par Raphaël Godechot 19 octobre 2020
Sur le plateau de Saclay, au sud de Paris, une Silicon Valley à la française commence à émerger, engloutissant au passage des terres agricoles, détruisant des hôpitaux et des services publics de proximité pour les regrouper en un lieu unique, au plus près des futures start-up. Sur place, la résistance s'organise avec une occupation des terrains depuis le 18 octobre.
Bienvenue sur le plateau de Saclay ! Ici la recherche, les entreprises, les universités, les laboratoires se côtoient au plus près en quête d'excellence. Et qui pourrait être contre ? À première vue, ce projet n'a rien d'un Europa city, le projet abandonné de centre commercial gigantesque qui a failli dévaster des terres agricoles dans le Val d'Oise. Celui-ci avait suscité une forte opposition des riverains et des militants écolos. Bien que moins médiatisées, les craintes et la contestation des habitants du plateau de Saclay existent tout autant. Depuis le 18 octobre, des agriculteurs locaux ont mis à disposition leurs terres pour accueillir un camp d'une semaine visant à préparer la suite de la résistance sur le plateau.
« Sous prétexte d'excellence scientifique, on détruit les terres les plus fertiles d'Europe »
Le plateau de Saclay c'est 7700 hectares répartis sur 27 communes en Essonne et dans les Yvelines. En 2006, une opération d'intérêt National (OIN) est décrétée sur le plateau. Concrètement, l'État prend la maîtrise de l'aménagement de ce territoire. Les élus locaux en désaccord avec le projet ne peuvent plus avoir voix au chapitre. C'est en 2008, sous la présidence de Sarkozy, que le projet s'accélère. Le gouvernement annonce vouloir faire un « cluster ». À l'époque on ne pensait pas Covid : ça voulait dire centralisation de la recherche, des universités et des entreprises pour favoriser l'innovation et la création... Bref : les premières briques de la « start-up nation » sont posées bien avant l'ère Macron.
Dès le départ, des collectifs citoyens ainsi que de nombreux experts (Commissariat général à l'investissement, Syndicat des transports d'Île-de-France, cour des comptes, chercheurs...) se prononcent contre ce projet de cluster et de transport à forte capacité (avec la création de la ligne 18). D'enquêtes publiques en concertations avec les habitants, le projet est imposé. Quinze ans après les débuts de l'aménagement le constat est amer : « Sous prétexte d'excellence scientifique, on détruit les terres les plus fertiles d'Europe pour y implanter une ville nouvelle » déplore Sandra, habitante de Palaiseau, investie dans de nombreux collectifs citoyens locaux.
Des agriculteurs désemparés
S'il est vrai que les nouveaux logements et parkings sont souvent mal accueillis, qui peut se plaindre de certains projets en cours, tels que le nouvel hôpital, le nouveau lycée, le nouveau métro, par ces temps de casses sociales ? « Le problème n'est pas à prendre dans ce sens : l'aménagement du plateau a été fait sur une logique inversée : à titre d'exemple, la ligne 18 ne répond pas à un besoin des habitants du plateau et des vallées avoisinantes, mais conditionne la possibilité d'une urbanisation massive du plateau » explique la riveraine.
Emmanuel Vandame est agriculteur sur le plateau à Villiers-le-Bâcle. « Avec les aménagements, notre métier devient impossible, les terres agricoles se rétrécissent. Sur la dizaine d'agriculteurs que nous sommes, je n'en connais pas un qui ne pense pas à laisser tomber. » La ligne 18 préoccupe particulièrement les agriculteurs. Elle doit relier Nanterre à Orly en passant par Versailles et le plateau de Saclay. « Le métro va couper les champs, empêcher le déplacement de certaines machines. Ce sera le coup de grâce. »
« Évidemment que les soignants ne sont pas contre un nouvel hôpital. Mais cela ne justifie pas d'en fermer trois ! »
Il n'y a pas que les agriculteurs qui s'inquiètent des aménagements. En 2018 la Cour des comptes a déclaré qu'avec ces aménagements chiffrés à 5,3 milliards, « l'État s'est lancé dans le projet très ambitieux de Paris-Saclay sans avoir au préalable défini clairement les moyens permettant de le réaliser. » [1] Elle ajoute que le financement du Grand Paris Express, dont fait partie la ligne 18, risque fort de générer « une dette perpétuelle » [2]. La ligne qui ne sera pas opérationnelle avant 2026, sera en fait largement sous-utilisée. « Nos dirigeants ne veulent rien entendre. On met des gens là-haut avec une solution de transport catastrophique pour nos terres agricoles et la biodiversité » conclut l'agriculteur. Cela, malgré l'existence d'un réseau de bus qui connecte le plateau au RER B et un bus en site propre desservant le plateau.
Le nouvel hôpital qui verra le jour en 2024 interroge également. « On ferme trois hôpitaux à Orsay, Longjumeau et Juvisy, on supprime 900 postes et au moins 300 lits » s'inquiète Nathalie Le Méné, aide-soignante à l'hôpital d'Orsay, syndiquée à la CGT. « Évidemment que les soignants ne sont pas contre un nouvel hôpital. Mais cela ne justifie pas d'en fermer trois ! Celui du plateau est censé être high-tech, mais ce n'est pas la technologie qui va soigner les gens, la télémédecine ou l'ambulatoire (l'entrée et sortie de patients en moins de 12 h après opération) ne suffiront pas. Il faut de l'humain. En plus les hôpitaux sont répartis sur des communes stratégiques Celui-là s'en éloigne. » À noter qu'en Essonne, de nombreuses communes connaissent déjà une situation de désert médical [3]. La crise sanitaire n'a absolument pas rebattu les cartes. « Le gouvernement est sur une logique purement financière. Cet hôpital est une manière d'économiser du personnel, des lits, du temps, bref de l'argent... donc Covid ou pas, l'État n'a absolument pas revu ses plans. »
Lycéens et élèves des communes environnantes relégués au second plan
Autre point d'exaspération pour les habitants, le lycée international : « C'est vraiment un moyen d'empêcher tout mixité sociale » affirme Sandra. Les autorités ne le cachent d'ailleurs pas vraiment : « Les chercheurs, les développeurs, les designers du monde entier qui viennent s'installer ici [devaient] pouvoir scolariser leurs enfants » avait justifié Valérie Pécresse [4]. « Donc tant pis pour les lycées et les élèves des communes environnantes qui seront relégués au second plan. C'est comme l'hosto : c'est construit pour les chercheurs du plateau ! » s'exclame Sandra.
Du côté du gouvernement, on se félicite. Cette année, l'université Paris-Saclay figure à la 14ème place au classement de Shanghai. Une première pour une université française. Les mètres cubes de béton finissent-ils par payer ? Cyril Girardin, chercheur sur le plateau à l'Institut national de la recherche agronomique (INRA) n'est pas de cet avis.« C'est un des buts premiers de cet aménagement : figurer en haut du classement de Shanghai. On avait des unités de recherche émiettées, dispersées. Le fait de regrouper tous les chercheurs sous la bannière Université Paris-Saclay permet de cumuler le nombre de publications, et donc gagner des places. C'est juste de l'arithmétique. » Un gonflage artificiel donc pour le chercheur.
La dangereuse collusion des labos de recherche et des intérêts privés
Par contre, le sacrifice de terres, pour délocaliser les établissements vers le plateau dans le but de tout regrouper, a bien été réel. Pour quel résultat ? « Je ne pense pas qu'on soit dans une meilleure production de la recherche depuis notre meilleur classement. On n'a pas plus de moyens qu'avant. Mais les publications des chercheurs rentrent désormais parfaitement dans les cases du classement de Shanghai. On est dans une politique du chiffre et ça pousse à publier un peu tout et n'importe quoi. » Le chercheur observe un dangereux mélange des genres entre recherche publique et intérêt privé. « On a aussi dit que c'était pour rapprocher la recherche des entreprises... mais les labos de recherche ne doivent pas être mis à disposition pour les intérêts d'entreprises » s'inquiète Cyril Girardin. « De plus, le BTP détruit des terres que des chercheurs utilisent dans leurs recherches ! Les bénéfices sont pour l'immobilier, c'est tout. En tout cas, on ne peut pas dire que l'aménagement a été pensé pour améliorer les conditions de la recherche » conclut-il.
En Essonne, le plateau est considéré comme un pilier de l'emploi. Ce n'est pas ce que constate Olivier Champetier, le secrétaire général de l'Union départementale de la CGT. « Le plateau ne génère aucun emploi : ce ne sont que des délocalisations d'entreprises. Cette centralisation a plutôt comme conséquence de supprimer des emplois de type administratif, entretien, fonction support et certainement des emplois de chercheurs aussi... Il y a des départs des labos, tout le monde ne veut pas venir bosser là-haut, c'est un chantier permanent » explique le syndicaliste. « Au regard du département, le plateau ne compense en rien les pertes d'emplois dans tous les autres secteurs, l'industrie, la logistique, le commerce... » Nokia, la CGG, Auchan, Renault... Chaque année les suppressions d'emplois se comptent par centaines voire milliers en Essonne.
Des concertations « bidon »
Les habitants des villes aux abord du plateau, eux, voient leur cadre de vie se dégrader peu à peu. Les chantiers n'en finissent jamais, les grues se démultiplient... Alors pour faire passer la pilule, plusieurs fois par mois les habitants ont le droit à des concertations. Organisées par les mairies, la Société du Grand Paris ou l'Établissement public d'aménagement Paris-Saclay (EPAPS), elles visent à faire accepter les aménagements en impliquant « les habitants, associations, salariés, élus, étudiants et entreprises dans l'élaboration des programmations urbaines » [5]. Une mascarade pour Sandra : « Pour y avoir participé, lu les avis déposés, je peux vous dire que c'est bidon ! Dans les rapports des commissaires enquêteurs, les conclusions ne reprennent jamais les critiques qui ne collent pas au projet. En plus partout des travaux débutent alors que les concertations sont encore en cours ».
Face à la surdité des pouvoirs publics, les habitants souhaitent marquer le coup. Avec l'appui de l'organisation écologiste Extinction Rebellion, ils campent sur les terres du plateau de Saclay depuis le 18 octobre et durant une semaine au minimum, afin de « mettre un stop à l'artificialisation des terres et la folie du toujours plus ». Le but : informer, rassembler, dénoncer, se former... bref s'organiser face au déni de démocratie et la catastrophe écologique et sociale qui s'annonce [6].
Pour certains habitants, la vie aux abords du plateau est en sursis. Lorsqu'il pleut deux ou trois jours d'affilés, l'eau monte et vient inonder des habitations aux abords de l'Yvette, une rivière au pied du plateau. « Plus on bétonne là-haut, et plus ça ruisselle en bas. C'est logique. Donc de plus en plus, des maisons sont inondées. Mais les aménagements continuent » soupire Sandra. « On marche sur la tête... » et de plus en plus sur du béton.
Raphaël Godechot
Photo de une : Action d'occupation d'un chantier du métro de la ligne 18 sur le plateau de Saclay le 19 octobre 2020. © Extinction Rebellion France
Notes
[1] Voir cet article des Echos
[2] Rapport de janvier 2018 sur la Société du Grand Paris.
[3] Voir cet article du Parisien