13/10/2020 2 articles les-crises.fr  18min #180331

La Chine et le « Siècle de la Honte » (1/5) : Guerres de l'opium et Révolte des Boxers, 1839-1911

A l'occasion des 160 ans du Sac du Palais d'Été (le 18 octobre prochain) et afin de mieux comprendre ce grand et complexe pays qu'est la Chine, nous vous proposons aujourd'hui le début d'une série illustrée consacrée au siècle maudit de l'Empire du Milieu (1839 à 1949), dont les effets et le souvenir pèsent toujours fortement sur le cours de l'histoire chinoise.

Ce « Siècle de la Honte », pourtant central dans l'histoire de ce pays, reste encore trop méconnu. Méconnu... voire ignoré, comme le démontre ce récent  dossier de l'Obs, qui, tout en diabolisant cet ennemi du moment sous les traits d'un « Frankenstein » impérialiste, présente la Chine comme un « empire éternel » aux « 2000 ans de puissance«...

[ Source]

Au-delà des mythes journalistiques, il y a l'Histoire.

Et il serait pour le moins malhonnête de dénoncer « l'essor du nationalisme chinois » et « l'émergence irrépressible » de ce pays sans en chercher les causes - et sans se demander s'il serait normal que le pays le plus peuplé du monde n'émerge jamais...

Parallèlement à notre travail de synthèse historique, nous avons poussé nos recherches afin de pouvoir vous proposer de nombreuses archives de la presse d'époque de bonne qualité. N'hésitez pas à cliquer sur les illustrations pour les agrandir. Bonne lecture !

I. Racines historiques du « Siècle de la Honte »

Historiquement, la Chine est un empire plutôt refermé sur lui-même, en particulier commercialement en raison d'un protectionnisme strict appliqué par la bureaucratie impériale, idéologiquement soutenu à la fois par les élites et par la population de cette société traditionnelle très conservatrice.

Mais l'Europe « sinomaniaque » de la fin du XVIIIe siècle raffolait de ses manufactures et s'enticha de la civilisation chinoise. Les Britanniques importèrent ainsi de plus en plus de marchandises chinoises (soie, porcelaine, objets laqués...) et surtout du thé, en énormes quantités.

Autosuffisante, la Chine ne voulait pas d'échanges « marchandise contre marchandise », et exigea d'être payée en monnaie d'argent uniquement. Cela posa un problème aux Britanniques qui avaient peu d'argent et beaucoup de marchandises en nature, venant principalement de leurs colonies aux Indes.

Cet état de fait créa donc un déséquilibre commercial, au bénéfice des Chinois. Ces derniers, voyant que le commerce du thé était très lucratif, étendirent leurs plantations au détriment d'autres cultures, principalement celle du coton, dont ils finirent pas manquer. Ce déséquilibre fit sortir la Chine de l'autarcie et le pays dut accepter les échanges de marchandises.

Les Britanniques mirent en place une division internationale de la production dans le cadre du plus grand empire de l'Histoire. Ils sacrifièrent leur agriculture au profit de l'industrie, selon la théorie des avantages comparatifs dont la logique fut décrite par David Ricardo.

Dès lors, une de leurs nations « partenaires », ou plutôt colonisées, devait donc renoncer à son industrie. Alors que l'Inde était le premier producteur de textile du monde, elle vit disparaître entièrement sa production artisanale de tissu qui ne pouvait faire face à la haute productivité de l'industrie cotonnière britannique.

L'Inde allait-t-elle produire les vivres dont l'Angleterre avait besoin ? Non, car l'avantage comparatif du pays n'était pas là. Au contraire, l'Inde vit s'effondrer son agriculture vivrière, sacrifiée par les Britanniques au profit de la culture de produits tropicaux comme le coton, le jute, l'indigo et la culture du pavot. Ils devaient donc impérativement trouver des débouchés pour leur drogue.

Les Britanniques se lancèrent alors dans le commerce lucratif de l'opium produit en Inde. En 1730, environ 200 caisses d'opium entraient chaque année en Chine. Vers 1790, on dénombrait environ 4 000 unités, et en 1838, plus de 40 000 caisses ont ainsi été vendues.

Les principaux effets dans le monde (États-Unis, Indes britanniques et Chine) de la spécialisation industrielle du Royaume-Uni et de sa gestion des avantages comparatifs.

Les Britanniques exigèrent à leur tour d'être payés en lingots d'argent, récupérant ainsi le précieux métal précédemment cédé dans le commerce du thé. La balance commerciale entre la Chine et l'Empire britannique s'inversa rapidement et spectaculairement en faveur des Britanniques.

La corruption des fonctionnaires chinois contrôlant le trafic de drogue en Chine devint préoccupante en même temps que la drogue provoqua des ravages dans la population : en 1835, il y avait 2 millions de fumeurs d'opium en Chine. Dans le même temps, les réserves chinoises en argent s'épuisaient.

L'Empereur décida alors de réagir en s'en prenant aux intérêts britanniques. La cour décida de prohiber l'opium, qui devint un produit de contrebande dont la production été interdite. La Compagnie britannique des Indes orientales décida alors de contourner l'interdiction et augmenta ses ventes illégales d'opium en Chine.

Rien ne semblait pouvoir arrêter ce commerce très lucratif : le prix de vente d'une caisse d'opium indien était de dix fois son prix de revient.

Routes maritimes des exportations britanniques d'opium des  clippers d'opium

II. Les Guerres de l'Opium

La première guerre de l'opium fut déclenchée lorsque la Chine interdit beaucoup plus fermement l'importation et la consommation d'opium en 1839.

Au nom de la défense du commerce de cette drogue, le Parlement britannique envoya un corps expéditionnaire dans le port de Canton, principal point d'entrée du trafic de l'opium britannique.

Les forces britanniques écrasèrent rapidement les troupes chinoises.

Bombardement britannique de Canton depuis les hauteurs environnantes
29 mai 1841

Le 98e régiment de fantassins lors de l'attaque de Chin-Kiang-Foo
21 juillet 1842

« La destruction des jonques de guerre chinoises » par E. Duncan
7 janvier 1841

La Nemesis fut le premier navire de guerre britannique à vapeur et en fer. Surnommée par les Chinois le « navire du diable », on la voit ici détruire facilement les jonques de guerre chinoises à Anson's Bay.

Aquarelle du témoin Dr. Edward Cree

Cette œuvre capture les horreurs que les vainqueurs ont rencontrées en entrant à Chinkiang. Les incendies faisaient rage, des cadavres de soldats gisaient dans la rue et - le plus horrible de tous - comme à Chapu deux mois plus tôt, les combattants des Bannières s'étaient tués avec leurs familles en masse plutôt que de subir le viol, le pillage et la honte de la reddition.

L'empereur capitula et signa en 1842 le fameux traité de Nankin, qui concéda Hong-Kong au Royaume-Uni et ouvrit l'économie chinoise aux puissances étrangères. Le commerce de l'opium, toujours illégal mais toléré, se développa, et doubla même en l'espace de 25 ans.

Les produits étrangers (cotonnades et fils) se déversèrent sur le marché chinois, déstabilisant l'économie et créant chômage et misère. Le prestige de la dynastie Qing était alors au plus bas, et une centaine de soulèvements populaires surgirent, dont la révolte des Taiping. Cette guerre civile totale est généralement considérée comme l'un des conflits les plus meurtriers de toute l'Histoire, ayant entraîné la mort de 20 à 30 millions de Chinois avant que l'empereur ne mate la révolte en 1864.

Reprise de Nankin aux Taiping par les troupes de l'empereur en 1864, ayant fait 100 000 morts

Les puissances européennes, à l'exception de l'Angleterre, connaissaient toujours une balance commerciale largement déficitaire. Elles désiraient donc étendre leur commerce vers le Nord et vers l'intérieur de la Chine.

Elles estimaient que seule la guerre pouvait amener l'Empire chinois à changer de position. Dès lors, elles attendirent l'événement qui pourrait amener le conflit. Ce dernier arriva en 1856, et la seconde guerre de l'opium commença, dans le but  d'affaiblir la Chine et de la forcer à s'ouvrir pleinement aux puissances étrangères.

Cousin-Montauban dirigeant les forces françaises durant l'expédition de 1860

Prise de Pékin par les troupes britanniques durant la seconde guerre de l'opium en 1860

La bataille de Palikao, en 1860, lors de la deuxième guerre de l'opium en Chine.

De nouveau écrasée, la Chine finit par signer le 18 octobre 1860 la convention de Pékin. Ce traité inégal, ainsi que les suivants, établirent des indemnisations et des cessions de territoires : Hong-Kong et ses environs pour l'Angleterre, l'Annam en Indochine pour la France, la Mandchourie extérieure (création de Vladivostok) pour la Russie et l'indépendance de la Corée.

La Chine fut considérablement affaiblie par les deux guerres qui venaient de la ravager. L'impératrice Cixi décida alors d'industrialiser le pays et de l'ouvrir sur le monde extérieur.

Jusque là, les Chinois qui quittaient leur pays étaient considérés comme des hors-la-loi par la dynastie Qing, car ils violaient un édit impérial qui prohibait l'immigration. En 1868 fut signé le traité sino-américain de Burlingame. Il permit, entre autres, à des milliers de manœuvres chinois de travailler aux États-Unis notamment sur les chantiers des chemins de fer dans l'Ouest américain (plusieurs  dizaines de milliers de Chinois y  participèrent).

Ce traité fut cependant dénoncé par la loi d'exclusion des Chinois de 1882, votée par les Démocrates, qui suspendit l'immigration de ressortissants chinois. Ce texte constitue la première loi américaine limitant l'immigration ; elle fut étendue quelques années après aux Japonais.

Sous la contrainte, le gouvernement chinois accepta de légaliser le commerce de l'opium, comme réclamé dans le traité de Tien-Tsin de 1858. Dès lors, les pays vainqueurs purent reprendre leurs affaires.

On estime que, vers 1880, 5 à 20 % de la population chinoise consommait de l'opium (occasionnels ou réguliers), ce qui handicapa encore plus le pays.

Des fumeurs d'opium en Chine en 1858

En 1880, l'opium assurait 14 % du budget de l'énorme empire britannique des Indes.

En Angleterre, on justifie souvent ces guerres en prétendant avoir permis, certes par la force, à un empire xénophobe et replié sur lui-même de s'ouvrir sur le reste du monde. Mais selon l'histoire officielle chinoise contemporaine, la guerre de l'opium fut le « péché originel » de l'impérialisme occidental en Asie, qui aurait plongé la Chine dans un siècle d'humiliations, de conquêtes et d'exploitation.

En revanche, face à ces positions idéologiques sans nuances, certains historiens tels que J. Lovell déconstruisent des clichés et montrent que chaque camp était mû, plus que par des considérations stratégiques et commerciales, par des  stéréotypes racistes tenaces.

En voici quelques exemples dans la presse de l'époque :

« Morts aux étrangers ! », Le Petit Parisien
15 juillet 1900

Les massacres en Chine, Le Petit Parisien
19 décembre, 1891

Cliquez pour agrandir le texte

III. La guerre sino-japonaise de 1894-1895

La première guerre sino-japonaise (1er août 1894 - 17 avril 1895) opposa la Chine à l'Empire du Japon, à l'origine pour le contrôle de la Corée. Après plus de six mois de succès continus des forces navales et terrestres japonaises, ajoutés à la perte du port de Weihai, les Qing demandent la paix en février 1895.

Gravure représentant la bataille navale de la mer Jaune en Corée
17 septembre 1894

Victoire navale japonaise lors de la bataille navale au large de l'île de Haiyang, en mer Jaune de Corée
17 septembre 1894

Voir d'autres gravures  ici.

Prise du château de Liuren
27 octobre 1894

Le Japon se retire (provisoirement) de la Corée, qui devient pleinement indépendante de la Chine, contre le versement d'importantes indemnités. Cependant, il colonise l'île de Taïwan, placé sous sa domination jusqu'en 1945.

La guerre trahit l'échec du mouvement d'auto-renforcement visant à moderniser l'armée chinoise et à repousser les menaces pesant sur sa souveraineté, surtout comparé au succès du Japon après la restauration de Meiji.

Pour la première fois, la domination régionale de l'Asie orientale passa de la Chine au Japon. Le prestige de la dynastie Qing, tout comme la tradition classique en Chine, subirent un nouveau revers considérable. La perte humiliante de la Corée comme État vassal suscita également une importante vague de protestation.

La victoire du « petit » Japon sur la « grande » Chine »
Dessin satirique dans la revue Punch, 29 septembre 1894

« Pâques dans la basse-cour du vieux monde - un nouveau poulet a éclos »
Joseph Ferdinand Keppler, Puck Magazine, 17 avril 1895

Le dessinateur montre un groupe de « coqs de combat » étiquetés « Russie, Allemagne, France, Autriche, Italie, [et] Angleterre » autour d'un poussin étiqueté « Japon » provenant d'un œuf nouvellement éclos étiqueté « Guerre entre la Chine et le Japon » ; le poussin chante et se tient sur le drapeau chinois.

« En Chine - Le gâteau des Rois et... des Empereurs »
Henri Meyer, Le Petit Journal, 16 janvier 1698

Le dessinateur pointe les puissances occidentales dépeçant la Chine. Guillaume II dispute un morceau à la Reine Victoria, son couteau planté dans la galette évoquant les intentions belliqueuses de l'Allemagne. Nicolas II de Russie semble s'intéresser à l'une des parts de la galette. La Marianne française, qui ne participe pas activement au partage, se tient aux côtés de Nicolas II, ce qui évoque l'alliance Franco-Russe de l'époque (soulignée par le fait que ce sont les deux seuls personnages non caricaturés). L'empereur Meiji du Japon réfléchit à quelle part prendre. Le mandarin lève les bras au ciel pour s'opposer au partage, mais semble impuissant.

IV. La révolte des Boxers

La Guerre des Boxers (ou Boxeurs) fut une révolte fomentée par les Poings de la justice et de la concorde, société secrète dont le symbole était un poing fermé, d'où le surnom de « boxeurs » donné à ses membres en Occident, qui se déroula en Chine entre 1899 et 1901.

Ce mouvement, initialement opposé à la fois aux réformes, aux colons étrangers et au pouvoir féodal de la dynastie mandchoue des Qing, fut utilisé par l'impératrice douairière Cixi contre les seuls colons, conduisant à partir du 20 juin 1900 au siège des légations étrangères présentes à Pékin, l'épisode des « 55 jours de Pékin ».

Les Boxers chinois, Le Petit Journal
17 juin 1900

Les légations européennes assiégées par les rebelles chinois
Le Petit journal, 22 juillet 1900

Les huit nations alliées contre la Chine (Autriche-Hongrie, France, Allemagne, Italie, Japon, Russie, Royaume-Uni et États-Unis) marchèrent alors sur Pékin, où, après de durs combats, ils libérèrent les légations.

Troupes de l'Alliance des huit nations de 1900 en Chine (au fond : Indien et Britannique ; 2e rang : Américain, Indien, 3 non identifiés, Italien ; 1er rang : Russe ou Australien, Allemand, Français, Austro-hongrois, Japonnais). Sources  ici et  .

Les troupes russes, françaises et japonaises attaquant les forts de Taku tenus par les Boxers

La Révolte des Boxers, par Andrew Howat

Arrivée des Alliés an vue de Pékin

Au cours de l'expédition de secours à Pékin, des volontaires américains ont été appelés pour tenter la première ascension périlleuse du mur. Le trompettiste Calvin P. Titus de la compagnie E s'est immédiatement avancé en disant : « Je vais essayer, monsieur ! » En utilisant des trous dentelés dans le mur de pierre, il réussit à atteindre le sommet et fut suivi par le reste de sa compagnie. ( source)

Une attaque sur le château de Pékin pendant la révolte des Boxers.

Attaque de Pékin par les troupes des huit nations

Affrontements dans les rues de Pékin
15 août 1900

Armées étrangères dans la cité interdite de Pékin pendant la rébellion des Boxers
28 novembre 1900

Après la libération des légations, les militaires et les colons, choqués par la présence de corps mutilés ou empalés, de têtes placées en pyramide, et par les innombrables cadavres de Chinois chrétiens jetés dans les puits et les fossés, massacrèrent les personnes accusées d'être Boxers par milliers, et pillèrent plusieurs palais.

Le comte allemand Alfred von Waldersee prit la direction des opérations à la mi-octobre, et organisa plusieurs opérations de « nettoyage » dans la région au cours des mois suivants.

D'octobre 1900 au printemps 1901, les troupes allemandes montèrent plusieurs dizaines d'expéditions punitives dans l'arrière-pays dont la violence fut unique par son ampleur. Assassinats, viols, pillages, destructions de biens frappèrent sans discrimination de statut, de sexe ou d'âge. Cette terreur commanditée par l'empereur Guillaume II lui-même avait pour but ouvertement revendiqué « d'imposer le respect aux Chinois » et de « prévenir toute autre révolte ».

Exécution de Boxers.

Exécution de Boxers. Voir également ici (attention, images difficiles)

La presse française montrant une exécution capitale en Chine
20 janvier 1901

Le 1er février 1901, les autorités chinoises acceptèrent de dissoudre la Société des Boxers. Afin d'apaiser les puissances étrangères, l'impératrice Cixi donna l'ordre aux troupes impériales de participer à la répression des Boxers qu'elle avait soutenus jusque-là.

Exécution de Boxers après une rébellion, pour apaiser les puissances étrangères

L'Alliance proposa un nouveau protocole de paix humiliant, signé à Pékin le 7 septembre 1901.

Au total, près de 30 000 Chinois chrétiens furent assassinés, ainsi que plus de 300 missionnaires. Parmi les Européens, la révolte des Boxers coûta la vie à 64 militaires et 16 civils. Des milliers de Boxers furent décapités.

L'Empire chinois sortit du conflit sino-japonais à genoux, humilié et mis de facto sous tutelle étrangère (les postes étaient par exemple placées sous le contrôle de fonctionnaires français, les douanes sous celui des Britanniques).

Cette défaite contribuera à renforcer le sentiment pro-républicain au sein de la population. La perte de prestige de l'empereur après la Révolte des Boxers amplifia ce sentiment, qui aboutit dix ans plus tard à la chute de la dynastie Qing et à la proclamation de la République de Chine.

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