14/05/2024 elucid.media  9min #248561

Le déclin des européistes : vers une campagne plus critique que jamais ?

publié le 14/05/2024 Par  Éric Juillot

Les élections européennes n'ont jamais suscité l'enthousiasme des foules. Cela tient davantage à leur nature particulière qu'à une condamnable indifférence civique. Elles constituent cependant une photographie du rapport des partis politiques à l'Union européenne, qui en dit long sur le retournement idéologique en cours.

Les élections au parlement européen, au suffrage universel depuis 1979, sont d'une nature spécifique, qui les distinguent de toutes les autres. Les citoyens français sont en effet appelés à y désigner, sur une base nationale, leurs représentants dans un hémicycle présenté comme le cœur vivant de la démocratie européenne.

Il y a dans cette manière de voir quelque chose de spécieux, tout à fait caractéristique du projet européiste dans sa dimension rampante. Son objectif final - la dépossession démocratique des peuples au profit d'une oligarchie illégitime - n'étant pas ouvertement assumable, il n'a pu progresser au fil des décennies qu'en semant la confusion et en s'appropriant indûment des qualités propres à assurer son succès.

Une élection à nulle autre pareille

Le parlement européen constitue l'exemple achevé de ces supercheries conceptuelles et idéologiques. Il est censé concrètement accélérer la naissance d'un peuple européen voué à s'affirmer chaque année un peu plus, dans le cadre d'un transfert d'allégeance civique des nations vers « l'Europe ». Cette ambition est tout à fait inepte dans une perspective historique : les 80 ans écoulés depuis le commencement de la construction européenne n'ont pas permis d'avancer d'un pas dans cette direction, pas davantage que le changement de nom de « l'assemblée parlementaire européenne » - devenue parlement en 1962 - ou son élection au suffrage universel.

Hier comme aujourd'hui, les parlementaires européens sont placés dans une situation confuse : d'un côté, élus sur une base nationale, ils jouissent d'une légitimité dont ne disposent pas les technocrates de la Commission ; regroupés au sein de partis transnationaux, dépositaires de l'intérêt supérieur de « l'Europe », ils sont d'un autre côté les représentants d'un peuple qui n'existe pas. Difficile dans ces conditions de conférer à cette institution des pouvoirs substantiels. Si ces derniers se sont élargis au cours des deux dernières décennies, ce n'est aujourd'hui encore que par abus de langage que cette institution est nommée « parlement ».

Sa nature hybride, le caractère flou et limité de ses prérogatives, son articulation instable et compliquée aux autres institutions de l'UE s'ajoutent à la difficulté, pour les citoyens, de s'identifier à une assemblée dont la plupart des membres ne parlent pas leur langue. Tout concourt en fait à faire de cette élection un point bas de la vie démocratique des États concernés. Les taux d'abstention en témoignent avec constance depuis 1979 : en France, comme dans beaucoup d'autres États, les élections européennes sont celles qui mobilisent le moins les électeurs, d'autant qu'aux indifférents s'ajoutent les sceptiques, enclins à boycotter le scrutin pour ne pas asseoir la légitimité d'une institution dont ils réprouvent l'existence.

Depuis 1999, l'abstention a toujours été supérieure à 50 %, sauf en 2019 (49,5 %), mais son recul lors de cette dernière élection, outre qu'il ne sera peut-être pas confirmé par la prochaine, est contemporain d'une montée en puissance des formations eurosceptiques, comme si les citoyens ne s'intéressaient davantage au scrutin que pour manifester leur opposition à la construction européenne, dans ses modalités concrètes sinon dans son principe.

Une tendance lourde : le déclin de l'européisme

Compte tenu de la nature spécifique de ce scrutin, il a toujours été difficile pour les formations politiques de susciter à son sujet l'enthousiasme et l'effervescence civiques. Les thématiques nationales l'ont souvent emporté sur les questions propres à l'UE, tout comme la volonté d'utiliser cette élection pour sanctionner le pouvoir en place.

Mais les Européennes ont toujours été, jusqu'à une date récente, l'occasion pour la presque totalité des partis d'afficher fièrement leur engagement en faveur de « l'Europe », un engagement perçu comme un brevet de vertu dont personne ne pouvait songer à se dispenser. Les quinze dernières années ont vu à l'inverse s'affirmer un discours de plus en plus ouvertement hostile à l'UE, discours qui est désormais majoritaire au sein de l'échiquier politique, plaçant sur la défensive les irréductibles de la construction européenne.

S'il est impossible ici de se livrer à une analyse exhaustive de l'ensemble des programmes partisans, ceux des formations de gauche ont valeur d'exemple. Qu'on en juge, la France Insoumise - dont la tête de liste, Manon Aubry,  refuse d'arborer le drapeau de l'UE dans ses meetings - met certes en avant quelques propositions de nature européiste, mais son  programme de l'Union Populaire fait pour l'essentiel la part belle à l'intérêt national.

Ce parti souhaite ainsi, pêle-mêle, « mettre un terme au statut de travailleur détaché », « défendre notre modèle de sécurité sociale auprès de l'Union européenne », « bloquer l'ensemble des accords de libre-échange en cours de négociation », « abroger les accords de libre-échange en vigueur », « réindustrialiser et relocaliser grâce au protectionnisme national (et européen) », ou de « mettre en œuvre dans les États une clause de sauvegarde sanitaire interdisant l'importation de produits mettant en cause une norme sanitaire nationale ».

Il s'agit également de « favoriser la production nationale dans les marchés publics lorsqu'elle répond au besoin, puis la production européenne », « sortir du marché européen de l'électricité », « remettre en place un service public national de l'électricité hors du marché », « mettre fin à l'opacité du fonctionnement de l'UE », « proposer de nouveaux traités respectueux de la souveraineté des peuples et les faire ratifier par référendum », ou encore de « défendre [...] l'utilisation de la langue française dans les institutions européennes ».

Quant à l'Europe de la défense, il est précisé qu'elle « n'a toujours aucune réalité en dépit de plus de vingt ans de bavardages officiels à son sujet. C'est un miroir aux alouettes, antidémocratique par définition, inefficace depuis toujours dans les très maigres segments qu'elle a voulu constituer ». Il convient, enfin, de « conserver l'unanimité au Conseil pour les questions de politique étrangère et de défense » et de « maintenir le caractère national de la dissuasion nucléaire française ».

Ainsi, au fil des élections, force est de constater que le programme de LFI, de longue date hostile à l'UE « telle qu'elle est », est aujourd'hui de plus en plus ouvertement hostile à l'UE dans son principe même. L'approfondissement du projet européiste n'apparaît plus comme une priorité, l'essentiel consiste désormais à préserver le pouvoir des États au nom de la souveraineté populaire et de l'intérêt national.

Il va de même au sein de la coalition emmenée par le PCF : tout en dénonçant « l'impasse nationaliste », elle se prononce en faveur d'une « Europe des peuples et des nations libres, souverains et associés », en opposition très nette avec les ambitions fédéralistes propres à l'européisme. On trouve écrit dans le programme officiel : « Nous appelons à ce que la France déroge aux règles européennes, à chaque fois que ces dernières ne correspondent pas aux intérêts des peuples européens et du peuple français », une position relevant du détricotage spontané de l'UE. Une UE dont il faut en outre « refuser » l'élargissement en cours à de nouveaux pays, et dont il faut abattre le juridisme : le PCF et ses alliés appellent à remettre en cause « le principe de primauté du droit européen sur le droit national ».

Au plan institutionnel, « il faut réviser la procédure législative européenne afin d'y associer effectivement les Parlements nationaux ». Par ailleurs, si « une véritable politique industrielle s'impose à l'échelle de l'Union, elle doit être mutuellement avantageuse, respectueuse des intérêts stratégiques des pays, basée sur les coopérations nécessaires ». Enfin, l'autonomie stratégique de l'Europe « appelle des négociations en vue d'un traité de sécurité collective, respectant la souveraineté de chaque pays, fournissant un cadre commun pour une coopération entre États ».

Si à gauche, le virage euro-critique est clairement engagé, il en est de même de l'autre côté du spectre politique. Les programmes du Rassemblement National et de Reconquête défendent une Europe qui « respecte les nations et les frontières » face à « l'immigration de masse et à l'islamisation ». Les Républicains,  de leur côté, plutôt que de présenter un programme, ne parle que du bilan de fin de mandat de leurs eurodéputés : il n'y est question, dans tous les domaines, que de la France et de la défense de ses intérêts, à rebours de la logique européiste qui fait de l'UE une fin en soi à laquelle les États doivent se sacrifier.

Ne reste donc, comme formations ouvertement acquises à l'Union européenne et soucieuses de la voir s'approfondir, que les partis du bloc bourgeois installés au centre l'échiquier politique : le parti présidentiel Renaissance (et ses micro-alliés centristes) et le PS, en lutte pour savoir lequel des deux captera la plus grosse fraction de l'électorat européiste, qui ne devrait guère dépasser, si l'on se fie aux sondages, plus de 30 % des suffrages exprimés.

Dans une perspective de moyen terme, le déclin de l'européisme, après plusieurs décennies de domination hégémonique, constitue un retournement idéologique spectaculaire, d'autant plus marqué qu'il n'est plus aujourd'hui majoritaire que dans la fraction la plus âgée du corps électoral. Saisis par l'urgence, ses partisans seront peut-être tentés, dans les années qui viennent, par des fuites en avant fédéralistes au mépris de la volonté des peuples. Ils ne feront ainsi qu'alimenter le discrédit de leur projet, au risque de le voir balayé par le mécontentement populaire.

Photo d'ouverture : (De gauche à droite) Marie Toussaint (Les Écologistes), Marion Maréchal (Reconquête), Valérie Hayer (Renaissance), Raphaël Glucksmann (PS), Francois-Xavier Bellamy (LR) et Jordan Bardella (RN), assistent à une réunion avec des représentants du groupe de pression du patronat français Medef rassemblant les candidats français aux têtes de liste pour les prochaines élections européennes, à Paris, le 18 avril 2024. (Photo par Geoffroy VAN DER HASSELT / AFP)

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