De plus en plus de pesticides sont interdits au sein de l'Union Européenne en raison des risques sanitaires et environnementaux que fait peser leur utilisation. Les entreprises européennes de l'agrochimie continuent pourtant de produire massivement ces substances qu'ils faut écouler, ailleurs Leur destination : des pays où la législation est plus souple, comme les Etats-Unis, l'Ukraine ou encore le Brésil, d'où proviennent d'ailleurs une grande partie des aliments importés par l'UE. Non seulement les 81 000 tonnes de pesticides bannis intoxiquent agriculteurs et consommateurs à l'étranger, mais les résidus se retrouvent quand même dans l'assiette des Européens via les importations. Public Eye et Unearthed révèlent l'ampleur de cette hypocrise dans une enquête sur ce commerce controversé.
Si les produits phytosanitaires sont l'une des clés de voûte du système agro-alimentaire mondial, leur impact désastreux, en termes tant sanitaires qu'environnementaux, n'est plus à prouver. C'est la raison pour laquelle nombreux de ces pesticides, produits par diverses entreprises de l'agrochimie, sont interdits dans l'Union Européenne, souvent après des années de luttes législatives. Il faut toutefois préciser que c'est leur utilisation qui est prohibée, en non leur production ! Plusieurs firmes européennes continuent ainsi de produire des quantités considérables de pesticides interdits (car dangereux) pour les exporter vers des pays aux réglementations moins contraignantes.
Un système législatif hypocrite
Rassemblant des données inédites, l'organisation suisse Public Eye et Unearthed, la cellule investigation de Greenpeace Royaume-Uni, ont permis de mettre au jour et de chiffrer ces exportations. Leur enquête révèle que des tonnes de pesticides interdits au sein de l'UE en raison de leur toxicité quittent chaque jour le sol européen. Aussi absurde qu'elle puisse paraître, cette pratique est légale, mais ce business aussi hypocrite que lucratif a toujours conservé une part d'opacité. Public Eye et Unearthed ont donc voulu faire la lumière sur ce commerce méconnu, en demandant d'accéder aux informations d'exportation des autorités nationales et de l'Agence européenne des produits chimiques (ECHA).
Les entreprises des États membres de l'UE sont en effet tenus par la législation européenne de remplir certains documents lorsqu'elles exportent des pesticides interdits vers des pays étrangers. L'analyse de ces données a permis de dresser une cartographie des exportations depuis l'UE de pesticides destinés à l'agriculture, dont certains sont particulièrement nocifs pour les agriculteurs qui sont en contact quotidien avec ces substances. Elles sont en outre néfastes pour les consommateurs, mais aussi pour l'environnement, à plus forte raison dans des pays comme le Brésil où les écosystèmes naturels sont en grand danger.
Le Royaume-Uni, plus gros exportateur
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Les données rassemblées par les enquêteurs nous apprennent ainsi que, pour la seule année 2018, les États membres ont approuvé l'exportation de 81 615 tonnes de ces substances. En tête des plus gros exportateurs, on retrouve dans l'ordre le Royaume-Uni, l'Italie, les Pays-Bas, l'Allemagne, la France, la Belgique et l'Espagne, qui concentrent à eux seuls plus de 90% des volumes. Au total, ce sont une trentaine d'entreprises de l'agrochimie qui sont impliquées dans ce commerce immoral. Aux côtés de géants comme Bayer et BASF, la firme suisse Syngenta est de loin le plus gros producteur de pesticides interdits, fabriqués dans diverses usines dont la plupart se trouvent au Royaume-Uni et en France.
Du côté des importateurs, les États-Unis sont les premiers d'une longue liste de 85 pays, dont les trois quarts sont en développement ou émergents, comme le Brésil, l'Ukraine, le Maroc, le Mexique ou encore le Pérou. Les destinations privilégiées des exportations de pesticides se retrouvent dans une autre liste, celle des pays qui exportent le plus d'aliments vers les pays européens... L'Ukraine, considéré comme le grenier à blé du vieux continent, le Brésil et les États-Unis sont en effet les principaux fournisseurs de produits agricoles de l'UE. Grâce à notre formidable système agro-alimentaire mondialisé, des résidus de substances toxiques interdites en Europe - au nom de la protection du consommateur - finissent donc par se retrouver dans la nourriture consommée chaque jour par les européens.
Des risques dramatiques pour la santé et l'environnement
Pour l'année 2018, ce ne sont ainsi pas moins de 41 pesticides différents, tous interdits par les réglementations européennes, qui ont été annoncés à l'exportation depuis l'UE. Le plus vendu de ces produits demeure le paraquat, qui représente un tiers des quantités exportées dont la moitié était destinée aux Etats-Unis. Largement répandu, notamment pour la culture de soja, de maïs et de coton, cet herbicide hautement toxique est aujourd'hui interdit dans 50 pays du globe. Et pour cause, la substance est si dangereuse qu'une seule gorgée suffirait à causer la mort, tandis que l'exposition répétée augmente le risque de développer la maladie de Parkinson.
D'autres produits provoquent aussi des dégâts considérables sur la faune et la flore, comme le dichloropropène, classé cancérogène probable chez les humains et particulièrement nocifs pour les oiseaux, les mammifères et divers organismes marins. Utilisée entre autres pour cultiver des légumes comme les tomates, la substance est souvent mélangée à de la chloropicrine, un autre pesticide interdit dans l'UE, qui était utilisé comme arme chimique durant la Première Guerre mondiale. Chacun des autres pesticides comporte son lot de dégâts, de la mortalité aux malformations, en passant par des troubles de la reproduction et la contamination des sources d'eau potables.
Une pratique jugée déplorable par l'ONU
Début juin, 36 experts de l'Organisation des Nations-Unis (ONU) avaient eux-mêmes appelé l'UE à mettre fin à une pratique qu'ils jugeaient « déplorable », pointant les « fréquentes violations des droits humains à la vie et à la dignité » engendrées par les pesticides. Ils estiment ainsi que les Etats se rendent coupable d'une violation de leurs obligations internationales en matière de droits humains. Dans la plupart des pays dits « en développement », les normes de contrôle sont beaucoup plus faibles, notamment en termes de protection pour les agriculteurs, et les niveaux d'exposition sont donc beaucoup plus élevés. D'après les chiffres de l'ONU, plus de 200 000 habitants des pays en développement décèderaient chaque année des suites d'une intoxication aux pesticides.
L'hypocrisie de la Commission européenne est encore plus manifeste au regard de ses engagements en faveur d'un modèle agro-alimentaire plus éthique et plus respectueux de l'environnement. Contacté par Public Eye et Unearthed, une source de la Commission a justifié cette pratique par le fait qu'« une interdiction des exportations de l'UE n'amènera pas automatiquement les pays tiers à cesser d'utiliser ces pesticides car ils peuvent en importer d'ailleurs ». Entendez : profitons de ce business mortel tant que nous le pouvons. Selon cette source, « les convaincre de ne pas utiliser de tels pesticides sera plus efficace », ce qui est prévu dans le cadre de la diplomatie verte déployée par l'UE. Cependant des résultats se font attendre à long terme.
Certaines avancées voient toutefois le jour dans les Etats-Membres, notamment en France où une nouvelle interdiction devrait entrer en vigueur dès 2022, malgré l'opposition tenace des lobbys de l'agrochimie. Une réglementation au niveau européen demeure toutefois essentielle pour enrayer ce commerce qui continue de prendre de l'ampleur dans la plus grande opacité. A mesure que l'UE interdit des pesticides, les exportations augmentent, avec pas moins de neufs nouveaux produits autorisés à l'exportation en 2019. Le système législatif européen, qui permet aux entreprises d'inonder le marché des pays en développement de pesticides toxiques, fait preuve d'un cynisme et d'une hypocrisie qui doivent cesser de toute urgence.
Raphaël D.