Alors que les grandes puissances sont engagées dans un bras de fer herculéen qui se joue sur la scène mondiale avec l'invasion de l'Ukraine par la Russie, Victoria Nuland a effectué une brève visite au Sri Lanka. L'ancienne secrétaire adjointe aux Affaires européennes et eurasiennes a été un temps ambassadrice des États-Unis auprès de l'OTAN. Elle a travaillé intensivement à l'élargissement de l'alliance à sept nouveaux membres. Mme Nuland a également dirigé un groupe de travail du Council on Foreign Relations sur « la Russie, ses voisins et l'élargissement de l'OTAN ». Colombo était la troisième étape de sa tournée du 19 au 23 mars, qui a débuté au Bangladesh et qui est passée par l'Inde.
Les commentaires quelque peu circonspects de Mme Nuland aux médias de Colombo contrastent avec les événements rapportés par les médias à Dhaka et à Delhi, où les reportages suggèrent qu'elle s'est montrée plus ferme, exhortant les autorités bangladaises et indiennes à s'aligner sur Washington et ses alliés occidentaux pour condamner la Russie. À Dhaka, elle a invoqué la nécessité pour « toutes les nations libres et tous les peuples libres de se tenir aux côtés du peuple ukrainien », selon le Daily Star. En Inde, elle a déclaré dans une interview à la chaîne NDTV que « les démocraties doivent se serrer les coudes et faire évoluer leur position vis-à-vis de la Russie... » et « doivent s'opposer aux autocraties comme la Russie et la Chine ». Elle a ajouté que ce message avait été transmis à New Delhi.
Malgré les appels US au boycott, l'Inde continue d'acheter du pétrole russe, maintenant à prix réduit. Ce n'est pas la première fois que Delhi suit sa propre voie. L'Inde n'a pas été punie lorsqu'elle a acheté le système de défense aérienne russe S400 il n'y a pas longtemps, faisant fi des sanctions US. L'Inde est pourtant désignée comme un partenaire majeur des États-Unis en matière de défense, elle a conclu quatre accords de défense clé avec Washington. Et les États-Unis ont besoin de l'Inde dans leur guerre quasi déclarée contre la Chine. Mais une réunion urgente du Quad (alliance entre les États-Unis, l'Inde, le Japon et l'Australie pour contrer la Chine) n'a pas permis de produire une déclaration commune condamnant la Russie, en raison de la position neutre de l'Inde.
De fait, les trois États sur l'itinéraire de Mme Nuland se sont abstenus de voter la résolution de l'Assemblée générale des Nations unies du 2 mars 2022 critiquant la Russie. Le Bangladesh a voté en faveur d'une résolution ultérieure.
Remarques à Colombo
À Colombo, à l'issue d'entretiens bilatéraux et lors d'un point de presse conjoint avec le ministre sri-lankais des Affaires étrangères, G.L. Peiris, Mme Nuland a félicité le gouvernement d'avoir progressé sur les « questions de guérison nationale et de justice. » Les États-Unis ont été le principal architecte d'une résolution adoptée en 2015 contre le Sri Lanka au Conseil des droits de l'homme des Nations unies, alléguant des violations des droits de l'homme lors des dernières phases de la guerre contre les LTTE séparatistes [Tigres de Tamoul, NDLR]. Mme Nuland a particulièrement salué les modifications apportées à la loi sur la prévention du terrorisme (PTA). Elle a déclaré que les États-Unis « encourageaient » les élections des conseils provinciaux et que la démarche « courageuse » du gouvernement de faire appel au FMI était « absolument cruciale ». Les États-Unis seront un partenaire et renforceront la capacité de leur ambassade « pour travailler avec vous en ce moment vital », a-t-elle ajouté. Elle a aussi fait référence à « l'agression brutale de la Russie ».
Le discours a peut-être apaisé les oreilles du gouvernement, mais il a dû sonner faux pour d'autres, alors que la colère populaire se répand dans les rues en raison de difficultés économiques extrêmes. Les militants des droits de l'homme soulignent par ailleurs que les pires éléments la PTA restent intacts, même après les amendements.
Il est intéressant de noter que les louanges de Nuland pour les « avancées vers la guérison nationale » sont liées à des commentaires sur les initiatives américaines en matière de sécurité :
« Mais dans l'ensemble, je tiens à féliciter tout particulièrement le ministre des Affaires étrangères et son partenariat avec le ministre de la Justice pour avoir fait avancer toutes ces questions de guérison nationale et de justice. En prenant ces mesures, vous ouvrirez encore plus d'espace pour notre partenariat, en particulier dans le domaine de la sécurité. Un partenariat qui est déjà fort dans le domaine maritime et dans le domaine de l'aviation. Comme vous le savez, nous avons deux vedettes américaines qui sont maintenant en service dans la marine sri-lankaise et nous en avons une autre en route qui est en train d'être équipé; et vos marins la feront naviguer ici dans les semaines à venir. »
Ce rétropédalage en matière de droits de l'homme et de réconciliation nationale est-il la contrepartie de la coopération avec les États-Unis dans le cadre de leur « stratégie indo-pacifique libre et ouverte »? Ou est-ce parce que la mission consistant à attirer le Sri Lanka dans la sphère d'influence de Washington est effectivement menée à bien par un mandataire proche du pays ? Aux Maldives par exemple, il est évident que ce projet est déjà bien avancé. Les Maldives ont en effet signé un accord de défense avec les États-Unis en 2020, et avec l'Inde en 2021.
Contrats de défense
Une grave crise de change a récemment poussé le Sri Lanka à solliciter le soutien financier de l'Inde. Une aide d'un montant de 2,4 milliards de dollars a été promise. Elle comprend un prêt pour couvrir les besoins essentiels de nourriture, de médicaments et de carburant. Durant cette période, un accord attendu depuis longtemps par l'Inde a été finalisé. Il porte sur un parc de réservoirs pétroliers stratégiquement situé à Trincomalee. Les reportages des médias - non contredits par le gouvernement - font référence à d'autres accords liés à la défense, qui serviraient les intérêts de l'Inde en matière de sécurité maritime.
Selon le Hindustan Times du 22 mars 2022, « outre les accords portant sur l'achat de deux avions Dornier et l'acquisition par le Sri Lanka d'un dock flottant naval de 4 000 tonnes, Colombo a accepté d'affecter un officier de liaison naval au centre de fusion des informations de la marine indienne - région océanique indienne (IFC-IOR) à Gurugram... ». Le dock flottant est décrit comme « une installation équipée de systèmes automatisés permettant des réparations rapides et de qualité des navires de guerre. Ces docks ont la capacité de soulever de grands navires tels que des frégates et des destroyers, et sont conçus pour être amarrés le long d'une jetée ou dans des eaux calmes afin d'effectuer sur les navires des réparations planifiées ou d'urgence«. Théoriquement, une telle installation ne devait pas figurer sur la liste d'achat du Sri Lanka. Ce qui soulève la question de savoir quels navires de guerre seront entretenus à Trincomalee. Dans quel type de scénario de conflit (ou autre) cela se produirait-il ?
Entre-temps, le cabinet a approuvé la création d'un « centre de coordination des secours maritimes » financé par l'Inde à hauteur de 6 millions de dollars. Selon le Sunday Times, ce centre sera situé au quartier général de la marine à Colombo. Il est également rapporté que les États-Unis fourniront gratuitement deux avions de surveillance maritime Beechcraft 360ER à l'armée de l'air du Sri Lanka. « L'avion sera remis à l'armée américaine, qui installera des capteurs » avant d'être livré à l'ALS, selon The Defense Post. Il n'est pas nécessaire d'être très perspicace pour voir que ces « cadeaux » serviront les intérêts des donateurs, et non ceux de leurs bénéficiaires.
Au cours des dernières années, aidés par leurs alliés, les États-Unis ont construit une architecture de sécurité maritime dans la région de l'océan Indien pour atteindre leurs objectifs stratégiques. Ces démarches s'inscrivent dans le cadre de ce qu'ils appellent leur « stratégie indo-pacifique libre et ouverte ». Face à l'évolution de l'équilibre mondial du pouvoir, la superpuissance se bat pour maintenir son hégémonie, tout en cherchant à neutraliser ceux qu'elle perçoit comme des adversaires. Dans ce grand jeu, le Sri Lanka est considéré comme un atout précieux, en raison de sa position stratégique à proximité de voies maritimes vitales.
Les États-Unis et l'Inde ont maintenant pris pied au Sri Lanka, dans les secteurs économiques clés de l'énergie et des ports où la Chine a déjà des investissements importants. Certains de ces accords ont été conclus par le biais de propositions non sollicitées - et selon certains, sans procédure régulière. Le public est mécontent que de multiples actifs stratégiques soient aux mains de puissances étrangères, car une mainmise sur l'économie pourrait constituer une menace pour la souveraineté.
Dans ce contexte, la question qui se pose lorsqu'un haut fonctionnaire US effectue une discrète visite, c'est de savoir si un accord de défense avec les États-Unis a été sollicité ou approuvé au Sri Lanka. Au Bangladesh, interrogée sur la signature d'un quelconque accord de défense, « [Nuland] a répondu qu'ils avaient remis un projet d'accord - GSOMIA (General Security of Military Information Agreement) - à la partie bangladaise«, selon The Daily Star. « Nous sommes très confiants dans le fait que nous serons en mesure de régler cette question et c'est ce que nous attendons avec impatience«, aurait-elle déclaré. Le point de presse à Colombo s'est toutefois déroulé sans qu'aucune question de ce genre ne soit posée - pour des raisons inconnues.
Source originale: Dateline Colombo (A version of this article appeared in the Daily Mirror)
Traduit de l'anglais par GL pour Investig'Action