Ilyes BELLAGHA
Des Malouines à la Palestine, du Golfe Persique au Burkina Faso, les noms sont plus que des mots. Ils sont des identités, des drapeaux, des mémoires. Nommer, c'est choisir un camp : coloniser, effacer ou libérer. La guerre des noms continue, invisible mais décisive.
Les guerres ne se mènent pas seulement avec des armes. Elles se mènent aussi avec des mots. Les noms des territoires, des pays, des régions ne sont pas neutres : ils sont des identités, des bannières, des mémoires. Dire Malouines ou Falklands, Golfe Persique ou Golfe Arabique, « territoires occupés » ou « Cisjordanie » : chaque choix lexical est un positionnement politique. Ce sont des blocs qui s'affrontent dans le langage, et chaque nom est déjà une déclaration de guerre ou de solidarité.
Qui se souvient encore de la guerre des Malouines, sinon les familles endeuillées des deux camps ? En 1982, la dictature argentine tenta de sauver sa légitimité par le nationalisme, et l'Empire britannique, déclinant, profita du conflit pour ressouder son prestige impérial. Mais au-delà des canons, la bataille se jouait déjà dans les journaux : Malouines pour les uns, Falklands pour les autres. Choisir un nom, c'était choisir un camp.
Après la révolution islamique, une controverse s'ouvrit : fallait-il dire Golfe Persique, comme l'exigeait l'histoire, ou Golfe Arabique, comme le voulaient certains États arabes hostiles à l'Iran ? Derrière cette querelle toponymique, une carte des alliances se redessinait. Les impérialistes et leurs alliés locaux, dictatures pétrolières comprises, poussaient à rebaptiser la mer. Les autres continuaient d'y voir le Golfe Persique, selon l'usage millénaire. Là encore, les médias ne furent pas neutres : un simple mot plaçait un journal dans un bloc contre l'autre.
Le cas le plus grave reste celui de la Palestine. Le droit international parle de « territoires occupés », mais combien de médias occidentaux emploient encore ce terme ? On préfère dire « Cisjordanie », « bande de Gaza », ou pire : « territoires disputés ». Ici, nommer ou refuser de nommer devient un acte de négation. Effacer le mot Palestine, c'est préparer l'effacement du peuple palestinien lui-même.
Tous les changements de nom ne sont pas des manipulations. En 1984, Thomas Sankara a rebaptisé la Haute-Volta en Burkina Faso, le « pays des hommes intègres ». Ce fut une réappropriation, un geste de souveraineté, un refus du legs colonial. Certes, le Burkina Faso n'a pas renversé le monde par ce seul changement, mais ce nom-là reste une victoire symbolique : preuve que nommer peut être un acte d'émancipation.
Le nom ne se contente pas de décrire une géographie, il fabrique une appartenance. Prenons le Kurdistan : sur les cartes officielles, il n'existe pas. Mais pour des millions de Kurdes, il est une patrie réelle, transmise par la langue, par la culture, par les luttes. Ici, le nom devient plus fort que l'État : il est une promesse suspendue. À l'opposé, il y a l'Arménie : un pays minuscule, assiégé, mais dont le nom dépasse les frontières. Arménie, ce n'est pas seulement un État enclavé dans le Caucase ; c'est une mémoire du génocide, une diaspora qui a porté le nom aux quatre coins du monde, un symbole de résistance.
On a prétendu que la chute du Mur de Berlin marquait la fin des blocs. En réalité, elle n'a fait que déplacer la ligne de front. La bipolarité demeure, mais elle s'exprime aujourd'hui dans les mots, les récits, les cartes. D'un côté, les impérialistes, qui imposent leur vocabulaire et fabriquent le réel par leurs termes. De l'autre, les progressistes, les radicaux, les peuples, qui résistent et tiennent bon sur leurs mots comme on tient une tranchée. La guerre froide n'est pas finie : elle s'est muée en guerre du langage.
Les noms pour les individus, les pays, les régions sont des identités que l'on ne peut manipuler impunément. La Palestine restera pour encore des générations une terre qui haussera au niveau des étoiles son histoire et son nom. Le Golfe Persique ou Arabique ne sont que des futilités inventées par des dictatures appelées à disparaître. Et qui se rappelle de la guerre des Malouines sinon les familles des morts ? En revanche, du côté de Sankara, l'expérience n'a pas gagné un empire ni renversé la géopolitique, mais elle a gagné un nom - et ce nom dit déjà beaucoup. Comme le Kurdistan qui vit dans la mémoire des peuples, ou l'Arménie qui survit à travers ses symboles, nous voyons que les noms sont des résistances, des drapeaux invisibles.
Derrière chaque nom se cache une bataille de mémoire et de dignité. Nommer, c'est coloniser. Nommer, c'est résister. Nommer, c'est écrire l'avenir.
Ilyes BELLAGHA