Par Andrea Lobo
5 août 2019
Vendredi, des manifestants ont à nouveau envahi les rues devant la résidence du gouverneur de Porto Rico, appelée «La Forteresse», pour célébrer la destitution du gouverneur Ricardo Rosselló et s'opposer à l'installation de son successeur. L'une des nombreuses pancartes dit: «Vous apportez la corruption, le peuple, la révolution.»
À 17 heures, sans quitter le bâtiment, entouré de dizaines de policiers lourdement armés, Rosselló publie une déclaration dans laquelle il transfère le poste de gouverneur à son nouveau secrétaire d'État, Pedro Pierluisi.
Les manifestations de masse à Porto Rico ont évincé un gouverneur en exercice pour la première fois dans l'histoire du territoire américain, ou d'ailleurs dans l'histoire des États-Unis. Les manifestations n'ont cessé de croître pendant deux semaines, jusqu'à ce que plus d'un demi-million de personnes sur une population de 3,2 millions de personnes marchent le 22 juillet dans le centre de San Juan. Deux jours plus tard, le gouverneur Rosselló a annoncé qu'il démissionnerait le 2 août à 17 heures.
Vendredi, une extrême nervosité au sein de l'establishment au pouvoir de l'île a dominé la transition sans précédent. Ce dernier craignait surtout de provoquer une explosion sociale encore plus grande.
Deux heures après sa nomination au poste de gouverneur, Pierluisi l'a accepté officiellement lors d'une conférence de presse. Ensuite, il a appelé à «l'unité» et déclaré que «nous ne voulons pas d'une crise constitutionnelle», dans l'attente de la réaction populaire à son installation anticonstitutionnelle.
Pierluisi est une marionnette des intérêts capitalistes américains responsables de la crise sociale sur l'île. Il a démissionné il y a à peine trois jours du principal cabinet d'avocats représentant le Conseil de surveillance et de gestion financières (FOMB), une agence fédérale créée par l'Administration Obama et connue sous le nom de Junta, qui a exercé une dictature financière sur l'île pour surveiller son pillage par Wall Street.
La foule de San Juan, qui a continué à manifester pacifiquement jusqu'à ltard vendredi dans une ambiance de fête, a commencé à chanter «Pierluisi, démissionne, et emmène la junte avec toi!» Une pancarte portée par un manifestant disait: «Non au coup d'État de la junte et de Pierluisi.»
En même temps, l'Administration Trump et l'aristocratie financière parasitaire dont elle parle ont cherché à exploiter la crise pour escalader les attaques sur les niveaux de vie et imposer une plus grande austérité. Jeudi, la Maison-Blanche a annoncé qu'elle suspendait le transfert de 8 milliards de dollars au titre de l'aide en cas de catastrophe naturelle en raison de «troubles politiques et d'irrégularités financières». La semaine dernière, le Wall Street Journal a appelé le FOMB à «imposer la discipline» et à mettre fin aux «aumônes».
Dans ce contexte, la nomination d'un autre agent politique de Wall Street, loin d'apporter un nouvel équilibre politique, annonce un choc frontal entre le mouvement populaire contre l'austérité et le FOMB et l'impérialisme américain. La réponse agressive de l'Administration Trump constitue un avertissement à la classe ouvrière et à la jeunesse de Porto Rico et des États-Unis dans leur ensemble. Elle signifie que des préparatifs sont en cours pour utiliser toute la force de l'État américain pour écraser une explosion sociale montante.
Surtout, le plus grand danger est l'absence d'un programme clair et d'une direction et d'une organisation politiques indépendantes des deux partis contrôlés par les entreprises aux États-Unis et de leurs représentants à Porto Rico. Le Parti démocrate et ses agents syndicaux et politiques à Porto Rico s'emploient à désarmer et à réprimer politiquement les manifestations. Principalement, ils essayent de créer des illusions dans les manœuvres antidémocratiques au sein du système politique pourri et colonial portoricain.
Vendredi soir par exemple, le candidat démocrate à la présidence, Bernie Sanders, a twitté: «Le peuple portoricain []... nous a montré ce que les gens ordinaires peuvent accomplir quand nous nous organisons. Notre travail consiste maintenant à nous assurer qu'ils obtiennent une représentation équitable et adaptée à leurs besoins. Porto Rico mérite la démocratie, pas l'austérité.»
Toujours vendredi, la Chambre des représentants portoricaine a organisé une audition et un vote pour confirmer Pierluisi comme secrétaire d'État, le poste qui est le premier en ligne pour la succession à la fonction de gouverneur. Cette procédure précipitée s'est terminée par un vote «oui» vers 16 heures, une heure avant la limite pour le renvoi de Rosselló. Mais le président du Sénat portoricain, Thomas Rivera Schatz, qui a également des aspirations de gouverneur, a reporté l'audition de cet organe à mercredi prochain.
Le débat a fait rage parmi les commentateurs et les législateurs des médias. Ils disputaient s'il fallait procéder à l'installation extra-constitutionnelle de Pierluisi comme gouverneur intérimaire, ou s'il fallait mettre la secrétaire à la Justice Wanda Vázquez. Cette dernière est la suivante en ligne pour la succession, mais elle avait refusé encore hier de prendre le poste de gouverneur. Mais, sans doute, la décision finale a été prise à la Maison-Blanche.
Déclenchant les protestations de masse de Porto Rico, la publication, le 13 juillet, par le Centre pour le journalisme d'investigation (CPI), de conversations en ligne impliquant Rosselló et ses proches collaborateurs a exposé non seulement leur abjecte servilité envers Wall Street, mais aussi le mépris de l'élite au pouvoir envers la classe ouvrière portoricaine.
La publication s'est connectée avec une vague de colère sociale après des décennies de détérioration des conditions sociales. Le mouvement résultant exige non seulement la démission de Rosselló, mais aussi celle de l'ensemble de l'establishment politique. Vendredi, le hashtag Twitter le plus populaire chez les Portoricains était #niSchatzNiPierluisiNiWanda (ni Schatz, Pierluisi ni Wanda).
Rosselló et sa clique faisaient des blagues sur les victimes mortes de l'ouragan Maria. Aussi, ils ont proféré des insultes homophobes et misogynes. Ils ont attaqué des journalistes et ont suggéré de fusiller des opposants politiques. Les fuites publiées ont également révélé la présence d'un vaste réseau de corruption. En fait, CPI a concentré ses expositions sur Elías Sánchez Sifonte, ancien représentant du gouvernement auprès du FOMB et lobbyiste, dont les clients comprennent Microsoft, Walgreens et d'autres grandes entreprises. Les textes qui ont fait l'objet de fuites publiées montrent qu'il recevait des informations confidentielles et donnait des ordres politiques à Rosselló et à sa clique.
Bien qu'il ne soit pas impliqué dans les textes qui ont fait l'objet de fuites, Pierluisi, s'il en est, est plus criminel que Rosselló. En 1993, il devient secrétaire à la Justice pour un mandat sous la direction du père de Rosselló, puis rejoint le cabinet d'avocats O'Neill & Borges LLC pendant 11 ans. Entre 2008 et 2016, il a été commissaire résident à Washington (membre sans droit de vote de Porto Rico au Congrès américain) avant de revenir dans le même cabinet d'avocats en tant que conseiller du FOMB.
En tant que commissaire, il a promu le projet de loi qui a créé le FOMB. Tandis que son épouse, dont le frère est le président de la junte, s'est enrichie par son entreprise de conseil montrant aux fonds «vautour» la façon de profiter de la crise financière de Porto Rico. Le couple a quitté Washington avec 27 fois plus de richesses qu'à leur arrivée.
L'ensemble de l'establishment politique, y compris le corps législatif local ainsi que les autorités fédérales, se trouve exposé comme étant entièrement subordonné aux diktats de l'élite financière américaine au pouvoir. Ce premier est complètement hostile aux droits sociaux et démocratiques des travailleurs et des opprimés de Porto Rico.
Selon une étude de l'École de santé publique Chan de Harvard, 5.740 personnes sont mortes des suites de l'ouragan Maria en septembre 2017. Lorsque le président Donald Trump s'est rendu sur l'île un mois après la tempête, il a affirmé qu'un «véritable catastrophe» n'a pas eu lieu. L'ouragan avait détruit 70.000 foyers, ne laissant que 5 pour cent du réseau électrique en fonctionnement. Un seul hôpital sur 69 était pleinement opérationnel. Parmi d'autres dommages, l'ensemble s'élevait à plus de 139 milliards de dollars selon les autorités locales.
CBS News a rapporté qu'en avril, le gouvernement fédéral n'avait fourni qu'une aide de 11,2 milliards de dollars à Porto Rico.
BuzzFeed News a rapporté à la mi-octobre que le gouvernement Rosselló avait donné le feu vert aux salons funéraires pour incinérer au moins 911 cadavres après l'ouragan sans aucun examen médical. Le directeur financier de Rosselló a plaisanté dans l'un des textes qui ont fait l'objet d'une fuite: «Maintenant que nous en sommes au sujet, n'avons-nous pas des cadavres pour nourrir nos corbeaux?».
De plus, c'est l'Assemblée législative de Porto Rico, qui feint maintenant l'indignation morale au sujet des messages diffusés. Mais, c'est elle qui a approuvé la «Loi sur le nouveau gouvernement de Porto Rico» trois mois après l'ouragan Maria. Et c'est elle qui exploite la dévastation pour accorder à Rosselló de vastes pouvoirs qui vise à «consolider» 118 organismes gouvernementaux en 35. En même temps c'est elle qui en réduit de 2,75 milliards de dollars les coûts annuels afin d'augmenter les payements de la dette de l'île (74 milliards de dollars).
Selon l'Initiative humanitaire de Harvard, l'armée a déployé jusqu'à 17.000 soldats américains à Porto Rico et dans les îles Vierges américaines voisines. C'était le commandement nord de l'armée américaine qui dirigeait l'ensemble de l'intervention fédérale américaine.
Même, l'aide dérisoire envoyée par Washington, s'est fait entraver par la FEMA (l'Agence fédérale des situations d'urgence). Ce dernier avait signé des accords privés à but lucratif pour la fourniture de diesel, d'essence et d'eau. Par conséquent, le déploiement militaire massif n'a pas réussi à les fournir. L'AFP a publié mardi des images aériennes de dizaines de milliers de bouteilles d'eau périmées dans un champ vide à quelques kilomètres de San Juan.
(Article paru d'abord en anglais le 3 août 2019)