21/07/2022 les-crises.fr  9min #212483

Le Pentagone envisage d'utiliser Space X comme une force militaire de réaction rapide

L'US Transportation Command espère que les fusées Space X d'Elon Musk pourront empêcher un prochain Benghazi.

Source :  The Intercept, Sam Biddle

Traduit par les lecteurs du site Les-Crises

Photo Illustration: The Intercept with Alex Hinton/Gettyimages

Le Pentagone envisage un avenir dans lequel les fusées d'Elon Musk pourraient un jour déployer une « force de réaction rapide » pour déjouer une future attaque de type Benghazi, selon des documents obtenus par The Intercept via une demande de Freedom of Information Act.

En octobre 2020, l'USTRANSCOM (US Transportation Command), le bureau du Pentagone chargé d'acheminer les équipements nécessaires au bon fonctionnement de la présence militaire américaine dans le monde, a annoncé qu'il s'associait à la société de fusées Space X de Musk pour déterminer la faisabilité d'envoyer rapidement des fournitures dans l'espace et de les ramener sur Terre plutôt que de les faire voler dans l'atmosphère. L'objectif, selon une présentation du général Stephen Lyons, serait de livrer « l'équivalent d'un C-17 [avion cargo] n'importe où sur le globe en moins de 60 minutes », ce qui constituerait un incroyable bond en avant dans la logistique militaire, jusque-là confinée à la science-fiction. Un communiqué de presse de l'USTRANSCOM s'est exclamé qu'un jour, l'énorme fusée Starship de Space X pourrait « transporter rapidement de la logistique critique lors de contingences sensibles au facteur temps » et « fournir de l'aide humanitaire ». Si le Pentagone a fait allusion à la possibilité de transporter du « personnel » non spécifié lors de ces brèves escapades dans l'espace, l'accent a été mis sur le transport de marchandises.

Mais l'USTRANSCOM a des utilisations plus imaginatives en tête, selon des documents internes obtenus via la FOIA. Dans un « rapport à mi-parcours » de 2021 rédigé dans le cadre de son partenariat avec Space X, l'USTRANSCOM décrit à la fois les utilisations potentielles et les pièges d'une flotte de vaisseaux spatiaux militarisés. Bien que Space X soit déjà fonctionnellement un entrepreneur de défense, lançant des satellites militaires américains et renforçant les liens de communication ukrainiens, le rapport fournit trois exemples de futurs « cas d'utilisation du DOD [Department of Defense, ministère de la Défense, NdT] pour le transport spatial point à point ». Le premier, qui est peut-être un clin d'œil aux inquiétudes des Américains face à l'hégémonie chinoise, note que « le transport spatial fournit une méthode alternative pour la livraison de la logistique » dans le Pacifique. Le second imagine que les fusées Space X livrent un système de base aérienne déployable de l'armée de l'air, « un ensemble d'abris, de véhicules, d'équipements de construction et d'autres équipements qui peuvent être prépositionnés dans le monde entier et déplacés à tout endroit où l'USAF a besoin de mettre en place des opérations aériennes. »

Illustration partiellement expurgée d'un vaisseau Space X Starship. Crédit : US Transportation Command

Mais le troisième cas d'utilisation imaginé est plus provocateur et moins prosaïque que les deux premiers, intitulé seulement « Soutien d'ambassade », scénarios dans lesquels une « capacité de livraison directe rapide sur le théâtre depuis les États-Unis vers une base africaine s'avérerait extrêmement importante pour soutenir la mission du Département d'État en Afrique », incluant potentiellement l'utilisation d'une « force de réaction rapide », un terme militaire pour une unité armée rapidement déployée, généralement utilisée dans des conditions de crise. La capacité de simplement « démontrer » cette utilisation d'un vaisseau Space X, note le document, « pourrait dissuader les acteurs non étatiques d'agir de manière agressive envers les États-Unis ». Bien que le scénario soit dépourvu de détails, la notion d'une ambassade africaine subissant une attaque soudaine d'un « acteur non étatique » rappelle le tristement célèbre incident de Benghazi en 2012, lorsque des militants armés ont attaqué un complexe diplomatique américain en Libye, suscitant une force de réaction rapide critiquée plus tard comme étant arrivée trop tard pour intervenir efficacement.

Même si les généraux américains rêvent de commandos à bord de fusées qui combattent les insurgés d'Afrique du Nord, les experts estiment que ce scénario relève encore de la science-fiction. Musk et le Pentagone ont l'habitude de faire des déclarations grandioses et stratosphériques selon lesquelles des technologies éblouissantes et totalement invraisemblables, qu'il s'agisse de voitures sûres à conduite autonome, de l'Hyperloop, de canons sur rail ou de lasers lance-missiles, sont à portée de main. Comme l'indique un autre document de l'USTRANSCOM obtenu via une demande de FOIA, les quatre tests à haute altitude du Starship se sont soldés par une explosion spectaculaire de l'engin, bien qu'un test effectué en mai 2021 après la création du document ait atterri en toute sécurité.

« Qu'est-ce qu'ils vont faire, arrêter le prochain Benghazi en envoyant des gens dans l'espace ? », a déclaré William Hartung, chercheur principal à l'Institut Quincy qui se concentre sur l'industrie de l'armement et le budget de la défense des États-Unis. « Cela ne semble pas avoir beaucoup de sens ». Hartung se demande dans quelle mesure une force de réaction rapide basée sur des fusées serait utile, même si elle était possible. « Si une foule attaque une ambassade et qu'elle fait appel à son vaisseau spatial Space X, il lui faudra quand même un certain temps pour arriver sur place. C'est presque comme si quelqu'un pensait que ce serait vraiment génial de faire des choses dans l'espace, mais n'avait pas réfléchi aux ramifications pratiques. » Hartung a également souligné les antécédents du Pentagone en matière « d'armes fantaisistes » basées dans l'espace, comme la défense antimissile de la « Guerre des étoiles », des projets élaborés qui absorbent des budgets énormes mais ne mènent à rien.

Space X n'a pas répondu à une demande de commentaire. Dans un courriel adressé à The Intercept, le porte-parole de l'USTRANSCOM, John Ross, a écrit que « l'intérêt pour le déploiement PTP [Point to Point, NdT] ist de nature exploratoire et notre quête de compréhension de ce qui pourrait être réalisable est la raison pour laquelle nous avons conclu des accords de coopération en matière de recherche et de développement comme celui auquel vous faites référence », ajoutant que « la rapidité du transport spatial promet d'offrir plus d'options et une plus grande marge de décision aux dirigeants, et des dilemmes aux adversaires ». A la question de savoir quand l'USTRANCOM pense qu'une force de réaction rapide déployée par fusée pourrait être réellement réalisable, Ross a répondu que le commandement est « enthousiaste pour l'avenir et pense que c'est possible dans les 5 à 10 prochaines années. »

« Je pense qu'il est peu probable que l'on puisse évacuer quelqu'un rapidement par fusée », a déclaré Kaitlyn Johnson, directrice adjointe du projet de sécurité aérospatiale du Center for Strategic and International Studies. Johnson a souligné que même si la technologie sous-jacente était solide, la petite question de savoir où faire atterrir une énorme fusée Starship de 50 m de haut, la plus grande du monde, demeure. « Si c'est dans une ville, ce n'est pas comme s'ils pouvaient faire atterrir [un] Starship à côté de l'ambassade ». Dans l'hypothétique mission de sauvetage de l'ambassade, « il y a toujours des problèmes de logistique pour faire monter les forces sur le véhicule de lancement, puis sur l'endroit où l'on pourrait faire atterrir le véhicule et sur la façon d'amener les forces du site d'atterrissage à l'ambassade », a ajouté Johnson, « ce qui n'a pas été testé ou prouvé et qui, à mon avis, relève un peu de la science-fiction. »

Le document fait également un clin d'œil à un autre hic potentiel : les autres pays vont-ils laisser les fusées militaires de Space X sortir de l'espace et atterrir sur leur territoire ? La vision irréalisée des « Starship Troopers » américains n'est pas nouvelle : dans les années 1950, le nazi Wernher Von Braun, devenu héros de l'espace, envisageait déjà de transporter les troupes américaines par fusée et, dans les années 1960, l'entrepreneur de la défense Douglas Aircraft a présenté le « Projet Ithacus », un vaisseau spatial transportant 1 200 soldats à leur destination en une heure. Plus récemment, selon un rapport de 2006 de Popular Science, le Pentagone a rêvé d'une ère où « les Marines pourraient atterrir n'importe où sur le globe en moins de deux heures, sans avoir à négocier le passage dans un espace aérien étranger ». Mais le document de l'USTRANSCOM admet que les traités de l'époque de la Guerre froide régissant l'utilisation de l'espace fournissent peu d'indications quant à la possibilité pour une fusée américaine de contourner les problèmes d'espace aérien souverain en se déplaçant dans l'espace. « Il n'est toujours pas clair si et comment les véhicules sont soumis aux lois établies sur l'aviation et dans quelle mesure, le cas échéant, ces lois les suivent dans l'espace pour le transport spatial PTP », peut-on lire dans un paragraphe. « De plus, l'absence de définition juridique de la frontière entre l'air et l'espace crée un problème pour savoir où se termine l'application du droit aérien et où commence le droit spatial. » Le document laisse entendre qu'une partie de la promesse de Space X pourrait être de sauter par-dessus ces préoccupations. Après une discussion expurgée sur le statut juridique d'un hypothétique Starship militaire en vol, l'USTRANSCOM note : « Cette récupération place le Starship en dehors des altitudes typiquement caractérisées comme espace aérien contrôlé. »

Brian Weeden, directeur de la planification des programmes pour la Secure World Foundation, un groupe de réflexion sur la gouvernance spatiale, a déclaré à The Intercept que les préoccupations territoriales ne sont qu'une parmi d'autres, « avec le fait que les pays que la fusée ou le vaisseau spatial survole le considèrent ou non comme une arme ou une menace de missile balistique. » Hartung a fait valoir que Space X, malgré son image de Monsieur Propre en tant que facilitateur pacifique de l'exploration cosmique, contribue à la militarisation mondiale de l'espace. Et comme pour les drones, une fois qu'une technologie avancée et exclusivement américaine commence à proliférer, les États-Unis devront faire face à ses implications de l'autre côté. « La question est de savoir ce qui empêcherait d'autres pays de faire la même chose, et comment les États-Unis le ressentiraient », a demandé Hartung. « Cette idée d'aller n'importe où sans avoir à obtenir l'approbation de qui que ce soit est intéressante d'un point de vue militaire, mais les États-Unis voudraient-ils que d'autres pays aient cette même capacité ? Probablement pas. »

Source :  The Intercept, Sam Biddle, 19-06-2022

Traduit par les lecteurs du site Les-Crises

 les-crises.fr