sous-continent.
Rafael Correa a été au pouvoir entre 2007 et 2017 et il a été suivi par son vice-président pendant quelques années, maintenant président, Lenín Moreno. Initialement, il a donné l'idée que ce qui changerait serait seulement le style de gouvernement, non la substance. Cependant, celui qui connaissait les précédents de Moreno devrait être plus attentif. Personne ne s'est rendu compte de ce que la poursuite judiciaire contre Correa pour corruption présumée que Moreno a promu, n'était qu'une autre version de la nouvelle stratégie US pour neutraliser les gouvernants qui mettaient en danger les intérêts des entreprises étasuniennes, spécialement dans le secteur pétrolier : la supposée lutte contre la corruption.
Il en a été ainsi contre Lula da Silva et Cristina Kirchner, parmi beaucoup d'autres. Peu à peu, Moreno a montré sa vraie intention : réaligner l'Équateur avec les intérêts des États-Unis. L'accord avec le FMI a marqué la célébration de cette alliance. Le soi-disant « paquetazo » décrété le 1er octobre, le paquet de mesures d'austérité, est d'une violence extrême pour les familles à bas revenus, donc, de la majorité de la population équatorienne.
La trajectoire tragique des recettes du FMI sont trop bien connues. elles ne donnent jamais rien d'autre que de bonnes affaires pour ses investisseurs. Elles aboutissent toujours à l'appauvrissement des majorités. Malgré cela, ou peut-être par cela, elles continuent de s'appliquer et, chaque fois qu'elles s'appliquent, elles sont annoncées comme l'unique alternative pour sauver le pays. Que le FMI soit indifférent envers les désastreuses conséquences sociales de ses recettes ne semble pas surprenant, parce que l'on ne peut pas demander que le capitalisme fasse une autre philanthropie que celle qui déborde de son propre intérêt (et c'est pourquoi ce n'est pas une vraie philanthropie). Le surprenant est que Lenín Moreno semble ne pas se rappeler que la résistance des peuples autochtones, une résistance apprise au fil des siècles, a déjà fait tombé trois présidents depuis 1990, et il est très probable que lui il soit le prochain.
Le plus tragique pour le peuple équatorien consiste en ce que les renversements présidentiels précédents (1997, 2000, 2005) ont été beaucoup moins violents que celui qui s'annonce pour le suivant. La timide déclaration du Haut Commissaire des Nations Unies pour les Droits de l'homme [Michelle Bachelet] dont l'incapacité à défendre avec autonomie les Droits de l'homme est bien connue, est un signe des temps autoritaires dans lesquels nous nous trouvons. L'espoir de l'Équateur réside dans la dignité de son peuple. Pour être à l'hauteur de cette dignité, la solidarité des démocrates du monde avec le peuple noble équatorien doit être indubitable et active.
Boaventura de Sousa Santos
Publico, 15 octobre 2019.
Traduit de l'espagnol pour El Correo de la Diaspora par : Estelle et Carlos Debiasi
* Boaventura de Sousa Santos est portugais et Docteur en Sociologie du Droit, professeur des universités de Coimbra (Portugal) et de Wisconsin (USA). Coordonnateur Scientifique de l' Observatório Permanente da Justiça Portuguesa. Il dirige actuellement un projet de recherche, ALICE - Estranges Mirroirs, des Leçons insoupçonnées : L'Europe a besoin d'une nouvelle façon de partager les expériences du monde, qui est un projet financé par le Conseil municipal Européen d'Investigation (ERC),