21/06/2019 investigaction.net  12min #158109

Le modèle de propagande de Chomsky et Herman prédit l'utilisation de Facebook comme d'une arme

21 Juin 2019
Article de :  Daniel Broudy /  Jeffery Klaehn

Facebook compte 2,3 milliards d'utilisateurs. Chaque jour, leurs données personnelles sont monnayées auprès d'annonceurs. Le réseau social filtre par ailleurs de plus en plus les informations qui s'affichent dans les fils d'actualité. Comment dès lors se faire une idée plus précise et mieux comprendre le pouvoir immense de cette entreprise sur nos opinions et notre liberté d'échanger des idées ? Respectivement professeur de linguistique et de communication, Daniel Broudy et Jeffery Klaehn nous expliquent comment le modèle de propagande développé par Chomsky et Herman dans Fabriquer un consentement permet de mieux cerner le fonctionnement de Facebook et son impact sur notre société. (IGA)

Dans un monde en ligne de discours banalisé, les perceptions et les opinions sont facilement manipulées. Ce qui est personnel est désormais public. Prenons Facebook, par exemple. Leader mondial de la coordination des interactions interpersonnelles avec le discours public au-delà des frontières, Facebook dispose d'un quasi-monopole sur la représentation de la réalité.

La portée mondiale colossale de Facebook, confère à cette plate-forme une influence gigantesque sur la perception, l'intérêt et l'opinion du public. Chamath Palihapitiya, l'un des créateurs de Facebook, a reconnu que l'équipe « savait pertinemment que quelque chose de grave pouvait se produire », pour avoir « créé des outils qui détruisent littéralement la fibre sociale du fonctionnement même de la société ». Cependant, bien que le public ait pris conscience de ce subterfuge, ça n'y change rien.

La prépondérance de la réalité sociale médiatisée dans la vie quotidienne n'a jamais été aussi marquée, dans la plupart des pays industrialisés. Les technologies de l'information et les médias sociaux sont ancrés dans contextes politico-économiques dans lesquels les idées et les informations sont systématiquement standardisées à l'attention des marchés. En 2001, le chercheur et auteur Edwin Black a méticuleusement démontré comment des sociétés cotées en bourse peuvent voir dans l'acquisition et la gestion d'informations privées au service de marchés particuliers, une véritable mine d'or.

Derrière ses prétentions altruistes, comme le devoir de respecter tout le monde et la volonté connecter le monde social, Facebook vend aussi les données de ses utilisateurs à des annonceurs et à d'autres institutions spécialement conçues pour gérer la perception du public, tout en utilisant simultanément ces données personnelles dans un but lucratif.

Le social aussi est désormais « marchandisé ». Facebook est strictement axé sur le profit total dans la marchandisation des données personnelles. En fait, le New York Times a montré en détail comment Facebook avait autorisé les autres poids lourds des hautes technologies (« its big tech partners ») à violer les règles de confidentialité pour collecter des données des utilisateurs.

Pire, la véritable nature des géants de l'industrie des médias sociaux fait des utilisateurs eux-mêmes des acteurs actifs du marché, des produits à vendre. Comme le souligne Robert McChesney, professeur et théoricien des médias, dans une interview à C-SPAN : « Tout ce que nous faisons en ligne est connu des vendeurs commerciaux et du gouvernement dans toute la mesure où ils le souhaitent. Nous n'avons absolument aucune vie privée ».

Aucun être humain sensé ne souhaite réellement être intégré dans la singularité de l'intelligence artificielle, utilisé comme cobaye, espionné, ou que ses propres interactions privées soient réunies à d'autres afin d'être vendues. Nous sommes conditionnés pour considérer que toute résistance à cette marche en avant est inutile. Alors, comment les citoyens numériques de Facebook, qui représentent aujourd'hui 2,3 milliards de personnes, pourraient-ils se faire une idée plus précise et mieux comprendre le pouvoir immense de cette entreprise sur leurs opinions et leur liberté d'échanger des idées (le fondement même de la liberté) ? Un modèle conceptuel de la fin des années 1980 peut aider à distinguer les capacités déroutantes de cet énorme monstre anti-social.

Un modèle conçu pour l'ère des médias de masse

Introduit pour la première fois dans Fabriquer un Consentement, la gestion politique des médias de masse (1988), le « modèle de propagande » d'Edward S. Herman et Noam Chomsky situe superbement l'esprit technologique de notre époque. Ce modèle est une représentation de la façon dont les grands médias, au sein d'une économie de marché, filtrent la matière première des informations à imprimer ou à diffuser - dont le résidu propage le statu quo socio-économique dans les sociétés dites démocratiques. Dès lors que la « démocratie » implique la pratique civilisée de résoudre les différends par le dialogue public entre groupes et classes, Herman et Chomsky postulent que cinq filtres majeurs (propriété, taille et orientation lucrative des médias dominants ; publicité ; sélection des sources ; capacité de rétorsion (flak) ; et idéologies dominantes, peur, etc.) permettent de « fabriquer un consentement ».

En quoi tout cela est-il nécessaire ? Comme l'explique Tim Coles, chercheur et auteur, dans une interview pour Renegade Inc., l'un des objectifs de la propagande est de « détourner le public de ses propres intérêts ». De fait, naturellement, « lorsque ceux qui sont au pouvoir vous disent que les fausses informations sapent la démocratie, cela signifie en réalité que les sources d'information alternatives remettent en cause leur mainmise sur le pouvoir ».

Or, vu que des notions comme « fausses nouvelles » et « contrôler le récit » ont pris une importance croissante depuis la période Trump, la pertinence et l'importance du modèle de propagande deviennent par elles mêmes évidentes dans le discours public d'aujourd'hui et sa marchandisation incontrôlée.

Les annonceurs étant l'une des principales menaces à la vie privée, il n'est guère surprenant que certaines associations de Facebook soient particulièrement sujettes à caution

Les citoyens suffisamment téméraires pour rejeter les versions des faits officiellement avalisées sur Facebook, sont les premiers à constater la manière dont leurs propres interactions en ligne sont activement remaniées (ou filtrées) par les contrôleurs des médias et les propagandistes. Cependant, quoi que puissent tenter ceux qui détiennent le pouvoir de filtrer le contenu des médias, il leur est impossible de contrôler totalement la perception d'un nombre croissant de participants qui critiquent très ouvertement les mythologies du courant de pensée dominant sur les plateformes de réseaux sociaux telles que Facebook.

Les filtres hypothétiques décrits par Herman et Chomsky dans leur ouvrage mettent précisément en évidence ces mécanismes de contrôle réels.

Concernant la production, le flux et le contrôle des informations, Facebook est le propriétaire (premier filtre), et il vend aux annonceurs (second filtre) le contenu que ses participants génèrent et avec lequel ils interagissent. Comme le signale BuzzFeed, Facebook se livre gratuitement à ce trafic de données personnelles d'utilisateurs. En plus d'être « partenaire » des autres géants de la propagande, il collabore désormais avec l'OTAN, ce qui démontre la grande utilité du troisième filtre : Facebook a bel et bien « basculé dans une relation symbiotique avec de puissantes sources d'information par nécessité économique et la réciprocité des intérêts ». Réfrénez votre envie d'un nouveau shoot de dopamine et grattez un peu la surface visuellement attrayante de l'interface de la plateforme, pour voir ce qu'il en est de l'autre curieux partenariat de Facebook avec ses derniers « redresseurs de fausses nouvelles » (fake news fact-checkers), comme le site Web de droite, Le Daily Caller, financé par Koch.

Facebook prévoit même de « capturer des données sur tout le monde, utilisateur de Facebook ou pas ». La gestion de Facebook est également devenue la flak machine interne du système (quatrième filtre) - une sorte de flic qui recadre les utilisateurs et les médias alternatifs qui renâclent à se soumettre à des algorithmes créés pour éliminer tout point de vue divergent.

Analyste des nouvelles technologies et de leurs utilisations, Kim Komando a résumé, dans sa brève description du travail de Facebook, chacun des filtres du modèle de propagande. Peut-être du fait des surprenantes origines de ses sources de financement occultes, Facebook reste ouvert à des arrangements ahurissants avec nombre d'agences gouvernementales et autres services de renseignement non gouvernementaux, qui souhaitent pouvoir éplucher eux aussi les contenus et autres données personnelles, pour une surveillance pseudo-officielle du discours public, visant à débusquer d'éventuelles menaces idéologiques contre le système (cinquième filtre).

L'information peut éclairer et démocratiser. Elle peut tout aussi bien emprisonner et entraver les intérêts du bien commun

Du fait des forces économiques exercées par les flux de financement de la marque de socialisation Facebook, les participants qui interagissent au sein de ces paysages servent à la fois de producteurs et de produits.

Dans la mesure où l'une des principales menaces à la vie privée vient aussi de la volonté des annonceurs de traquer tout ce qui se passe sur le Web, il n'est guère surprenant que certaines associations de Facebook soient particulièrement sujettes à caution.

Il s'avère que le WPP, la plus grande agence de publicité au monde, reçoit le soutien d'In-Q-Tel, un fonds d'investissement de la CIA qui développe des outils qui passent au peigne fin les médias des réseaux sociaux à la recherche de données utiles.

L'embauche par Facebook de Jennifer Newstead qui, sous l'administration Bush, avait contribué à l'élaboration de directives sur la surveillance électronique, qui en élargissaient les pouvoirs dans le cadre du Patriot Act, a récemment exacerbé les inquiétudes concernant la vie privée.

Comme le fait remarquer Komando, la remarquable capacité du modèle de propagande à éclairer ce type d'obscures machinations permet de comprendre pourquoi la partie la plus significative de « ce plan consiste à garder un secret absolu sur le genre de données qui sont collectées, sur les personnes ou entités qui y ont accès, et sur la manière dont ces dernières finissent par nous catégoriser ».

Ces mécanismes de contrôle, mis en évidence par le modèle de propagande de Herman et Chomsky, ne devraient-ils pas être un thème récurent de tout débat public sur le fonctionnement des médias à l'heure actuelle ? Devrions-nous plutôt nous contenter benoîtement de termes vagues tels que « fausses nouvelles » ou « contrôler le récit » ? Devrions-nous prétendre indéfiniment que les pratiques de légitimation et de mystification n'ont plus cours aujourd'hui, ou que ce qui s'est construit sur la propriété et la publicité est désormais sans importance ?

Dans le monde contemporain, ce que Marshall McLuhan, théoricien des médias, imaginait comme 'un village global' où « le message parvient à tout le monde en permanence », ce qui est personnel devient de plus en plus public, et l'information est souveraine.

Aujourd'hui, l'information peut éclairer et démocratiser. Elle peut tout aussi bien emprisonner et entraver les intérêts du bien commun. Les processus de standardisation et de marchandisation décrits ici sont soutenus par une infrastructure dirigée principalement par Facebook, Google, Microsoft, Apple et Amazon, qui monopolisent un discours privatisé et commercialisé. L'émergence d'un tel pouvoir n'a évidemment rien de naturel.

Mais le discours interpersonnel et public peut-il être libéré des filtres de la standardisation ? Si sûres que les prisons puissent être, les citoyens n'en sont pas moins conscients des chambres d'écho dans lesquelles elles nous canalisent. Le modèle de propagande reste une clé utile pour contribuer à une plus large prise de conscience de ces forces, qui déterminent le contenu et le fonctionnement des médias. Chacun de nous est à même d'utiliser ses propres capacités d'observation pour constater le filtrage et la fabrication méthodique de notre réalité industriellement médiatisée, un monde d'illusions extrêmement efficaces et qui se prétendent aussi réelles que sensées.

Source originale:  Truthout

Traduit de l'anglais par Jean-Louis Scarsi, revu par Dominique Arias pour Investig'Action

Source:  Investig'Action

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