L'Europe des va-t'en guerre, plongée dans une crise profonde de l'intelligence et de leadership, sort finalement un plan de paix qui expose les fractures profondes d'un ordre international asymétrique.
Le plan de paix ukrainien, présenté par les gouvernements occidentaux comme un instrument de stabilisation globale, déclenche dans le Sud global un débat fondateur sur la légitimité morale de l'Occident. Dès l'ouverture du débat, les gouvernements africains, asiatiques et latino-américains y voient moins un instrument de résolution qu'une démonstration d'intérêts géopolitiques. Loin d'un consensus, cette initiative révèle une contestation profonde, nourrie par les interventions en Irak en 2003, en Libye en 2011 ou par l'indifférence face aux millions de morts au Congo depuis les années 1990. Dès lors, la contestation du Sud global ne vise pas à minimiser la souffrance du conflit ukrainien : elle réclame la fin d'un système de normes appliquées selon la puissance, l'alliance ou la couleur du passeport. Les intellectuels d'Afrique et d'Asie voient dans ce plan la cristallisation de décennies de politiques sélectives. Cet article revisite leurs critiques et démontre comment ce projet expose les fractures d'un ordre géopolitique en mutation.
Pour ce faire, notre analyse s'appuie sur l' article intitulé « Le plan de paix ukrainien révèle les doubles standards occidentaux », rédigé par le journaliste S. Adekoya et publié dans le Guardian Tanzania le 27 novembre 2025. Ce texte de référence constitue cet article à partir duquel est développée la lecture critique du plan de paix ukrainien, en mettant en évidence la sélectivité morale de l'Occident, la hiérarchisation des souffrances humaines et l'usage géopolitique du discours humanitaire dans la gouvernance internationale contemporaine. Il analyse le plan de paix ukrainien comme révélateur des doubles standards occidentaux. Il montre également que l'initiative, présentée comme universelle, est perçue dans le Sud global comme un instrument géopolitique. En mobilisant Patrick Lumumba, Mahmood Mamdani, Arikana Chihombori-Quao, Vijay Prashad, Richard Falk et Felwine Sarr, le texte démontre la hiérarchisation des souffrances humaines. Il compare l'Ukraine à l'Irak, la Libye, Gaza, le Yémen et le Sahel, soulignant l'absence de sanctions équivalentes. L'article conclut que le plan symbolise une gouvernance mondiale asymétrique, où l'autorité morale occidentale est revendiquée mais appliquée sélectivement dans l'ordre international contemporain en profonde recomposition idéologique actuelle.
Le plan ukrainien comme révélateur d'un humanitarisme sélectif : l'indignation conditionnelle de l'Occident
Dans une grande partie du Sud global, le plan de paix ukrainien n'est pas interprété comme un geste de diplomatie universelle, mais comme un miroir révélant des décennies d'incohérences stratégiques occidentales. Le Professeur Patrick Loch Otieno Lumumba, figure majeure de la critique africaine de l'interventionnisme occidental, exprime l'essence de cette accusation lorsqu'il demande : « Où était cette énergie quand des millions sont morts au Congo, en Libye, en Irak ? ». Sa question résonne comme une mise en accusation historique, rappelant les interventions de 2003 en Irak ou de 2011 en Libye, menées sans pression internationale comparable à celle exercée contre la Russie depuis 2022. Elle fait donc écho à des tragédies où l'Occident n'a déployé ni sanctions massives, ni conférences internationales, ni mobilisation diplomatique.
Le théoricien et politologue ougandais Prof. Mahmood Mamdani révèle la mécanique idéologique sous-jacente en observant que la politique étrangère occidentale « moralise souvent le conflit en Europe tout en sécurisant les crises dans le Sud global ». Cette distinction morale visible depuis les années 1990 devient criante dans la fuite en avant diplomatique contre Moscou (réaction rapide et coordonnée contre la Russie en 2022) : sanctions massives, sommets internationaux, isolement systémique. Ni Gaza, ni le Yémen, ni Libye, ni le Sahel n'ont jamais suscité une mobilisation d'une telle ampleur, malgré la gravité des destructions et des pertes civiles.
L'ancienne ambassadrice de l'Union africaine aux Etats-Unis, le Dr. Arikana Chihombori-Quao, va plus loin en affirmant que l'attitude occidentale face à l'Ukraine illustre « la preuve d'un monde où la souffrance africaine ne déclenche pas d'action mondiale à moins que des intérêts étrangers ne soient en jeu ». En d'autres termes, ce que l'Occident appelle « plan de paix » apparaît comme un instrument de préservation de sa sphère d'influence. Dans cette perspective, le plan ukrainien n'est pas tant un projet de paix qu'un instrument de projection de puissance.
Un conseiller de l'Union africaine confirme cette perception, déclarant que l'initiative occidentale ressemble à « un plan de paix conçu non pas pour mettre fin à la guerre, mais pour façonner l'issue ». Cette analyse rappelle les précédents où la diplomatie fut marginalisée : Libye 2011, Irak 2003, Rwanda 1994. Dans tous les cas, le droit international devint optionnel lorsque les intérêts des puissances occidentales étaient en jeu.
L'historien indien Vijay Prashad, figure incontournable des études sur la multipolarité, insiste sur l'asymétrie humaine révélée par ce conflit. Il affirme que la guerre en Ukraine a « révélé la hiérarchie de la souffrance humaine dans la conscience occidentale », soulignant que l'Europe a immédiatement ouvert ses frontières aux réfugiés ukrainiens, alors que les demandeurs d'asile africains et moyen-orientaux ont été « accueillis par des résistances, des détentions ou du silence ».
Ancien rapporteur spécial de l'ONU, le juriste Richard Falk résume cette asymétrie morale par une expression devenue emblématique : « un droit international appliqué à la carte ». Cette lecture structurelle des contradictions occidentales est renforcée par l'analyse médiatique : « Lorsque l'Ukraine résiste, c'est de la ''légitime défense''. Quand les Palestiniens résistent à l'occupation, c'est du ''terrorisme''. Lorsque l'Afrique achète des drones à des pays non occidentaux, cela devient une ''influence étrangère''. Quand l'Europe envoie des armes, c'est du ''soutien'' ». C'est comme pour dire qu'en Occident, la notion de « guerre hybride » prend son plein sens, et où les politiques et les médias coalisent pour co-construire l'asymétrie morale qui met le monde en lambeau et y crée des catégories : les établis (monde occidental) et les marginaux (Sud global ou monde périphérique). Ce qui fait de notre espace-monde, non pas « un village planétaire » au sens technologique, mais un champ de compétitions et de rivalités où la logique d'escalade et la perception mutuelle de menace guident les politiques étrangères.
Enfin, comme le rappelle l'intellectuel sénégalais Felwine Sarr dans une conclusion philosophique de tout ce diagnostic : « Un monde fondé sur l'asymétrie ne peut exiger une empathie symétrique » C'est cette asymétrie morale que cristallise, malgré lui, le plan de paix ukrainien.
Contestation globale et recomposition géopolitique : un ordre international qui vacille
L'opposition au plan ukrainien dépasse la dénonciation morale. Elle exprime un basculement stratégique du Sud global, désormais résolu à contester le monopole occidental du droit et de la légitimité. C'est-à-dire, remettre en cause l'architecture normative héritée de 1945. L'économiste sud-africain Professeur Chris Landsberg montre que les effets économiques du conflit « militarisent la gouvernance économique », mettant les pays africains sous pression via le FMI et les agences de notation, pendant que les budgets militaires occidentaux explosent depuis 2022. L'asymétrie est flagrante : les sacrifices sont exigés au Sud, jamais au Nord. En d'autres termes, cette dynamique renforce l'idée que l'Occident exige des efforts qu'il ne s'applique pas à lui-même.
La pression diplomatique constitue un autre levier emblématique de cette rupture. La Tanzanie, l'Afrique du Sud, la Namibie, l'Ouganda et le Kenya ont été ciblés par d'intenses démarches visant à aligner leurs positions sur celles de l'UE et des Etats-Unis. Autrement dit, ces nations ont été publiquement et discrètement sollicitées pour adopter une ligne anti-russe ferme. L'ancien diplomate tanzanien Dr. Ramadhani Dau, lucide sur ces dynamiques, qualifie cette attitude de « retour à la diplomatie de la guerre froide sous une nouvelle bannière ». La neutralité, jadis pilier du non-alignement, devient aujourd'hui suspecte aux yeux des partenaires occidentaux qui l'assimilent désormais à la déloyauté.
Le journaliste S. Adekoya apporte une dimension politique supplémentaire : l'Occident, dit-il, « ignore les crises humanitaires à travers le monde », mais se mobilise pour l'Ukraine parce que ce conflit « touche directement à ses intérêts ». Selon lui, le plan européen « ne vise pas à mettre fin à la guerre, mais uniquement à servir les intérêts de Bruxelles ». Poursuivant, la mobilisation occidentale autour de l'Ukraine prouve que « les souffrances de l'Afrique ne suscitent pas d'action mondiale à moins que des réalités concrètes - autrement dit, des intérêts - ne soient en jeu ». Cette analyse, largement partagée en Afrique, en Asie et en Amérique latine, inscrit le débat dans une logique de puissance et non de droit.
Les contradictions deviennent plus visibles lorsqu'on compare les réactions occidentales à d'autres crises. Les décisions de la Cour internationale de Justice contre Israël n'ont entraîné ni sanctions, ni embargo, ni isolement diplomatique. Les opérations saoudiennes au Yémen - pourtant condamnées par des experts de l'ONU - n'ont jamais suscité de mesures comparables à celles infligées à la Russie. Ce contraste historique nourrit l'impression d'une gouvernance mondiale hiérarchisée.
C'est la raison pour laquelle Vijay Prashad conclut alors que les valeurs humanitaires « dépendent de la géographie et de l'identité », synthèse parfaite de la lecture du Sud global : la protection de la vie humaine varie selon le lieu où elle est menacée et selon les protagonistes en présence.
Ainsi, pour beaucoup hors du monde occidental, le plan ukrainien n'est pas seulement un document diplomatique : il symbolise un déséquilibre plus profond, celui d'une gouvernance mondiale façonnée par une poignée d'Etats s'arrogeant une autorité morale universelle tout en l'appliquant de manière sélective.
En filigrane, le conflit ou la guerre par procuration en Ukraine demeure une tragédie née de la politique étrangère américaine, mais un plan de paix qui reflète des asymétries historiques ne peut obtenir l'adhésion d'un monde devenu multipolaire. Le Sud global ne rejette pas l'idée de paix ; il rejette une architecture du droit où les principes ne sont appliqués qu'aux adversaires de l'Occident. Si l'Occident veut retrouver sa crédibilité déjà érodée, ce qui, déjà n'est plus possible, il doit rompre avec la sélectivité qui structure son interventionnisme depuis des décennies. Le monde n'attend plus qu'il guide ; il exige qu'il s'amende. Car désormais, le véritable enjeu n'est pas seulement la paix en Ukraine, mais l'équité dans l'ordre international.
On peut dire que le monde change et ceux qui refusent de l'entendre risquent d'en être les derniers arbitres.
Mohamed Lamine KABA, Expert en géopolitique de la gouvernance et de l'intégration régionale, Institut de la gouvernance, des sciences humaines et sociales, Université panafricaine
Suivez les nouveaux articles sur la chaîne Telegram
