par Alexandre Lemoine.
La France a rappelé ses ambassadeurs des États-Unis et d'Australie pour des consultations suite à l'abandon d'un projet de construction de sous-marins et à la création de l'alliance AUKUS. Le rappel des ambassadeurs a été annoncé par le ministre français des Affaires étrangères Jean-Yves Le Drian. « Cette décision exceptionnelle est justifiée par la gravité exceptionnelle des annonces effectuées le 15 septembre par l'Australie et les États-Unis », a expliqué le ministre.
Ce dernier a rappelé qu'il s'agissait de la rupture par l'Australie d'un contrat pour livrer des sous-marins français de classe océanique et de la formation d'un nouveau partenariat avec les États-Unis pour construire des sous-marins à propulsion nucléaire.
C'est la première fois dans l'histoire que la France a rappelé ses ambassadeurs des États-Unis et d'Australie.
Paris a montré son indignation en annulant la célébration conjointe avec les États-Unis à l'occasion de l'anniversaire de la bataille de la baie de Chesapeake. Il y a exactement 240 ans, une escadre de navires français sous le commandement de l'amiral de Grasse au large de l'Amérique, dans la baie de Chesapeake, est venue en aide aux États-Unis en battant la flotte de l'amiral britannique Graves. Et aujourd'hui, l'Amérique a formé avec le Royaume-Uni et l'Australie une nouvelle alliance en portant atteinte à la construction navale française.
Après le retrait des États-Unis d'Afghanistan, la formation de l'alliance AUKUS et la rupture du contrat sur les sous-marins, la création d'un système de défense indépendant devrait devenir un impératif pour l'Europe. La présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen a appelé l'Europe à organiser un sommet de l'UE sur la défense, déclarant que l'Europe devait faire preuve de volonté pour déployer ses propres forces armées.
Berlin et Paris procèdent depuis longtemps à l'intégration de leurs plus grandes entreprises militaires, tout en étant en concurrence. Sachant que les États-Unis souhaitent une victoire de l'Allemagne.
La compagnie European Aeronautic Defence and Space (EADS), fondée en juillet 2000 suite à la fusion de l'allemand Daimler-Benz Aerospace AG, du français Aérospatiale-Matra et de l'espagnol CASA (Construcciones Aeronáuticas SA), est devenue une locomotive de l'intégration militaro-industrielle franco-allemande. Les Français sont l'actionnaire majoritaire.
En juillet 2016, la compagnie française Nexter Systems S.A. et l'allemand Krauss-Maffei Wegmann GmbH & Co. KG (KMW) ont créé « Airbus des blindés » - la holding KNDS qui construira des blindés et de l'artillerie. En 2019 ont été entamées des négociations sur l'achat d'une part dans le capital-actions de KNDS par le géant allemand Rheinmetall, ce qui renforcerait les positions des Allemands en cas d'achat.
« Les Français, qui ne croient plus guère aux chars lourds depuis la fin de la Guerre froide, donnent aux Allemands le leadership du MGCS (Main Ground Combat System) », déclare l'expert géopolitique Aymeric Chauprade.
En juin 2019, au salon aéronautique de Paris, la compagnie française Dassault Aviation et Airbus ont présenté un projet conjoint de chasseur de nouvelle génération SCAF (système de combat aérien du futur) censé remplacer le français Rafale et l'allemand Eurofighter. L'Espagne a également rejoint ce projet.
Les industriels français cherchaient à tout prix à garder le contrôle du SCAF. Dassault Aviation, le seul fabricant européen capable de construire des avions de combat compétitifs sur le marché mondial, ne voulait pas partager ses technologies avec les Allemands. Et seulement la mort du patron de la compagnie Olivier Dassault dans un crash dans des circonstances douteuses a permis de lever cet obstacle.
Aymeric Chauprade s'oppose fermement au transfert de technologies françaises à l'Allemagne, soulignant que la fusion des industries de l'armement française et allemande est contrenature à cause d'une incompatibilité des stratégies géopolitiques des deux pays. « L'Allemagne reste profondément attachée à l'OTAN. Son armée est une composante du bloc transatlantique dirigé par Washington, prête à participer à une guerre de haute intensité contre la Russie », a-t-il écrit dans le journal L'Opinion.
La position des Français était encore plus intransigeante en matière de construction navale. L'idée de créer un chantier naval unifié circulait depuis le début du siècle dans les milieux européens. Le projet de fusion de l'un des plus grands groupes industriels allemands Thyssen-Krupp et de la compagnie française Naval Groupe (ex-DCNS) a été évoqué plusieurs fois par Nicolas Sarkozy et Angela Merkel. Néanmoins, les Allemands n'ont pas été invités dans la holding de construction navale franco-italienne formée par Naval Group et l'italien Fincantieri.
Après la rupture du « contrat du siècle » avec l'Australie, Naval Group s'est retrouvé dans une situation financière difficile. Ce qui force les autorités françaises à chercher un autre point d'appui financier.
Mais Naval Group éprouvait déjà des difficultés financières avant la rupture de l'accord sur les sous-marins. Ainsi, la construction du second porte-avions français a été annulée vu son coût élevé (3,3 milliards de dollars). À présent, le gouvernement français cherche des solutions pour compenser le préjudice financier suite à la rupture du contrat par les Australiens. La ministre des Armées Florence Parly n'a pas exclu que la France pourrait exiger des réparations à Canberra, mais il est peu probable que ce dernier l'accepte. Les médias australiens se moquent de leurs anciens partenaires : « Les Français pensaient que le contrat de sous-marins était trop important pour échouer. Ils avaient tort ».
« La rupture du contrat de sous-marins initiée par les Américains est une incitation intentionnelle de l'industrie de la défense française à l'intégration avec l'industrie allemande, et ce, selon les conditions du partenaire cadet », estime Alessia Miloradovitch, chercheuse à l'Académie de géopolitique de Paris.
L'Allemagne est également alarmée par la démarche inattendue des Australiens. « Quand les Français ont remporté le contrat dans une dure concurrence pour la construction de sous-marins pour l'Australie, l'allemand Thyssen-Krupp n'a rien obtenu et était déçu », écrit Die Welt. L'allemand Atlas Elektronik avait réussi à l'époque à « s'accrocher » au contrat australien, qui devait fournir des radars. Le contrat s'est effondré, et les Allemands ont également subi un sérieux préjudice. « En rompant le contrat australien, l'Amérique a intentionnellement tourné l'industrie militaire française en direction de l'Allemagne », déclare Aymeric Chauprade.
« Le gouvernement Macron a tout fait échouer, ajoute-t-il. L'espoir de l'Élysée pour une coopération franco-allemande réussie dans le secteur de la défense est encore plus illusoire et dangereux. La France doit mener une politique de défense indépendante et multipolaire, basée avant tout sur la coopération avec les pays des BRICS ».
Cependant, Emmanuel Macron poursuit une autre stratégie. Il faut s'attendre à ce que les négociations sur la fusion de Naval Group et de Thyssen-Krupp se soldent prochainement par un abandon total des positions françaises.
source : observateurcontinental.fr