Par Joseph Massad
Nabil Anani est un peintre, sculpteur et céramiste né en 1943 à Latroun, en Palestine. Pendant la Nakba de 1948, il s'est réfugié avec sa famille à Halhul, une ville du sud de la Cisjordanie.
La récente manifestation de mépris envers les Palestiniens montre que l'Occident n'est pas devenu moins hostile à leur égard et que toute compassion se limite à leur statut de victimes passives
La guerre israélo-palestinienne qui se déroule actuellement a galvanisé le soutien massif de l'Occident pour les juifs israéliens, parallèlement à des appels génocidaires à « en finir » avec les Palestiniens, lancés de part et d'autre du spectre politique occidental.
En effet, même des voix compatissantes envers les Palestiniens ont condamné l' offensive du 7 octobre contre leurs geôliers israéliens. Ils se sont également empressés d'𝕏 adopter la propagande israélienne, y compris les allégations lunaires au sujet de bébés décapités et de viols relayées par des médias occidentaux tels que CNN et le Los Angeles Times, dont ces mêmes médias qui avaient initialement contribué à répandre ces affabulations se sont ensuite discrètement rétractés.
Cette haine des Palestiniens et cette adoration d'Israël exprimées par l'Occident dans des proportions virant au fanatisme choquent la plupart des Arabes, même ceux qui considéraient déjà l'Occident comme le principal ennemi du peuple palestinien.
Au cours des quatre dernières décennies, intellectuels, hommes d'affaires et élites politiques arabes libéraux et pro-occidentaux, ont cru à tort que les libéraux occidentaux, et même certains conservateurs, avaient changé d'avis sur les Palestiniens et étaient devenus moins hostiles.
J'ai néanmoins passé la majeure partie des trois dernières décennies à soutenir que ce changement dans la perception occidentale des Palestiniens se limitait à leur statut de victimes de massacres. Mais cela ne s'est pas traduit par un soutien occidental à leur droit de résister à leurs colonisateurs sadiques, et toute compassion qu'ils reçoivent coexiste toujours avec le soutien occidental indéfectible à Israël, quel que soit le nombre de Palestiniens qu'il tue.
Une tradition bien ancrée
Le mépris de l'Occident blanc pour le peuple palestinien est une tradition bien ancrée qui remonte au XIXe siècle. À l'époque, les Palestiniens autochtones résistaient aux fanatiques protestants évangéliques blancs américains, britanniques et allemands, qui cherchaient à établir des colonies en Palestine. Les Britanniques avaient également parrainé un projet visant à convertir les juifs européens au protestantisme et à les envoyer en Palestine pour la coloniser. Ce projet n'a connu qu'un succès limité, mais a donné lieu à la montée du sionisme juif.
Les sionistes juifs à partir de la fin du XIXe siècle ont affiché un mépris similaire à l'égard du peuple palestinien dont ils cherchaient à obtenir la défaite, la mort et l'expulsion afin de concrétiser leur projet de colonisation du pays.
La déclaration Balfour des Britanniques et la Société des nations (SDN), qui a adopté l'engagement de Balfour après la Première Guerre mondiale, considéraient le peuple palestinien au mieux comme une gêne et au pire comme un élément dont on pouvait se passer pour assurer le transfert des juifs d'Europe vers la Palestine en tant que colons.
Le mépris raciste des Européens et des Américains à l'égard des Palestiniens a été imprégné des attitudes coloniales traditionnelles des Blancs à l'égard des peuples non blancs avant la Seconde Guerre mondiale. Après la guerre et dans le sillage du génocide européen des juifs européens, ces mêmes chrétiens européens et leurs alliés juifs sionistes ont fait payer aux Palestiniens le prix des crimes de l'Europe chrétienne en les forçant à céder leur patrie aux envahisseurs sionistes.
Après l'expulsion de la majorité de la population par les sionistes en 1948, les Palestiniens, une fois de plus jugés superflus, n'étaient plus considérés que comme le « problème des réfugiés arabes », comme les résolutions de l'ONU ont commencé à les désigner. Ils ont été oubliés et jetés dans les poubelles de l'histoire.
Le statut des Palestiniens a semblé changer au cours des décennies suivantes. Une nouvelle dynamique semblait avoir infiltré les notions statiques qui caractérisaient habituellement les Palestiniens aux États-Unis et en Europe.
Les commentateurs et les décideurs politiques de l'ensemble du spectre politique occidental ont commencé à exprimer des points de vue sur les Palestiniens qu'ils n'avaient jamais formulés auparavant.
Ces changements dans la caractérisation des Palestiniens en Occident n'ont pas été inspirés par un recalibrage de la moralité (ou de l'immoralité) occidentale, mais plutôt par des évolutions survenues à partir du milieu des années 1960 qui ont amené le peuple palestinien au premier plan de la politique mondiale.
Des événements tels que la montée du mouvement de guérilla palestinien, qui a commencé à attaquer le régime colonial israélien pour obtenir l'indépendance, suivie de l'invasion brutale du Liban par Israël en 1982 et des massacres qu'elle a provoqués, ou encore le premier soulèvement palestinien - ou Intifada - de 1987 à 1993 ont insufflé un certain changement dans le statut des Palestiniens en Occident.
À la lumière des opérations de guérilla anticoloniale menées par les Palestiniens entre 1968 et 1981, les Palestiniens qui n'étaient pas parvenus à apparaître sur le radar moral de l'Occident pendant deux décennies étaient désormais condamnés et désignés comme des terroristes sauvages, voire comme des « animaux », pour avoir attaqué un Israël pacifique, qui était et est toujours perçu comme une extension de l'Occident colonial.
Cependant, après les massacres de Sabra et Chatila en septembre 1982 qui ont propulsé des photos de civils palestiniens massacrés sur les couvertures des magazines grand public, les commentateurs politiques occidentaux ont commencé à varier leurs points de vue sur les Palestiniens, des plus critiques et hostiles aux plus critiques et amicaux.
Si les divers niveaux d'hostilité et de compassion semblaient refléter des différences fondamentales, ils partageaient en réalité les mêmes postulats. Un critique hostile comme le commentateur politique américain conservateur George Will a par exemple affiché son opposition à un statut d'État et à l'autodétermination pour les Palestiniens et défendait avec véhémence ce qu'il considérait comme les intérêts israéliens.
Il est néanmoins parvenu à exprimer quelques mots de compassion à l'égard des Palestiniens après les massacres : « Les Palestiniens ont désormais connu leur Babi Yar [le plus grand massacre de la Shoah ukrainienne mené par les nazis et leurs collaborateurs locaux en 1941], leur Lidice [ destruction complète en juin 1942 du village de Lidice, aujourd'hui en République tchèque, et l'assassinat et la déportation de sa population]. Le massacre de Beyrouth a modifié l'algèbre morale du Moyen-Orient en produisant une nouvelle symétrie de souffrance. »
Certains droits
Après le premier soulèvement palestinien, en grande partie non armé, les commentateurs occidentaux ont semblé ambivalents, affichant une certaine compassion pour un peuple non armé luttant contre le colonialisme, mais le condamnant lorsqu'il mettait en danger les soldats coloniaux d'Israël.
Décédé en 2013, Anthony Lewis, alors chroniqueur libéral au New York Times, se situait à l'autre extrémité du spectre dominant par rapport à George Will. Il a apporté un soutien nuancé aux droits des Palestiniens pendant l'Intifada.
Même s'il reconnaissait certains droits aux Palestiniens, Anthony Lewis a exigé en 1990 que Yasser Arafat condamne une attaque de guérilla menée en représailles par le Front de libération de la Palestine, une organisation membre de l'OLP, sur les côtes israéliennes près de Tel Aviv, qui n'a fait aucune victime israélienne.
Il n'a pourtant rien exigé de tel au Premier ministre israélien de l'époque, Yitzhak Shamir, après le massacre par un tireur israélien de sept travailleurs palestiniens de Gaza à un arrêt de bus à Rishon LeZion quelques jours plus tôt, suivi de l'assassinat de dix-neuf Palestiniens dont un garçon de 14 ans par l'armée israélienne en Cisjordanie, auxquels se sont ajoutés 700 blessés.
La seule différence perceptible entre les points de vue d'Anthony Lewis et des partisans zélés d'Israël est liée à la question inévitable de la persécution physique réelle des Palestiniens - les morts, les blessés, les expulsions, les prisonniers et la torture.
Anthony Lewis soutenait les Palestiniens tant qu'ils étaient des victimes physiques passives, objets de la violence israélienne. Mais son soutien ne dépassait guère cette limite. Les Palestiniens qui endossaient un rôle de sujets actifs étaient condamnés. Le fait que des objets choisissent présomptueusement de devenir des sujets représentait quasiment un affront. C'est la raison pour laquelle les Palestiniens qui résistent, hier comme aujourd'hui, sont considérés comme des individus « barbares » et « malveillants ».
Nous commençons ainsi à cerner la progression des attitudes occidentales à l'égard des Palestiniens après 1948 : d'abord un mépris et un rejet absolus (1948-1968), puis une condamnation et une hostilité intenses (1968-1981), la manifestation d'une certaine compassion pour les victimes palestiniennes de massacres (1982-1987), et enfin une ambivalence entre compassion et condamnation (1987-1993). Dans la période post-1993, c'est cette itération ambivalente qui a prédominé.
Pour de nombreux Palestiniens et Arabes, l'ambivalence de l'Occident à l'égard des Palestiniens, même avec une part de compassion ténue, semblait être une transformation prometteuse. Des personnalités palestiniennes libérales enthousiastes, intellectuels, hommes d'affaires et élites politiques, pensaient que cette ambivalence contribuerait à faire avancer la lutte des Palestiniens.
Le problème de cet enthousiasme affiché par le camp libéral palestinien réside cependant dans sa méprise quant à la nature de cette ambivalence occidentale. Ils n'ont pas compris que les convictions sous-jacentes qui régissent le positionnement des Palestiniens dans le système moral occidental ne découlent pas de ce que les Palestiniens font ou ne font pas, mais de leur relation avec les juifs européens.
C'est le statut des juifs européens en Occident qui détermine la façon dont les Occidentaux perçoivent les juifs par rapport à la Palestine, ainsi que celle dont les juifs européens sont perçus dans le monde arabe, en particulier par les Palestiniens.
Alors qu'en Occident, les juifs européens sont décrits comme des réfugiés ayant fui les nazis et les horreurs de l'Europe post-Holocauste, des survivants d'une guerre d'anéantissement et des victimes des engagements britanniques envers les Arabes, la perception par les Palestiniens des juifs européens émane de leur expérience directe.
Pour les Palestiniens, les juifs européens ne sont pas arrivés comme des réfugiés, mais comme des envahisseurs dont le seul but était de s'approprier la Palestine par tous les moyens possibles afin de concrétiser les aspirations coloniales sionistes, nées un demi-siècle avant l'arrivée d'Hitler au pouvoir.
Une position par défaut
C'est pourquoi les Palestiniens considèrent les juifs européens non pas comme des réfugiés sans défense, mais comme des colons armés qui commettent des massacres. C'est cette perspective qu' Edward Saïd a voulu transmettre dans son essai de référence, Zionism from the Standpoint of its Victims.
Alors qu'une grande partie de la violence israélienne est ainsi « expliquée » en Occident par le statut des juifs européens avant Israël, la résistance palestinienne est également perçue à travers le même statut de ces mêmes juifs, et non à travers l'histoire de la conquête coloniale sioniste de la terre des Palestiniens.
Les agissements d'Israël sont présentés comme découlant du statut des juifs qui sont arrivés sur les côtes de la Palestine après avoir fui le régime nazi et l'Holocauste pour se retrouver confrontés à une nouvelle campagne « antisémite » violente, menée cette fois par des Arabes palestiniens et des pays voisins déterminés à les chasser de leur dernier et unique havre de paix.
Ainsi, la violence d'Israël, aussi regrettable qu'elle puisse être à l'occasion, est considérée dans les faits comme un acte relevant toujours de la légitime défense.
Dans le même ordre d'idées, il est expliqué que la résistance palestinienne, pacifique ou violente, qui a toujours été et demeure un acte de légitime défense contre des colons étrangers envahisseurs, s'inscrit dans le cadre d'une campagne « antisémite » contre des réfugiés juifs plutôt que d'être une résistance aux colons sionistes. Cela signifie que si certains Occidentaux compatissent avec les Palestiniens en tant que victimes de l'oppression israélienne, ils rejettent toute forme de résistance adoptée par les Palestiniens susceptible de renverser le régime colonial et raciste israélien.
Le dernier séisme en date provoqué par l'opération de résistance palestinienne « déluge d'al-Aqsa » a poussé les Occidentaux de tous bords politiques à revenir à une position par défaut, à savoir la condamnation pure et simple de la résistance des autochtones palestiniens et le soutien à leurs colonisateurs européens, présentés comme des victimes, non pas de la résistance d'un peuple autochtone qu'ils subjuguent au moins depuis 1948, mais d'une nouvelle forme de violence comparable à l'Holocauste perpétrée par des antisémites comparables aux nazis.
Ce soutien occidental à Israël n'est pas dû à un sentiment occidental d'horreur face à la mort regrettable et toujours horrible de civils, mais au fait qu'il s'agissait de civils juifs israéliens. Il n'y a jamais eu d'expression d'horreur comparable face au massacre délibéré par Israël de dizaines de milliers de Palestiniens et d'autres Arabes.
Cette impudence criminelle de la part de la résistance palestinienne, comme beaucoup semblent le soutenir, doit être vengée par des bombardements comparables à celui de Dresde contre tous les Palestiniens de Gaza, et en considérant tous les Palestiniens comme coupables du crime d'avoir osé résister à Israël, comme l'a affirmé le président israélien Isaac Herzog.
À la lumière de cette histoire, il n'y a guère de raison que cette haine occidentale du peuple palestinien choque qui que ce soit dans le monde arabe. Ce fanatisme est récurrent depuis le XIXe siècle. Les Arabes qui sont sous le choc semblent avoir confondu une compassion occidentale envers les Palestiniens victimes de massacres avec un soutien à la résistance et à la libération palestiniennes.
Pourtant, la plupart des libéraux occidentaux qui compatissent au sort des Palestiniens en tant que victimes de l'oppression israélienne n'ont que rarement, voire jamais, défendu leur droit à renverser le système colonial raciste qu'Israël a instauré depuis 1948.
Les rares voix qui défendent ce droit souhaitent que les Palestiniens renversent le racisme et l'oppression coloniale par des moyens « pacifiques » - peut-être en jetant des fleurs sur les chars israéliens ou en écrivant des lettres à l'ONU.
Tout au plus, les manifestations occidentales de compassion cherchent-elles à atténuer une oppression que les Palestiniens sont invités à endurer noblement en tant que victimes d'une violence coloniale israélienne incessante, sans jamais menacer Israël d'une quelconque forme de violence en représailles.
Dès lors que les Palestiniens sont passés à l'acte, le 7 octobre, toute cette compassion s'est évaporée.
Joseph Massad
Joseph Massad est professeur d'histoire politique et intellectuelle arabe moderne à l'université Columbia de New York. Il est l'auteur de nombreux livres et articles, tant universitaires que journalistiques. Il a notamment écrit Colonial Effects: The Making of National Identity in Jordan, Desiring Arabs et, publié en français, La Persistance de la question palestinienne (La Fabrique, 2009). Plus récemment, il a publié Islam in Liberalism. Ses livres et articles ont été traduits dans une douzaine de langues..
Traduit de l'anglais MEE
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