14/07/2020 leterrien.fr  8 min #176782

Laissez pousser l'herbe, bordel !

Eric Lenoir est à l'origine du jardin Punk, un concept que l'on pourrait définir comme un jardin libéré de l'emprise humaine.

Lorsqu'on lui demande de nous en dire plus, ce vrai rebelle des jardins, lui-même ancien punk, lance bravache « c'est simple, vous lâchez la tondeuse et vous ne faites rien. Vous observez.»

Derrière son air désinvolte Eric Lenoir est en réalité un  paysagiste visionnaire et engagé, conscient que la nature n'est jamais aussi belle qu'à l'état sauvage. Il s'oppose à la maîtrise de l'homme sur la nature, « une philosophie qui trouve son paroxysme dans le jardin à la française » constate-t-il.

Diplômé de l'École Du Breuil - la prestigieuse école d'horticulture de la ville de Paris - auteur de plusieurs ouvrages, notamment le Petit traité du jardin punk (Éd. Terre Vivante), il présente cette année  le jardin Résilience et Anthropismes au festival international des jardins de Chaumont-sur-Loire.

Rencontre avec un fou de nature.

On perçoit une colère à l'origine de votre inspiration...

Sans doute parce que j'ai grandi dans une cité HLM de Rosny sous-bois dans le 93, là où on a voulu faire en sorte que les gens se sentent bien et où ils se sentent si mal, finalement.

Du bâti aux « espaces verts », les concepteurs de ces cités ont créé quelque chose de conceptuel qui n'a jamais réellement répondu aux besoins de la population. Ils ont raisonné en termes de normes, d'aménagement du territoire, avec une conception des besoins propre à une génération née avant-guerre... Cela se traduit jusque dans cette nature aménagée sous forme de jardins, qu'on a d'ailleurs souvent laissé dépérir par manque de moyens ou d'intérêt.

Quand j'étais petit on ne se disait jamais « tiens, je vais aller au jardin ». Ma vocation est sans doute en partie née de cette frustration.

Aujourd'hui, c'est pour la biodiversité que je pousse un cri (d'où notre titre. ndlr).

Vous vivez à la campagne à présent ?

Oui au nord de la Bourgogne, face aux plaines agricoles où j'ai sauvé une parcelle promise à cette agriculture productiviste qui me sort par les yeux. Pour entretenir cet espace de près d'un hectare et demi il m'a fallu être inventif pour économiser du temps et du coût d'entretien. C'est là qu'est née l'idée du jardin punk, un jardin rebelle en quelque sorte. J'ai surtout voulu prouver qu'avec peu de moyens, peu de temps et pas forcément beaucoup de compétences, on pouvait faire bien mieux.

Comment, concrètement ?

On pose déjà la tondeuse. Cette histoire de tondeuse c'est complètement atavique vous avez remarqué ? Dès qu'on achète la maison, avant même de réfléchir on plante son rosier acheté en supermarché, on taille la haie de thuya et on tond l'herbe. Alors que ça n'a absolument aucun sens.

Lorsque je dis cela on me répond souvent que ça fait sale, si on ne tond pas. Mais c'est n'importe quoi ! Ça revient à dire qu'un espace naturel fait sale ! Ces arguments n'ont aucun sens. C'est culturel, c'est du conditionnement. On a surtout des tondeuses à vendre.

Mais que dites-vous aux amateurs de foot sur gazon ?

Vous occupez tout l'espace du jardin pour jouer ? Souvent quand on a tondu le tiers de la surface c'est largement suffisant. Un môme n'a que faire de 2000 m2 de gazon. Tondez plutôt des allées au milieu des hautes herbes là où vous devez circuler, les gamins vont s'y amuser et vous leur offrirez une première immersion dans la nature.

Quel est l'intérêt de laisser pousser l'herbe ?

En termes écologique ça n'a tout simplement rien à voir. L'herbe haute garde l'humidité de la rosée du matin, le sol reste frais, différentes espèces végétales vont apparaître et l'enrichir, alors qu'en été les pelouses crament en quelques jours à moins de les arroser abondamment.

Quant à la faune, dans les herbes hautes elle foisonne, c'est une véritable jungle en miniature ! Chez moi il y a même des mantes religieuses... Sur une pelouse rasée en revanche, ça n'est pas du tout la même histoire. On est plutôt dans un désert de biodiversité. Sur ce point le gazon, c'est vraiment de la m****.

« Le gazon, c'est une monoculture ! »

Finalement une prairie sauvage - faite d'herbes hautes - va capter le carbone, réguler la température, stocker l'humidité et offrir le gîte et le couvert à d'innombrables espèces d'insectes, d'oiseaux et de petits mammifères. Ses bénéfices écologiques sont immenses. Même sur des petites surfaces.

Surtout quelle beauté cette variété d'espèces, ces hautes herbes qui accrochent la lumière...

Il faut quand même bien tondre de temps à autres, non ?

Le moins souvent possible. Chez moi je ne tonds pas, sauf pour créer des allées ou des espaces fonctionnels. Je fauche à la main, généralement vers la fin de l'hiver et seulement à certains endroits choisis. La végétation haute abrite la faune auxiliaire en hiver, et quand ça gèle c'est magnifique.

Ne pas hésiter à diversifier les périodes de fauchage, cela permet aux différentes espèces de plantes de se ressemer d'une saison à l'autre. Mais surtout éviter de couper juste avant l'été pour ne pas déranger la nidification. Comme pour les haies, si on peut laisser les oiseaux tranquilles de mars à fin septembre, c'est très bien.

Il n'y a pas de règle stricte si ce n'est une intervention minimale. Chez moi je constate avec le temps que moins j'interviens, mieux mon jardin se porte. Il y a bien quelques chardons qui poussent ici et là... mais ça ne me dérange pas du tout bien au contraire : ils attirent les magnifiques chardonnerets. Et s'il y en a vraiment trop, que ça pique trop ou qu'ils risquent de créer des histoires avec les voisins paysans, je sors la faux après leur floraison pour en éliminer une partie, comme ça tout le monde est content. Ainsi, les butineurs (et leurs prédateurs) auront profité des fleurs.

Comment s'organise votre (grand) jardin ?

J'ai créé mon design. J'ai choisi une partie des arbres que j'avais envie de mettre - beaucoup sont issus de récup - les groupes de végétaux qui m'intéressaient avec un minimum de gestion, car je me suis aperçu que je fais toujours moins bien que la nature. J'ai par exemple planté une haie d'osiers, c'est superbe en hiver. Le bois passe du jaune à l'orange et vire au rouge. Les abeilles y vont dès le début du printemps... tout a du sens, de l'intérêt.

« J'invite les gens à penser leur jardin plutôt qu'à le décorer. »

Au début j'ai notamment planté une centaine d'arbres récupérés chez un collègue pépiniériste qui devait les abattre faute de débouché commercial pour eux. Malgré des conditions infâmes la première année - le gel, les inondations et une sécheresse terrible - la plupart ont survécu et se portent à merveille aujourd'hui.

Comment gérer l'arrosage ?

Je n'arrose jamais mon jardin. Le nombre d'arrosoirs utilisés pour mes 150 premiers arbres se comptent sur les doigts d'une main, uniquement pour les plus fragiles auxquels je tenais particulièrement, et seulement la première année.

Généralement je n'interviens pas, partant du principe que si la plante n'arrive pas à vivre dans le terrain c'est qu'elle n'est pas au bon endroit. Les plantes s'aident mutuellement. Les plus grandes offrent de l'ombre aux plus fragiles, certaines stockent l'eau de surface et régulent la température au sol, des échanges de nutriments se font par les racines qui elles-mêmes aèrent le sol et l'enrichissent, c'est un processus extrêmement complexe.

Dans un sol qui n'est pas travaillé, une véritable collaboration se fait entre les végétaux et le sol grouille de vie, ce qui explique pourquoi mon jardin n'a pas besoin d'interventions.

Et je précise que dans ma pépinière la production est tout à fait qualitative. Cultivées dans des conditions d'adversité réelles, avec des soins et des arrosages minimaux, sans aucune forme de traitement même bio, mes plantes se portent finalement très bien.

Vous n'intervenez pas plus sur les nuisibles et les mauvaises herbes ?

Certaines plantes qu'on perçoit comme néfastes comme le chardon ou les Rumex apportent des bienfaits précieux pour d'autres plantes. Par exemple la ronce prépare un terrain avant que des essences nobles s'y installent. Elle apporte un formidable engrais vert dans le sol et produit beaucoup de biomasse. L'idéal pour des grands arbres qui vont ensuite pouvoir y croître. Je la surveille pour qu'elle n'envahisse pas tout et la tolère là où je peux.

Quant aux nuisibles, en dehors des  chats qui sont un véritable cauchemar pour la biodiversité, je ne vois que des alliés. Donc là aussi, aucune action de ma part, sinon faire en sorte de faciliter le travail des régulateurs naturels.

Je ramasse bien quelques limaces ou escargots que je lance au loin à l'occasion, mais c'est tout. Ça nourrit les grives et les autres amateurs dont j'ai besoin pour réguler le nombre de gastéropodes. Par ailleurs les limaces, pour ne citer qu'elles, ont un rôle clé dans l'écosystème. Elles disséminent les champignons, or on sait que la vie des sols passe beaucoup par les champignons. Elles mangent aussi les détritus et contribuent à la création d'humus autant que les lombrics. Autre atout dans leur manche, parmi d'autres : elles mangent l'un des champignons qui attaque le rosier, sans le diffuser. Ça vaut bien le sacrifice de quelques pousses vous ne trouvez pas ?

On dit que les Punks ne respectent rien... Vous respectez la nature !

Être punk, c'est avant tout ne rien respecter qui n'ait pas de sens. Et justement, le jardin rejette tout ce qui n'a pas de sens. On est donc fait pour s'entendre.

Crédits photos : Eric Lenoir.

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