par Vassili Kachine
Au début de l'opération militaire spéciale, la Russie comptait résoudre rapidement et relativement sans effusion de sang le «problème ukrainien» en établissant un nouveau système de sécurité en Europe, dont l'élément central aurait été une Ukraine neutre et démilitarisée. Ces plans ne prévoyaient pas d'acquisitions territoriales. L'Occident, quant à lui, comptait sur une défaite rapide de la Russie (allant jusqu'au changement de régime) grâce à des sanctions choc, sa campagne médiatique et les premiers échecs militaires. La Russie devait subir une défaite stratégique et perdre pour longtemps son rôle d'acteur important dans la politique mondiale.
Moscou et l'Occident comptaient atteindre les résultats escomptés en quelques semaines. Mais au lieu de cela, ils ont obtenu une guerre d'usure sanglante de plusieurs années, où l'un des objectifs les plus importants est devenu l'occupation ou la conservation des territoires.
En quelques semaines, l'opération militaire spéciale a dévalué les stratégies pluriannuelles des parties au conflit, ainsi que les concepts militaires et politiques perçus comme des axiomes depuis la fin des années 1980. La science militaire s'est révélée totalement inadaptée au niveau de développement de la technologie militaire. Il s'est avéré que les grandes puissances sont globalement aveugles concernant le monde dans lequel elles vivent. L'impuissance de leur pensée stratégique dans le domaine militaire n'est qu'une petite partie d'un grand problème.
Compte tenu du rôle croissant du facteur nucléaire dans la politique mondiale, de l'ère naissante de la «multipolarité nucléaire» et de la tendance à la prolifération des armes nucléaires dans le monde, le tableau qui se dessine peut être qualifié d'effrayant.
Les participants au nouveau cycle de compétition entre grandes puissances manquent de critères pour mesurer la force des États sur la scène internationale. La Russie, avec moins de 4% du PIB mondial, en alliance avec la Biélorussie et la Corée du Nord, ayant commis de nombreuses erreurs militaires graves au début de l'opération spéciale, a réussi à tourner le cours des hostilités en sa faveur. Une coalition de plus de 50 pays développés soutenant Kiev, contrôlant plus de 50% du PIB mondial, s'est révélée impuissante à l'en empêcher. En conséquence, la situation militaire pour l'Ukraine se détériore constamment.
Il n'existe absolument aucun critère adapté aux conditions modernes pour évaluer la stabilité politique d'un État étranger, la capacité de sa société à subir les pertes et, en général, pour analyser la politique intérieure et le système de prise de décision. Il n'existe pas de méthodes efficaces de prévision du développement économique dans les conditions de choc militaire. Les prévisions d'avant-guerre concernant la capacité de la Russie à faire face aux sanctions se sont révélées complètement inexactes.
Maintenant, il ne s'agit plus de l'opposition entre deux pôles de force et deux systèmes. Le monde moderne est beaucoup plus complexe. Il compte trois superpuissances, à savoir les États-Unis, la Chine et la Russie, et de nombreux acteurs influents ayant une politique étrangère indépendante, des prétentions à un rôle dans la gouvernance mondiale, un potentiel de force et industriel significatif, mais qui ne font pas partie de leurs systèmes d'alliances. Ce sont l'Inde, le Pakistan, la Turquie, l'Iran, le Brésil. Cette liste pourrait s'étendre considérablement à l'avenir.
Actuellement, les États-Unis et l'Europe traversent des périodes pluriannuelles de turbulence politique intérieure. Les élites dirigeantes ont notamment été affectées par la crise financière de 2008-2010. Puis la situation s'est aggravée avec les crises migratoires du milieu des années 2010 et le Covid. Depuis une quinzaine d'année, l'establishment traditionnel cède constamment du terrain, la vie publique se radicalise, la confiance dans les élections diminue. L'influence des politiciens antisystème se renforce, allant jusqu'à l'arrivée au pouvoir de l'un d'entre eux dans une puissance occidentale.
La Russie, dans le contexte de l'opération militaire spéciale, traverse sa propre restructuration difficile du modèle politique et économique. Et même la Chine fait face à une baisse du taux de croissance, de nouvelles vagues de purges de l'appareil d'État et à la recherche de nouveaux moteurs de développement économique.
Les phénomènes de crise en politique et en économie s'observent partout. Face aux défis intérieurs, de nombreux pays s'engagent sur la voie de l'idéologisation de leur politique étrangère. Les États-Unis sont devenus le porte-drapeau de cette tendance avec leurs tentatives d'influencer les élections dans l'Union européenne.
Dans le même temps, la Russie continue de susciter les sympathies de la droite européenne. Au final, le conflit avec la Russie est utilisé comme prétexte pour leur répression par la force, allant jusqu'à l'annulation des résultats électoraux (Roumanie).
Avec une telle polarisation politique intérieure, l'appétit pour le risque dans des conflits de type ukrainien sera incommensurablement plus élevé qu'à la fin de la guerre froide. Actuellement, une lourde défaite de politique étrangère menace de faire perdre le pouvoir, tandis que l'opposition à un ennemi extérieur sert, au contraire, d'instrument pour «se rallier autour du drapeau» et de moyen d'atténuer temporairement les contradictions internes. Il est révélateur que le dirigeant le plus belliqueux de l'UE soit le président français Emmanuel Macron avec un taux de soutien de 24%, une grave crise des finances publiques et une stagnation prolongée de l'économie.
La Russie et l'Europe ont projeté le conflit ukrainien sur leur politique intérieure et craignaient une déstabilisation interne catastrophique en cas de défaite totale. Des deux côtés, cela n'était pas dissimulé, et même souligné.
Chaque partie du conflit ukrainien, manifestant elle-même la plus haute disposition au risque, attendait en même temps de l'autre partie une retenue dans l'esprit de la période de Détente. Lorsque ces attentes n'étaient pas justifiées, s'ensuivaient des raisonnements sur l'irrationalité, la folie, la chute de la culture stratégique dans le camp de l'adversaire, etc. Chaque partie poursuit des objectifs tout à fait rationnels et compréhensibles, mais est complètement aveugle concernant les objectifs et les motivations de l'adversaire.
Dans l'économie mondiale, la croissance du protectionnisme se combine avec l'impossibilité objective de fermer la plupart des chaînes de production sur son propre territoire, même pour les plus grands pays. Par exemple, la Russie, au prix de grands efforts, tente maintenant de devenir le seul pays au monde capable de produire ses propres avions civils. Mais elle ne bénéficiera pas d'autosuffisance dans un avenir proche dans de nombreux secteurs, ne serait-ce qu'en raison de l'incapacité à produire des composants électroniques modernes.
Dans des conditions de guerres économiques continues, toute dépendance se transforme en vulnérabilité, mais il est impossible de se débarrasser de la dépendance. On ne peut que gérer la dépendance dans les domaines économique et technologique, en minimisant les risques. Et cela devient l'une des principales préoccupations de la politique étrangère.
On a besoin de nouveaux critères pour évaluer la puissance économique, industrielle et militaire des États, de nouvelles approches de la politique industrielle, une nouvelle théorie de dissuasion nucléaire, un nouveau système de contrôle des armements et de nouvelles méthodes de prévision économique capables de fonctionner dans des conditions d'incertitude globale et d'absence de règles. Les tentatives de chercher des solutions toutes faites dans l'histoire (sa propre ou étrangère) sont extrêmement nuisibles : il n'y a pas de réponses toutes faites aux questions actuelles dans le passé.
source : Observateur Continental