15/12/2025 ssofidelis.substack.com  6min #299031

La vision de Karaganov pour l'avenir de la Russie devient réalité

Vladimir Poutine et Sergueï Karaganov

Par  Larry Johnson, le 15 décembre 2025

Lors de ma dernière visite à Moscou, j'ai eu le privilège de faire la connaissance de Sergueï Karaganov et d'échanger avec lui. M. Karaganov est un éminent penseur russe en matière de politique étrangère et doyen de la Higher School of Economics. Il est également à l'origine du concept de "Grande Eurasie" qu'il a introduit au milieu des années 2010. Selon lui, ce concept marque une réorientation stratégique de la Russie, l'éloignant d'un Occident en déclin pour se tourner vers le cœur eurasien multipolaire. En réponse à la crise ukrainienne de 2014 et aux sanctions occidentales, il a défendu une vision s'appuyant sur le discours de Vladimir Poutine au Valdai Club en 2013, qui a évolué en perspective géopolitique globale en 2018. Il a décrit la "Grande Eurasie" comme un "espace paneurasien de développement, de coopération, de paix et de sécurité", positionnant la Russie comme le "centre et le nord" d'une vaste communauté continentale intégrant l'Europe, l'Asie et le Moyen-Orient. Dans son article de 2025 intitulé Eastern Turn 2.0 [Virage vers l'Est 2.0], il appelait à une transformation civilisationnelle, passant de la "parenthèse européenne" de 300 ans à une civilisation ancrée dans son identité eurasienne, privilégiant l'autonomie, les valeurs traditionnelles et les alliances avec des puissances non occidentales émergentes telles que la Chine et l'Inde.

Son plaidoyer en faveur d'un pivot stratégique de la Russie vers l'Est (en particulier vers l'Asie et l'Eurasie) répond à l'hostilité occidentale, à la décadence morale et au déclin économique. Selon lui, l'accent sur la "Grande Eurasie" est essentiel à la survie et à la renaissance de la Russie. Dans son article, il affirme que la Russie est appelée à rejeter le libéralisme occidental, caractérisé par l'individualisme, le consumérisme et le "délitement moral" incarné par le multiculturalisme dévoyé, pour embrasser un "tournant civilisationnel" vers des alliances eurasiennes, fondées sur la loyauté à l'État, les valeurs traditionnelles et les partenariats avec des puissances émergentes telles que la Chine et l'Inde. Le point de vue de Karaganov n'est pas seulement un exercice académique. Cette vision concrète cherche à galvaniser la volonté russe de coopération et de collaboration plutôt que la glorification des réalisations individuelles ou les objectifs impérialistes, et à créer une politique étrangère et économique viable offrant des retombées tangibles et une sécurité à la Russie et à ses partenaires.

L'entretien avec la légende du hockey Vyacheslav Fetisov m'a aidé à comprendre la mentalité russe, qui, selon moi, a façonné la pensée de Karaganov. Fetisov, surnommé Slava, est député à la Douma d'État de l'Assemblée fédérale de la Fédération de Russie, ainsi que premier vice-président de la commission de la Douma d'État chargée des sports, de leur développement, de la jeunesse et du tourisme. Il s'est toutefois d'abord fait connaître en Russie comme le Michael Jordan du hockey. Il m'a longuement parlé de ce qu'il a appris lors de son voyage aux États-Unis en 1989 pour jouer avec les New Jersey Devils. Il a été choqué par le poids accordé à la performance individuelle et par le manque de considération pour le jeu en équipe. Bien qu'il ait été célébré en Russie comme un joueur d'élite, il voyait ses exploits comme liés à un système soviétique axé sur la collaboration.

Dans des interviews liées au documentaire Red Army (2014), réalisé par Gabe Polsky, Fetisov a souligné que le hockey soviétique privilégie un "style créatif, collaboratif", axé sur la pensée collective et le jeu d'équipe complexe plutôt que sur l'individualisme. Il a décrit l'entraînement intense et permanent sous la direction d'entraîneurs tels qu'Anatoly Tarasov comme un "travail d'équipe par excellence" influencé par la stratégie des échecs russes et la rigueur du ballet du Bolchoï, se traduisant par des passes fluides, le contrôle du palet et un jeu collectif déroutant pour les adversaires nord-américains. Fetisov a déclaré que

"dans les équipes soviétiques, on jouait comme ça [en équipe]... et dans tous les sports faisant appel à la réflexion collective, nous étions imbattables"

et a attribué à ce principe le succès inégalé de l'équipe (médailles d'or olympiques, championnats du monde, etc.). Cette mentalité est, selon moi, au cœur de la vision de Karaganov décrite dans Eastern Turn 2.0.

Karaganov, qui croyait que la tendance de l'Occident aux "guerres hybrides" par le biais de sanctions et pressions idéologiques serait l'étincelle déclenchant la réorientation de la Russie, loin de la "périphérie" de l'Europe, vers le potentiel inexploité de la Sibérie en tant que nouveau centre économique et spirituel, a vu ses prédictions confirmées par l'évolution des événements depuis le début de l'opération militaire spéciale de la Russie en Ukraine en février 2022. Au lieu de faire appel aux entreprises américaines pour fournir des avions de ligne commerciaux, la Russie produit désormais deux modèles intégralement conçus et fabriqués dans le pays avec des pièces et des moteurs russes. Les usines russes produisant équipement militaire et armes surpassent celles de l'Occident dans son ensemble. La grande majorité des Russes, qu'ils soient politiquement influents ou non, réalisent désormais qu'ils n'ont pas besoin de l'Occident pour survivre et prospérer. Plus important encore, la Russie et ses partenaires des BRICS ont instauré un nouveau système financier et commercial qui les protège de la coercition de l'Occident.

Karaganov considère l'Orient comme un partenaire dynamique et non idéologique, source de croissance mutuelle grâce à des organisations telles que les BRICS et l'OCS, et libéré de l'"universalisme" occidental jugé impérialiste. Ses mises en garde contre une dépendance excessive à l'égard de l'Occident, même dans le cadre d'éventuels accords avec Trump, ainsi que son plaidoyer en faveur d'une "Grande Eurasie" comme alternative multipolaire où la Russie pourrait jouer un rôle de premier plan en matière de sécurité et d'énergie, tout en tirant profit de l'essor de l'Asie, commencent à se concrétiser. Cette évolution favorise le développement national de la Russie, le multiculturalisme et la souveraineté à long terme, et transforme les sanctions occidentales en opportunité d'autonomie. Les décisions de Poutine de ces 47 derniers mois confirment qu'il partage la vision de Karaganov pour qui l'Orient sera l'allié de la Russie dans un monde post-occidental.

De nombreux Russes, en particulier pendant la guerre froide, rêvaient de l'Occident et de ses normes culturelles. Mais ça, c'était avant. Aujourd'hui, l'Occident, tant les États-Unis que l'Europe, incarne une puissance en déclin et source de conflits, dépourvue de toute substance ou pertinence pour la Russie. La Russie reste ouverte à une relation cordiale avec les États-Unis, mais uniquement fondée sur le respect mutuel. La Russie ne se laissera ni intimider ni contraindre. Elle se tourne plutôt vers la Chine, l'Inde et d'autres nations du Sud global pour établir des relations économiques, politiques et militaires collaboratives plutôt que dominatrices. Sergueï Karaganov est un universitaire d'un rare talent. Au lieu de se concentrer sur des concepts ésotériques sans pertinence pour la vie des citoyens lambda, il a développé une vision pragmatique de l'avenir de la Russie et du monde, redéfinissant la place de la Russie et de ses partenaires en Asie. Bravo, monsieur Karaganov.

J'ai participé à deux podcasts intéressants ces deux derniers jours, l'un avec un média d'information en Croatie, l'autre avec Pluralia Dialogos :

Traduit par  Spirit of Free Speech

 ssofidelis.substack.com