par Fiodor Loukianov.
L'ampleur de la réponse financière et économique de l'UE a été l'une des conséquences inattendues de l'opération militaire russe en Ukraine. Moscou pensait que l'Europe resterait pragmatique. Car tout impact économique sérieux de l'UE sur la Russie est un boomerang qui reviendrait contre l'économie européenne. C'est particulièrement dangereux au vu de la reprise précaire après la pandémie, il aurait été donc rationnel de se limiter à des sanctions moins « traumatiques ».
Mais, premièrement, l'UE a adopté les mesures les plus punitives. Deuxièmement, elle les a décrétées très rapidement, dans les dix jours qui ont suivi le début des hostilités. Cela ne se fait pas lors d'une guerre de sanctions. L'imposition rapide de l'ensemble de ces mesures signifie que la cible des pressions a les mains sont déliées : toutes les « bombes » ont déjà été lancées sur elle, il n'y a plus rien à craindre. (Les États-Unis suivent bien plus « le manuel », ils agissent de manière réfléchie et mesurée, en marquant une pause après chaque démarche.) Au final, au deuxième mois de l'opération, le potentiel européen de guerre économique est pratiquement épuisé, l'impact pour sa propre économie est trop important, alors que l'objectif de stopper la Russie n'est pas atteint.
Quelle est la raison d'une telle agressivité des Européens ? Et faut-il s'attendre à un comportement plus rationnel ? N'oublions pas le choc sincère provoqué par le début d'un conflit armé d'envergure au centre du continent. Les arguments concernant l'Irak, la Libye ou même la Yougoslavie ne fonctionnent pas : l'éloignement ou la limitation relative des hostilités permettait aux Européens de considérer ces guerres comme des vestiges d'une autre époque. Alors que maintenant le conflit se déroule littéralement sous leur nez et affecte tout un chacun. Mais cette question dépasse largement le cadre des émotions.
Pendant longtemps, les relations entre la Russie et l'UE représentaient un phénomène compliqué. Il incluait une interaction financière et économique avantageuse pour les deux parties dans le cadre de l'économie mondiale et une longue histoire de liens culturels et historiques, notamment l'expérience dramatique du XXe siècle avec deux Guerres mondiales et une confrontation systémique. Ces éléments entraient dans une relation dialectique entre eux.
L'ordre mondial libéral basé sur la mondialisation économique est devenu possible grâce à l'effondrement de l'URSS. La disparition d'un obstacle politico-militaire et d'une alternative idéologique et économique a permis à l'Occident de projeter ses principes d'organisation de l'État et de la société sur le reste du monde. Du moins, sur une grande partie.
Tout le monde s'est associé différemment aux « dividendes de la paix » apparus après la guerre froide. Pour les pays industrialisés, cela signifiait la possibilité de renforcer leur base de production et d'élargir considérablement les marchés. Pour les pays de l'ancien camp socialiste - la possibilité d'augmenter le potentiel de consommation et le niveau de vie de la population, mais tout en renonçant à l'autonomie économique. Dans le cas de la Russie et d'autres États riches en matières premières, la situation était particulièrement avantageuse avec la mise en place d'un échange mutuellement bénéfique des ressources minières contre les acquis de l'économie moderne.
Malgré les barrières politiques permanentes, l'intégration selon ce principe se développait et s'approfondissait.
Ces relations convenaient à tout le monde, même si Moscou déplorait parfois la réticence des Européens à voir la Russie autrement qu'un marché d'écoulement et source de matières premières. Les tentatives de se joindre sérieusement aux chaînes technologiques, particulièrement actives dans les années 2000, n'apportaient pas de résultats. En échange, à cette même époque, la Russie avait concentré entre ses mains le contrôle sur les actifs des matières premières en évinçant les partenaires étrangers.
La dureté sans précédent de la réaction de l'Europe aux actions de la Russie est due en partie aux dividendes que l'UE recevait pendant une longue période grâce à l'interaction avec elle. L'irritation grandissante par la politique et les pratiques de Moscou était réprimée par la réticence à perdre des liens économiques et énergétiques avantageux. Mais quand les choses ont pris une toute autre tournure, certains ont éprouvé un soulagement parce qu'il n'était plus nécessaire de feindre un partenariat.
Les actifs privés et publics saisis par l'UE servent à compenser les pertes subies, cela accompagne la séparation politique entre la Russie et l'UE. Les actifs saisis peuvent amortir légèrement la situation pendant la transition. Notamment par rapport à une question qui se posera prochainement, à savoir la reconstruction de l'Ukraine. Elle sera prise en charge par des compagnies européennes et américaines et sera financée par les fonds russes expropriés.
L'opération russe en Ukraine a effrayé l'Europe précisément parce qu'elle a fait revenir dans le quotidien des phénomènes militaro-politiques inhérents à la première moitié du XXe siècle. C'est-à-dire la période de la catastrophe européenne. Les événements font revenir le Vieux Continent aux pratiques qu'il pensait avoir oublié à tout jamais: les grands conflits interétatiques, l'annexion de territoires, le changement des frontières, c'est précisément le terrible passé que les Européens semblaient avoir abandonné en 1945 en détruisant leur ordre antérieur et des dizaines de millions de personnes.
L'Europe souffre d'un complexe de la peur face à ce passé. Les événements en Ukraine font mentalement revenir les Européens à la période la plus sombre de leur histoire. Ce qui engendre la volonté de faire en sorte que cela ne les affecte pas. En d'autres termes, les Européens se sentaient dans un tel confort ces 30 dernières années que l'idée d'un éventuel retour dans une autre époque, qui plus est d'il y a 80-90 ans, les terrifie.
L'apaisement des passions est inévitable. Même les critiques les plus ardents de la Russie reconnaissent que la rupture de tous les liens dans le secteur énergétique pourrait tourner à une catastrophe. Mais dans l'ensemble, la rupture qui s'opère entre la Russie et l'Europe est bien plus profonde et fondamentale qu'il ne semble. Et ce n'est pas prouvé que les deux camps auront la volonté de la surmonter à la prochaine étape.
source : Observateur Continental