04/12/2019 reporterre.net  12min #165465

 Défendre les retraites et le modèle social, c'est défendre l'écologie

La réforme des retraites aggraverait la crise écologique

Diverses organisations écolos ont lancé un appel à rejoindre les manifestants du 5 décembre contre la réforme des retraites du gouvernement. Elles lui reprochent de défendre un modèle libéral et productiviste, par essence anti-écologique, alors que des pistes existent hors du dogme de la croissance économique.

Le jeudi 5 décembre s'annonce comme une journée de mobilisation inédite contre le projet de réforme des retraites porté par le gouvernement. Joignant leur voix à celle des syndicats, plusieurs organisations écologiques ont vite lancé un appel à rejoindre le mouvement social.  Sur Reporterre, l'association basque Bizi invitait ainsi ses troupes à « participer pleinement » aux grèves et manifestations prévues, « pour défendre notre modèle de protection sociale et de solidarité, mais également pour ne pas laisser cette réforme aggraver [la crise] climatique ». Allons bon ! Quel rapport peut-il bien exister entre retraite et écologie ?

« Le Premier ministre l'a dit, un des effets de cette réforme sera de pousser les gens à travailler plus longtemps, rappelle Txetx Etcheverry, militant de Bizi. Travailler plus longtemps, cela signifie produire plus, donc consommer plus d'énergies et émettre davantage de gaz à effet de serre. » Plus précisément, la réforme voulue par Emmanuel Macron entend passer à un système de retraites par points : les cotisations des travailleuses et travailleurs seraient converties en points de retraite suivant la même formule pour tous et toutes la formule en question n'est cependant pas encore connue, et pourrait être ajustée en fonction de la conjoncture économique. Seule certitude, d'après l'économiste Jean-Marie Harribey, membre d'Attac et de la fondation Copernic, « le niveau des pensions va nécessairement dépendre du temps partiel et du chômage », ainsi que de la durée de cotisation.

Autre effet pervers du projet du gouvernement, selon M. Harribey, « il veut bloquer les ressources consacrées à nos retraites à leur proportion actuelle, soit 14 % de la richesse nationale, détaille-t-il. Or le nombre de personnes de plus de 65 ans va augmenter de plus de 6 millions d'ici 30 ans. Un nombre croissant de personnes qui se partagent une même part du gâteau, ça fait moins de gâteau par personne. Donc, tout ça ne peut mener qu'à une réduction des pensions individuelles. » D'après le  collectif Nos retraites, qui a largement travaillé à vulgariser cette réforme technique, en 2015, la pension nette moyenne représentait 65 % du salaire net moyen ; si le gouvernement va au bout de son projet, en 2060, elle n'en représentera plus qu'entre 44 et 50 %.

« La seule raison d'être des fonds de pension et des assurances est de garantir des retours sur leurs placements les plus élevés possible »

Au passage, en figeant le montant des retraites à 14 % du PIB, les dirigeants confirment une vision productiviste du modèle social : « On va dire aux retraité·e·s que leur niveau de vie dépendra de la croissance, et donc le lier à la dégradation des conditions de vie de leurs enfants et petits enfants », explique Txetx Etcheverry.

« Tout ceci vise à inciter les gens à travailler plus longtemps, ou à mettre de l'argent de côté, dans des assurances ou des fonds de pension, afin d'améliorer leur retraite », résume Régis, du collectif Nos retraites. Une analyse partagée par Christiane Marty, économiste, membre d'Attac et de la fondation Copernic : « L'objectif de fond des réformes des retraites depuis 1993 est d'ouvrir la voie à la capitalisation et de baisser les dépenses publiques, conformément au dogme libéral, estime-t-elle. Car les cotisations des salarié·e·s, qui vont directement payer les pensions de retraite, représentent une somme importante qui échappe aux marchés financiers. Les réformes successives n'ont donc cessé de durcir les conditions d'accès aux pensions, entraînant une baisse de leur niveau. » Celles et ceux qui le peuvent sont ainsi fortement incités à compléter leur retraite par une épargne individuelle.

D'après le collectif Nos retraites.

Une privatisation de la protection sociale incompatible avec les enjeux écologiques, selon Txetx Etcheverry : « La seule raison d'être des fonds de pension et des assurances est de garantir des retours sur leurs placements les plus élevés possible, pour faire augmenter le chiffre d'affaires, quitte à investir dans des activités polluantes. » En 2018, les 100 plus grands fonds de pensions publics au monde investissaient  moins de 1 % de leurs actifs dans la transition bas-carbone. À l'inverse,  à peine 10 % des fonds avaient aligné leurs objectifs sur l'Accord de Paris. « Notre système de retraites, est aujourd'hui hors du système marchand, c'est du bien commun, estime Régis, du collectif Nos retraites. Le projet du gouvernement impulse un changement de modèle... qui va tous et toutes nous toucher, négativement. »

Pour autant, le statu quo est-il tenable ? Comme le reconnaît Christiane Marty, « on a besoin de plus de financement pour les caisses de retraite, parce qu'il faut accompagner le fait qu'on aura plus de retraité·e·s et qu'il faut aussi améliorer les pensions », dont le niveau moyen s'est dégradé au fur et à mesure des réformes passées. Or, jusqu'ici, « les divers scénarios de financement des retraites d'ici 2050 ont presque tous supposé [quel que soit le bord politique qui les portait] une croissance économique indéfinie »,  écrivait Jean Gadrey en 2010. L'idée est simple, pour reprendre notre métaphore pâtissière : « Si le gâteau grossit, on peut en distribuer une plus grande part aux retraité·e·s, dont le nombre relatif augmente, sans rien retirer à personne », illustrait l'économiste. Sauf qu'il se pourrait bien que le gâteau n'enfle plus, souligne Jean-Marie Harribey, qui table sur « un ralentissement économique ». Et même s'il poursuivait sa levée, serait-ce souhaitable, au vu des effets écologiques désastreux qu'engendre la croissance ?

« Davantage d'emplois, c'est davantage de cotisants et de cotisantes »

Ce questionnement a titillé dès 2003, en plein conflit social sur les retraites, Matthieu Amiech et Julien Mattern. Dans un ouvrage intitulé  Le cauchemar de Don Quichotte (La Lenteur, 2013), ils dénonçaient alors le système actuel de retraites par répartition, comme « dernière illusion du capitalisme de gauche », et critiquaient vertement les « économistes de gauche » et leur discours productiviste. D'après les deux auteurs, ces économistes prônaient, pour assurer le financement des caisses de retraite « de revenir au plein emploi, à une croissance économique forte et régulière, grâce à des politiques keynésiennes qui stimulent la consommation et grâce aux gains de productivité, analysaient-ils. Il y a la volonté sans cesse réitérée de poursuivre le développement économique, de le pousser plus loin tout en s'efforçant de l'infléchir et de le mettre au service de finalités plus humaines. » Et les auteurs de se demander : « N'est-il pas incohérent de poser le problème des retraites à la manière des gestionnaires du capitalisme, c'est-à-dire dans le cadre d'un système d'accumulation indéfinie ? »

D'après le collectif Nos retraites.

Pour eux, à vouloir défendre les retraites, comme tout notre système de protection sociale, les « défenseurs de l'État social » se sont accommodés de la destruction de la planète, de la bureaucratisation, du « déclin des idéaux d'autonomie, de responsabilité individuelle et collective à l'échelle locale », de la mécanisation puis de l'automatisation du travail, corollaire de la quête de gains de productivité. Ainsi, notre système de Sécurité sociale « a toujours été un dispositif de compromis et non de subversion du capitalisme ». Seize ans plus tard, l'urgence écologique est passée par là. À gauche, « l'aspect le plus grossièrement productiviste a été gommé, admet Matthieu Amiech. Des gens comme Bernard Friot, Jean Gadrey ou Jean-Marie Harribey ont glissé dans leur discours, mais prudemment, avec de gros frein, en gardant le cadre mental d'une société industrialisée. »

De fait, les économistes d'Attac interrogés par Reporterre défendent un développement économique à même « d'assurer la transition écologique et de répondre aux besoins sociaux dans la santé, l'éducation, le logement », assure Christiane Marty. « La croissance n'est pas bonne ou mauvaise en soi : tout dépend de son contenu, dit-elle. Ce qui est insoutenable, c'est l'accumulation sans fin, le "produire toujours plus" sans critères d'utilité sociale ou environnementale, ce qui mène à un épuisement des ressources, à la pollution et au changement climatique. » À l'inverse, des politiques volontaristes pour créer des emplois dans la transition écologique permettraient selon elle de répondre à l'urgence climatique et de garantir les pensions : « Davantage d'emplois, c'est davantage de cotisants et de cotisantes, ce qui est un déterminant de l'équilibre financier des caisses de retraite. »

Tout de même, n'est-il pas dangereux de parier sur un développement économique, même soutenable, alors que les alertes se multiplient quant à un possible effondrement ? « En 1945, les retraites ont été créées à un moment où tout avait été détruit, la première caisse de sécu a été constituée dans un grenier, réagit Agathe, du collectif Nos retraites. Même en cas d'effondrement, on sera capable de créer entre nous des solidarités concrètes comme le système de retraites. » Pour Christiane Marty, « on n'a pas besoin de compter sur la croissance économique pour garantir un système de retraites solidaire dans une perspective de transformation sociale et écologique, pense-t-elle. Car même si le gâteau ne grossit pas, il est possible de le partager de manière plus juste. »

« Partage du temps de travail et relativisation de l'emprise excessive du travail et de l'économie sur la vie et sur la nature »

Pour rappel, le gâteau, c'est-à-dire la richesse produite, se répartit en gros entre la masse salariale salaires et cotisations, ce qui inclut donc les retraites et les profits. « Depuis les années 1980, le curseur du partage s'est déplacé au détriment de la masse salariale, en faveur des profits, précise Mme Marty. Il est donc envisageable de récupérer la part de la masse salariale perdue, en augmentant les salaires nets et les cotisations sociales, et en réduisant la part qui va aux dividendes. » Autrement dit, même si le gâteau vient à se réduire en une tartelette sous le coup d'un effondrement, il y aura toujours des morceaux à se partager ; l'essentiel est donc de se battre pour que ces restes n'aillent pas dans l'estomac des actionnaires.

De son côté, Txetx Etcheverry esquisse les contours d'une réforme des retraites compatible avec la catastrophe écologique : « On ne peut plus augmenter la production, il faut la stabiliser voire la diminuer, insiste-t-il. Donc la solution passe forcément par le partage du travail et des richesses. » Dans la même veine, Jean Gadrey revendiquait en 2010 « la retraite à 60 ans », comme « outil majeur à la fois de partage du temps de travail et de relativisation de l'emprise excessive du travail et de l'économie sur la vie et sur la nature ». L'économiste préconisait également de « dresser un bilan des dizaines de milliards récupérables annuellement sans croissance quantitative en prenant l'argent là où il est : l'excès de profits, les hauts revenus, la spéculation, la fraude fiscale et les niches et paradis fiscaux ».

Matthieu Amiech propose pour sa part de « prendre les choses par le bas, par le local » : « Nous devons construire les systèmes de solidarité à l'échelle où les gens peuvent les penser réellement, dit-il. Ce n'est qu'à partir du début du XXe siècle qu'il y a eu une centralisation des systèmes de solidarité qui a fait disparaître les caisses ouvrières. On peut y revenir. Ça heurte un imaginaire égalitaire et jacobin, mais la nation est tout aussi arbitraire qu'autre chose. La question écologique pose la nécessité d'en revenir à des échelles plus réduites, plus locales, qui sont des échelles de délibération politique pertinente. » Derrière chaque système de retraites se trouve un « choix de société » selon les mots de Christiane Marty. La réforme du gouvernement entérine un modèle libéral et productiviste, antiécologique. D'autres propositions fourmillent, qui nécessitent une mobilisation sociale afin d'être entendues. « On nous dit que nous rêvons, mais je trouve plus utopique de se résigner à la fin d'une vie civilisée sur Terre que de mener des politiques volontaristes de transformation sociale et écologique », conclut Txetx Etcheverry.

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