24/07/2024 elucid.media  9min #253299

L'Europe de la défiance, entre divisions et atlantisme

publié le 24/07/2024 Par  Éric Juillot

Alors que les postes-clés de l'Union européenne ont été une nouvelle fois attribués de la plus opaque des manières, Bruxelles échoue à gagner en épaisseur géopolitique. Ses velléités protectionnistes, quant à elles, minent l'unité des 27.

Comme en 2019, d'obscures tractations en coulisse ont vu le Conseil européen reconduire Ursula von der Leyen dans ses fonctions de présidente de la Commission européenne pour un nouveau mandat.

« Top jobs » : entre opacité et atlantisme, l'UE égale à elle-même

 Les nombreux abus de pouvoir de la présidente de la Commission - dans le domaine géopolitique notamment -, les soupçons de favoritisme qui pèse sur elle, la procédure judiciaire dont elle fait l'objet à propos de la négociation des contrats avec Pfizer... tout ceci aurait dû rendre compliqué a priori sa reconduction. Mais, c'était sans compter sur l'absence de rival de poids et sur la force de ce qu'elle incarne quant au fond : une UE viscéralement atlantiste, persuadée qu'il n'y a pas de salut pour l'Europe en dehors d'un lien organique avec les États-Unis, en forme de dépendance géostratégique et d'attachement commun à un ordre international, paraît-il fondé « sur des règles ».

Tout ceci ne fait guère l'affaire de Paris, attaché à promouvoir l'idée d'une autonomie stratégique de l'UE. Celle-ci est pourtant rejetée dans son principe par l'immense majorité des 27, réticente à l'idée même d'en parler trop ouvertement, de crainte de susciter l'agacement du grand frère américain. La reconduction d'Ursula von der Leyen traduit en conséquence la frilosité, l'esprit de soumission et le conformisme atlantiste d'une majorité d'États membres, qui espère conjurer ainsi le spectre d'un désengagement américain, dont on craint qu'il ne tente Donald Trump si celui-ci est réélu à la Maison-Blanche en fin d'année.

La nomination de Kaja Kallas à la tête de la diplomatie de l'Union européenne corrobore cet état de fait. En portant leur choix sur une responsable politique partisane d'une ligne dure face à Moscou, d'un soutien infaillible à l'Ukraine jusqu'à la victoire de cette dernière, les 27 entérinent et approfondissent la fracture géopolitique du continent créée par l'invasion russe, à la plus grande satisfaction de Washington. Que l'ancienne Première ministre estonienne n'ait pas vraiment d'expérience diplomatique importe peu, son hostilité franche à la Russie lui vaut brevet de capacité autant que de vertu. Avec sa nomination, le virage néo-conservateur impulsé par la présidente de la Commission va se trouver conforté.

Pour compléter le tableau, il convient enfin de mentionner que le hollandais Mark Rutte a de son côté été nommé secrétaire général de l'OTAN. À l'automne dernier, lorsqu'il s'est mis en retrait de la vie politique nationale, il avait fait savoir qu'il convoiterait un  poste important à l'échelle internationale, la présidence de la Commission ou le secrétariat général de l'OTAN : deux fonctions manifestement interchangeables dans son esprit.

Dans le petit monde bruxellois, à distance des citoyens du continent, tout va donc pour le mieux dans le meilleur des mondes : des clones idéologiques, communiant béatement dans un atlantisme de bon aloi, se succèdent à des postes-clés pour que jamais rien ne change, quoi qu'en pensent par exemple les Français...

De l'inconvénient d'exister

Et lorsque dans ce cadre atlantiste indépassable, l'Union européenne tente de devenir autre chose qu'un non-acteur, d'inévitables forces d'opposition se manifestent qui tuent dans l'œuf cette volonté d'affirmation. Ainsi,  l'Allemagne a-t-elle décidé de mettre un terme définitif au débat à peine engagé sur le financement en commun de la défense de « l'Europe ».

Face à la Pologne - soutenue par les États baltes et la France - qui souhaitait voir financer par l'UE une partie des importants investissements de défense qu'elle estime nécessaire à sa sécurité, Berlin a fait savoir d'emblée sa totale opposition à l'idée d'un endettement commun à ce sujet. Outre les considérations comptables et budgétaires traditionnellement chères à l'Allemagne, il faut voir dans ce refus une affirmation de son intérêt national, dont la primauté est ici clairement assumée.

Berlin pense en effet fort judicieusement que ses capacités budgétaires vont lui permettre, au terme d'une remontée en puissance qui prendra certes du temps, de s'imposer comme un acteur de premier plan dans la défense du continent par la masse de ses moyens conventionnels nationaux. Dans cette perspective strictement nationale, le gouvernement allemand ne voit pas pourquoi il lui faudrait financer l'émergence d'un concurrent polonais soucieux de s'affirmer également.

Ce blocage allemand illustre de manière éclatante l'incapacité pour ainsi dire ontologique de l'UE à se donner une substance géopolitique. D'abord, parce qu'il lui est impossible de surmonter l'extrême diversité des États et des nations, dont chacun est le foyer encore vivant d'une légitimité impossible à transposer à Bruxelles. Ensuite, car sa vocation première est celle d'une construction post-historique, censée prémunir le continent du retour de l'Histoire dans sa dimension tragique par la neutralisation politique des peuples, privés pour leur bonheur ou dans leur intérêt, croit-on, de pans entiers de leur souveraineté.

Certains s'en réjouissent, à l'image du philosophe allemand  Peter Sloterdijk : « C'est la grande performance de la civilisation européenne que d'avoir dépolitisé l'existence des individus », affirme-t-il ainsi dans un entretien récent, tout en s'inquiétant cependant du retranchement excessif du plus grand nombre sur la seule vie privée.

Une telle affirmation impose une question : la part prise par la construction européenne dans cette dépolitisation est-elle prédominante, ou ne fait-elle que consacrer un mouvement civilisationnel profond ? Sans doute les deux sont-ils allés de pair ; sans doute aussi l'époque qui a rendu possible cette étrange évolution s'achève-t-elle : le sentiment de dépossession démocratique auquel conduit l'intégration européenne alimente aujourd'hui un malaise collectif dont le « populisme » qui inquiète tant Bruxelles est la manifestation la plus spectaculaire.

Quoi que l'on pense de son contenu, il faut sans doute y voir une volonté de repolitisation, dont le vecteur sera à l'avenir une reconquête par les nations de leur souveraineté entamée par l'UE. Si Sloterdijk insiste sur le « privilège » que constitue le fait pour l'Europe d'être un non-acteur, un simple « spectateur » de la marche du monde, quand l'essentiel se joue ailleurs, entre les pays qui n'ont pas renoncé aux pulsions impérialistes - dont les Européens ont réussi à se débarrasser après d'immenses souffrances -, il est permis de douter que l'avachissement consumériste sur lequel il débouche concrètement ne suffise durablement au plus grand nombre.

Le véritable défi consistera dès lors à définir les contours d'une situation intermédiaire, à mi-distance du nationalisme expansionniste et de l'effacement civique, une situation dans laquelle le retour du politique n'aura pas pour conséquence dangereuse la volonté de puissance. Cela dépendra notamment des modalités de ce retour : progressive et graduelle, ou obtenu de haute lutte contre les tenants de la neutralisation des peuples par la technocratie bruxelloise.

Un protectionnisme européen ?

La question d'un éventuel protectionnisme européen illustre quant à elle tous les vices constitutifs de l'Union européenne. Vice idéologique d'abord, celui d'une construction qui a fait du libre-échange et de la liberté de circulation de capitaux un vecteur de son affirmation au détriment des États.

Alors que de nombreux signaux indiquent que la parenthèse de la mondialisation « heureuse » se referme, les instances communautaires sont confrontées à un dilemme : pour contrer l'hostilité croissante des opinions publiques aux canons idéologiques de ladite mondialisation, il leur faut montrer qu'elles ont à cœur de protéger l'UE de la concurrence agressive de l'extérieur, de celle de la Chine en premier lieu.

Mais c'est là jouer un jeu dangereux, car la réhabilitation par Bruxelles d'un protectionnisme depuis toujours présenté comme un péché risque d'enclencher un mouvement de délitement du Marché unique : si le protectionnisme peut s'avérer judicieux dans les échanges de l'UE avec le reste du monde, pourquoi ne le serait-il pas, en effet, dans les échanges entre les 27 ? Une telle idée relève de l'impensé pour les partis de gouvernement actuels, mais rien ne garantit qu'il en ira de même dans quelques années.

Vice politique ensuite : sommée d'agir par certains États, la Commission s'est trouvée contrainte d'engager un processus qui a abouti récemment à un renforcement notable des  droits de douane sur  les automobiles chinoises ; une décision que la Commission espère temporaire - le temps pour elle d'obtenir des concessions de la part de Pékin - et qui soulève déjà de nombreuses questions : celle de son efficacité - car il n'est pas certain que la hausse de ces droits soit  d'une ampleur suffisante pour protéger efficacement les constructeurs européens ; celle de sa viabilité, dans la mesure ou certains États s'y opposent, à l'image en premier lieu de l'Allemagne, dont  les constructeurs sont hostiles à cette politique commerciale (par crainte d'une perte de l'accès au marché chinois) et dont le gouvernement est tenté d'opérer sur cette question  en cavalier seul au nom de la défense de ses intérêts bien compris.

Celle, enfin, de son possible contournement : rien n'empêche les constructeurs chinois d'implanter des usines sur le sol européen pour y écouler leur production. Ce serait un des effets positifs attendus du protectionnisme, à la grosse réserve près qu'ils choisiront probablement des pays d'Europe centrale que la combinaison d'une tradition industrielle et de faibles coûts salariaux rend très compétitifs. En conséquence, la France, qui plaide à l'échelle de l'UE en faveur de ce protectionnisme, risque fort de n'en tirer aucun bénéfice en termes de réindustrialisation, le marché unique étant ce qu'il est.

Cette question, après beaucoup d'autres, illustre de manière éclatante l'inanité de la thèse d'une France plus forte par « l'Europe ». L'Union européenne constitue globalement un vecteur d'affaiblissement pour notre pays, dont il entrave les capacités d'action jusqu'à le condamner à subir, le plus souvent, l'ordre établi des choses - un ordre intouchable tant que se succéderont au pouvoir des partis de gouvernement européistes.

Photo d'ouverture : Le président du Conseil européen Charles Michel (au centre, à gauche), la présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen, le Premier ministre estonien Kaja Kallas et le Premier ministre belge Alexander De Croo s'adressent à la presse à l'issue du sommet du Conseil européen, au siège de l'UE à Bruxelles, le 28 juin 2024. (Photo JOHN THYS / AFP)

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