Le 24 juin dernier, la police marocaine a assassiné au moins 37 migrants à la frontière avec l'Espagne. Ce massacre montre à quel point l'Union européenne s'appuie sur des régimes autoritaires pour surveiller ses frontières - et démontre le caractère superficiel de l'image « progressiste » du gouvernement espagnol.
Source : Jacobin Mag, Eoghan Gilmartin
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises
Un membre des forces de sécurité marocaines devant la clôture frontalière séparant le Maroc de l'enclave nord-africaine espagnole de Melilla, près de Nador au Maroc, le 26 juin 2022. (Fadel Senna / AFP via Getty Images)
« La police marocaine nous a battus et a tué nos amis », raconte Amir, un des survivants du massacre de vendredi dernier le long de la frontière de l'enclave nord-africaine espagnole de Melilla. Le bilan des victimes reste contesté, mais selon les ONG internationales, au moins trente-sept personnes ont été tuées lorsque les forces de sécurité marocaines ont frappé, lapidé et aspergé de gaz lacrymogène les quelque 1 500 immigrants qui se précipitaient vers la clôture frontalière - une des seules frontières terrestres de l'Union européenne avec une nation africaine. Certains ont été tués lors d'une bousculade dans le périmètre frontalier, la police ayant utilisé une stratégie de tenaille qui a piégé des centaines de personnes dans une tranchée. Des images vidéo montrent des dizaines d'autres personnes tombant de la clôture de six mètres de haut alors que la police marocaine aspergeait de gaz lacrymogène et tirait des balles en caoutchouc sur ceux qui y grimpaient.
Selon l'Association locale des droits humains de Nador, un certain nombre d'autres décès sont survenus parce que des personnes gravement blessées ont été laissées jusqu'à dix heures de temps au soleil et à la chaleur sans soins médicaux. Une vidéo choquante publiée sur les plateformes de médias sociaux de l'organisation montre des centaines de corps entassés les uns contre les autres et entourés par la police anti-émeute, dans laquelle il est difficile de distinguer les personnes blessées et les épuisées de celles qui sont mortes. Certaines sont menottées, d'autres restent immobiles, tandis que dans une autre vidéo, la police frappe à plusieurs reprises celles qui sont allongées sur le sol.
D'autres images publiées par le journal Público montrent la police militaire espagnole et les services de sécurité marocains travaillant ensemble pour coordonner les charges à coups de matraque contre des groupes d'immigrants ayant réussi à escalader la clôture. Ces images ont soulevé de sérieuses questions quant à l'implication exacte de la police et du ministère de l'Intérieur espagnols dans la gestion et la supervision de l'opération. Elle a également ouvert une nouvelle brèche dans la coalition de gauche au pouvoir dans le pays, d'autant plus que le Premier ministre Pedro Sánchez, du Parti socialiste ouvrier espagnol (PSOE), a défendu la riposte de la police.
Par contre, la Commission espagnole d'aide aux réfugiés (CEAR) a condamné « l'utilisation de la violence aveugle » comme moyen utilisé pour « contrôler une fois de plus les frontières et empêcher les gens susceptibles de bénéficier d'une protection internationale d'arriver sur le territoire espagnol ». La nationalité la plus représentée parmi les gens ayant participé à l'escalade de la clôture est le Sud-Soudan, déchiré par la guerre, dont les citoyens obtiennent très majoritairement le statut de réfugié en Espagne (92 % de tous les demandeurs) mais ils ne peuvent accéder au territoire espagnol pour faire une telle demande qu'en risquant leur vie. Pour les membres de l'Union Mantero de Madrid, un collectif de vendeurs ambulants immigrés, il y a également un élément racial évident en jeu. Dans un échange écrit avec Jacobin, il insiste :
L'Europe accueille à bras ouverts les personnes fuyant la guerre en Ukraine, mais rencontre ceux qui fuient d'autres guerres, ou la famine, sur le continent africain avec des matraques et la mort. Pour le gouvernement espagnol, la vie des Noirs ne compte pas, tout simplement, on les ignore.
La honte de Sánchez
Cela n'a été nulle part plus évident que dans la réponse du Premier ministre Sánchez face aux morts violentes, pas un seul mot de sympathie pour les familles des victimes. Au lieu de cela, il a accusé les « mafias » d'être responsables de ce qu'il a qualifié être une « agression violente et bien organisée » qui constituait « une attaque contre l'intégrité du territoire espagnol » - une terminologie bien éloignée de celle utilisée par l'extrême droite Vox lorsqu'elle invoque la crainte d'une invasion d'immigrants. Dans des propos qualifiés de « honteux » par la maire de gauche de Barcelone, Ada Colau, Sánchez a affirmé que « l'agression » avait été « bien gérée par les deux forces de sécurité, tant l'espagnole que la marocaine.» Ajoutant : « Je tiens également à remercier le gouvernement marocain pour son travail. »
Dans des propos qualifiés de « honteux » par la maire de gauche de Barcelone, Ada Colau, le Premier ministre Sánchez a affirmé que l' « agression » avait été « bien gérée par les deux forces de sécurité, tant l'espagnole que la marocaine ».
Pourtant, la directrice de l'ONG Walking Borders, Helena Maleno, qui travaille avec les immigrants sur le terrain au Maroc, a rejeté toute idée laissant entendre que la responsabilité en incombe à des trafiquants organisés :
Qu'est-ce que les mafias ont à voir avec des gens complètement démunis qui courent désespérément [vers la frontière]. La tentative pour prendre d'assaut le site était le fruit d'un pur désespoir. Ces gens sont épuisés, ils ont subi des attaques et des intimidations quotidiennes depuis la signature du [nouvel accord bilatéral hispano-marocain sur l'immigration en avril].
« Depuis le nouvel accord, les descentes dans les camps d'immigrés, les arrestations arbitraires, le profilage racial et d'autres mesures répressives à l'encontre de la population migrante se sont multipliés, » a-t-elle expliqué dans un récent article d'El Diario.
« Le fait que le gouvernement félicite la police marocaine est horrible », a tweeté le député progressiste Íñigo Errejón. « Est-ce cela que l'abandon du peuple sahraoui nous a rapporté ? » Il faisait ici référence au changement historique de politique étrangère de Sánchez en février dernier concernant l'ancienne colonie espagnole du Sahara occidental, qui l'a vu soutenir un plan visant à officialiser le régime d'occupation brutal du Maroc en échange de la normalisation des liens diplomatiques avec la monarchie autocratique. Cette décision rompt avec des décennies de politique étrangère espagnole et va à l'encontre des décisions des tribunaux internationaux et de la position de l'Assemblée générale des Nations Unies qui reconnaît le droit du Sahara occidental à l'autodétermination.
À cet égard, l'externalisation de la sécurité de ses frontières au Maroc a laissé l'Espagne ouverte à des chantages répétés, le gouvernement de Mohammed VI cherchant à tirer parti de la question de l'immigration irrégulière contre son voisin européen. En mai 2021, le Maroc a ouvert la frontière de l'enclave espagnole de Ceuta, permettant à huit mille personnes de la franchir en seulement quarante-huit heures. Il s'agissait, en partie, de mesures de rétorsion pour la condamnation par l'Espagne de la reconnaissance unilatérale par Donald Trump de la souveraineté marocaine sur le Sahara occidental. Puis, en mars de cette année, Sánchez a choisi de plaider pour la paix après qu'un millier de migrants ait tenté sans succès d'escalader les clôtures à Melilla. Les services de renseignement espagnols pensaient que cela pouvait être le début de nouvelles incursions massives - et dans le contexte de la guerre en Ukraine, une frontière instable n'était pas une chose que Sánchez voulait cautionner.
Bien qu'elle s'en soit retirée en 1975, l'Espagne reste, en vertu du droit international, la puissance administrative au Sahara occidental, légalement responsable de l'achèvement de la décolonisation de ce territoire riche en ressources, d'une superficie équivalente à celle de la Grande-Bretagne. En échange de l'abandon du peuple sahraoui et du fait qu'il a tourné le dos au mandat historique de son pays, Sánchez a obtenu du Maroc une plus grande répression de l'immigration irrégulière, empêchant les gens d'atteindre l'Espagne, la coopération du Maroc étant officiellement assurée par un accord bilatéral sur l'immigration conclu en avril. Le contexte immédiat des tueries de vendredi a été le démantèlement violent d'un camp d'immigrants près de Melilla dans la nuit de jeudi à vendredi par la police marocaine, tandis que les polices espagnole et marocaine ont opéré ensemble sur le sol espagnol pour évacuer immédiatement la grande majorité des cinq cents personnes qui avaient escaladé la clôture. Le programme électoral du PSOE promet pourtant de mettre fin à ce type de refoulement des migrants, qui prive les arrivants de toute procédure de droit en matière de droit d'asile.
Tensions au sein du gouvernement
Unidas Podemos, branche junior dans le partenariat de la coalition du PSOE, a eu bien du mal à réagir aux meurtres. Pourtant, l'ancien chef du parti, Pablo Iglesias, qui n'est plus un homme politique de premier plan, n'a pas retenu ses mots, insistant : « Il est difficile de comprendre pourquoi trente-sept personnes sont mortes, sauf à considérer l'ensemble d'actions [entreprises] par les forces de sécurité marocaines dans le but de tuer ». [Ces personnes] ne sont pas mortes à cause de la mafia mais plutôt parce que des unités de la police marocaine qui étaient soutenues par des unités de la police et de la garde civile espagnoles les ont tuées. »
Iglesias a également critiqué la couverture médiatique espagnole, notant que les expressions « masse » et « incursion de masse » sont utilisées constamment quand on parle d'immigrants noirs. Mais ils étaient 1 500 (à essayer d'atteindre Melilla) et seuls 120 ont réussi à rester [sur le territoire espagnol]. En revanche, il y a 130 000 Ukrainiens en Espagne qui ont été traités comme il se doit en tant que réfugiés de guerre.
De même, le porte-parole du groupe parlementaire de Unidas Podemos, Pablo Echenique, a tweeté :
37 morts. S'ils étaient blonds et européens, il y aurait des réunions d'urgence au plus haut niveau, des journaux télévisés spéciaux sur leurs vies et leurs familles, et une rupture totale des relations avec le pays dont l'action policière a provoqué cette tragédie.
Pourtant, les cinq ministres d'Unidas Podemos ont évité de condamner les actions de la police marocaine, se limitant à demander une enquête publique et le respect des droits humains. La timide réponse de la vice-première ministre Yolanda Díaz a particulièrement irrité de nombreux partisans de la gauche - et complique encore sa stratégie visant à obtenir des avantages matériels plutôt que de se concentrer sur des sujets plus larges ne relevant pas des compétences ministérielles d'Unidas Podemos. Démissionner du gouvernement n'aurait pas d'impact réel, mais jusqu'à présent, elle n'a pas réussi à pousser Sánchez à ne serait-ce que s'excuser pour ses déclarations ou à obtenir du PSOE qu'il accepte une enquête, sans parler de réformes plus larges concernant la politique d'immigration.
Le nombre de décès le long des frontières sud de l'Espagne a en effet fortement augmenté ces dernières années. Walking Borders estime que pour 2021, le nombre total atteint un peu plus de 4 400 - la grande majorité se produisant le long de la périlleuse route de l'Atlantique, allant du nord-ouest de l'Afrique jusqu'aux îles Canaries espagnoles.
L'hypocrisie européenne
Pourtant, au-delà du cynisme grotesque de Sánchez et de l'impuissance de la gauche espagnole, on trouve ce concept frontalier plus large de la « Forteresse Europe » autour duquel les États de l'UE ont convergé. Dans une lettre ouverte, une coalition d'organisations internationales et marocaines de défense des droits humains a insisté sur le fait que « les morts et les blessés sont l'illustration tragique des politiques européennes d'externalisation des frontières de l'UE ». Le type de violence observé à Melilla n'est qu'un exemple du modèle plus large de l'Union européenne : externaliser la sécurité des frontières vers des États autoritaires brutaux (que ce soit au Maroc, en Libye ou en Turquie) et convertir ainsi les frontières sud du continent en espaces extra judiciaires dans lesquels les protections fondamentales des droits humains sont largement suspendues. Selon l'activiste et universitaire Marcos Suka, ce régime frontalier est conçu autour d'une « politique de dissuasion. Plus on tue de Noirs, moins il y en aura qui tenteront de venir. »
En réalité cependant, « les flux migratoires sont impossibles à arrêter, comme le note la militante Ana Rosado Caro. Si vous bloquez un des itinéraires, un autre plus dangereux s'ouvrira tout simplement ». La plupart des immigrants qui ont cherché à atteindre Melilla vendredi dernier étaient originaires du Soudan du Sud et du Tchad, des pays à partir desquels les immigrants cherchent habituellement à passer en Europe via la Libye. Mais selon Helena Maleno, « le niveau de répression en Libye a fait qu'ils traversaient l'Algérie et continuaient vers le Maroc. » La Commission des droits humains des Nations unies a critiqué à plusieurs reprises le financement des garde-côtes libyens par l'UE et l'Italie, ainsi que la coopération dont ils font preuve concernant le retour forcé des migrants dans ce pays, où ils sont confrontés à des conditions « inhumaines» dans les centres de rétention pour migrants.
Entre-temps, au Maroc, des tombes ont été creusées à la hâte dans le cimetière local de Nador, les autorités semblant prêtes à enterrer les morts sans chercher à identifier les victimes ou à pratiquer des autopsies. Parallèlement, la plupart des mille immigrés qui étaient détenus à la frontière de Melilla ont été déplacés de force à plus de six cents kilomètres de l'enclave espagnole vers le sud du Maroc, certains souffrant de fractures et de blessures graves. Il est clair que, tant pour les autorités marocaines que pour Sánchez, le plan consiste à aller de l'avant sans reconnaître la gravité des événements - ce qui est particulièrement écœurant de la part d'un dirigeant social-démocrate réputé « progressiste ». Pourtant, avec le blocus des exportations de céréales de l'Ukraine qui va exacerber les pénuries alimentaires dans de nombreux pays africains, rien ne garantit que le massacre de vendredi dernier restera un cas isolé.
Contributeurs
Eoghan Gilmartin est écrivain, il est aussi traducteur et collabore à Jacobin depuis Madrid.
Source : Jacobin Mag, Eoghan Gilmartin, 28-06-2022
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises