Le 19 décembre 2025, Vladimir Poutine n'a pas seulement parlé à la Russie : il a mis l'Occident face à lui-même, à ses contradictions stratégiques, à sa fuite en avant guerrière et à son déclassement historique désormais irréversible.
Le discours annuel du président russe s'inscrit dans une séquence longue, lourde de sens et de ruptures. Il ne s'agit ni d'un rituel institutionnel, ni d'un simple exercice de communication interne. Comme en 2007 à Munich, lorsque le président russe avait frontalement dénoncé l'unipolarité américaine et l'architecture sécuritaire occidentale héritée de la guerre froide (1947-1991), ce discours constitue un acte géopolitique majeur, au sens le plus classique et le plus noble du terme, comparable aux grands discours de refondation des ordres internationaux. Il intervient dans un contexte de fatigue stratégique de l'Occident, d'enlisement militaire indirect, de crise économique structurelle et d'érosion accélérée de son autorité normative. De cette logique, le grand oral de Poutine ne relève donc ni de la rhétorique circonstancielle ni de la propagande de guerre, comme le suggèrent paresseusement les cercles médiatiques occidentaux. Il s'adresse simultanément à l'adversaire, aux partenaires émergents et à l'Histoire. Mais à la différence de 2007, il ne prévient plus : il constate, structure et assume. Face à une Europe occidentale transformée en avant-garde idéologique et militaire de Washington, Poutine pose une question centrale : qui impose encore les règles du jeu mondial, et au nom de quoi ?
L'Europe des va-t'en-guerre comme symptôme avancé d'un Occident en déclin stratégique
L'un des fils rouges les plus puissants du discours du 19 décembre réside dans la dénonciation implicite - mais méthodiquement construite - du rôle de l'Europe occidentale dans la perpétuation de la conflictualité mondiale. L'Europe n'apparaît plus comme un pôle d'équilibre, encore moins comme un acteur souverain, mais comme un relais zélé de la stratégie d'endiguement américaine, dépourvu de vision autonome.
Depuis la rupture fondatrice de 2014 en Ukraine à la suite du coup d'Etat Euromaïdan, puis l' escalade majeure de 2022, l'Europe occidentale a progressivement abandonné toute posture diplomatique propre. En 2025, animée par des élites fantasques et insipides, pervers et narcissiques, elle est devenue structurellement va-t'en-guerre, non par puissance, mais par incapacité à penser la paix hors du cadre atlantiste. Poutine le souligne en rappelant que les élargissements successifs de l'OTAN, en violation des engagements politiques pris dans les années 1990, ont transformé l'espace européen en zone de projection de menaces, et non en espace de sécurité partagée. Dès lors, privée de souveraineté militaire, dépendante énergétiquement jusqu'à sa propre asphyxie industrielle, l'Europe de Macron, de Kallas, de Merz, de Starmer et de von der Leyen s'est enfermée dans une logique de confrontation permanente qui ne sert ni sa sécurité ni ses intérêts économiques. Depuis l'Ukraine, elle a fait le choix conscient de la militarisation de sa politique étrangère, substituant la rhétorique belliqueuse à la diplomatie et la fidélité atlantique à la rationalité géopolitique.
Par ailleurs, l'Europe occidentale ne se bat plus pour défendre un ordre international fondé sur le droit, mais pour retarder sa propre marginalisation. Son soutien militaire massif, parfois aveugle, à des conflits prolongés révèle moins une force morale qu'une angoisse existentielle face à la perte de centralité économique, technologique et démographique. L'inflation énergétique, la désindustrialisation, la fragmentation sociale, la polarisation politique et la dépendance sécuritaire vis-à-vis de Washington ont vidé le projet européen de sa substance stratégique. Le discours de Poutine révèle à cet effet une vérité que l'Europe refuse d'affronter : le bellicisme européen n'est pas le signe d'une force, mais d'un déclin. Incapable de proposer un projet international alternatif, elle transforme la guerre en horizon politique, espérant ainsi retarder l'érosion de son influence mondiale. Cette posture va-t'en-guerre est d'autant plus dangereuse qu'elle repose sur une illusion de protection américaine, alors même que Washington instrumentalise l'Europe comme zone tampon stratégique et marché captif de son complexe militaro-industriel.
En filigrane, le discours de Poutine renvoie l'Europe à son paradoxe historique : elle prétend incarner l'universel tout en refusant d'accepter que le monde soit désormais pluriel. Cette incapacité à intégrer la multipolarité explique son glissement vers une rhétorique morale agressive, où la guerre devient un substitut à l'influence perdue. En ce sens, l'Europe occidentale apparaît comme la grande perdante de l'ordre post-guerre froide (1947-1991) : désindustrialisée, surendettée, démographiquement affaiblie et intellectuellement stérile, elle ne produit plus de pensée stratégique autonome. Le discours du maître du Kremlin ne l'attaque pas frontalement ; il l'ignore presque, ce qui est, en géopolitique, la forme la plus achevée du déclassement.
Du discours de Munich 2007 au grand oral de 2025 : la multipolarité comme fait accompli et rupture géostratégique mondiale
L'articulation diachronique entre le discours de Munich de 2007 et celui de décembre 2025 est centrale pour comprendre la portée historique du message russe. En 2007, Poutine lançait un avertissement. En 2025, il dresse un constat. À Munich, la Russie contestait l'unipolarité. En 2025, elle agit dans un monde qui l'a déjà dépassée.
C'est pourquoi, le grand oral de Poutine marque un tournant majeur sur l'échiquier global : la multipolarité n'est plus une revendication idéologique, mais une réalité opérationnelle. Le maître du Kremlin insiste sur la reconfiguration des flux économiques, énergétiques et diplomatiques vers l'Asie, l'Afrique et le Moyen-Orient. Il parle explicitement au Sud global, non comme espace périphérique, mais comme acteur central du nouvel ordre mondial.
Pour l'Afrique, les implications sont majeures. Le discours russe consacre la fin du monopole occidental sur les partenariats sécuritaires, énergétiques et politiques. Moscou se positionne comme un acteur de contrepoids, porteur d'un discours de souveraineté qui résonne fortement sur un continent longtemps traité comme un objet de gestion internationale. Le Moyen-Orient, lui, apparaît comme le laboratoire avancé de cette multipolarité, où les alliances sont désormais flexibles, pragmatiques et non idéologiques, illustrant ainsi la capacité russe à dialoguer avec des acteurs antagonistes, démontrant une diplomatie de puissance là où l'Occident ne propose que sanctions, ultimatums et chaos contrôlé.
Ce basculement déplaît profondément à Washington, Bruxelles et Londres, car il remet en cause le fondement même de leur pouvoir : la capacité à définir seuls les normes, les menaces et les solutions. Poutine l'affirme sans détour : le monde n'acceptera plus un centre unique de décision, encore moins un centre qui prêche la stabilité tout en exportant l'instabilité. C'est-à-dire, aucun Etat, aucune alliance, aucune civilisation n'a vocation à diriger le monde seul.
En 2025, la Russie ne cherche plus à être reconnue par l'Occident ; elle parle au monde tel qu'il est devenu. Et c'est précisément ce qui rend ce discours si dérangeant : il acte la fin d'une époque où l'Occident pouvait imposer son récit comme vérité universelle.
Il convient de noter que le discours du 19 décembre 2025 n'est ni un manifeste belliqueux, ni un simple exercice de souveraineté nationale. Il est le miroir brutal tendu à un Occident qui se bat moins pour l'ordre international que pour sa survie symbolique. Face à une Europe occidentale enfermée dans une logique va-t'en-guerre, Vladimir Poutine assume la rupture historique ouverte à Munich en 2007 : celle d'un monde désormais multipolaire, indiscipliné, irréversible. Que cela plaise ou non, l'Histoire a changé de centre de gravité - et ce discours en est l'un des actes fondateurs.
Mohamed Lamine KABA, Expert en géopolitique de la gouvernance et de l'intégration régionale, Institut de la gouvernance, des sciences humaines et sociales, Université panafricaine
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