Par Patrick Lawrence à Londres pour ScheerPost, le 12 décembre 2024
"Tournant, tournant dans la gyre toujours plus large,
Le faucon ne peut plus entendre le fauconnier.
Tout se disloque. Le centre ne peut tenir.
L'anarchie se déchaîne sur le monde"
Nombre d'entre nous connaissent ces vers tirés de The Second Coming [La seconde venue], une œuvre de Yeats qui a fait l'objet d'une anthologie et fréquemment citée. Comment ne pas y songer alors que le gouvernement français d'Emmanuel Macron, le centriste par excellence, sombre dans un tourbillon d'orgueil démesuré ?
Tout le monde à Paris accuse tout le monde depuis que la vive opposition au gouvernement Macron à l'Assemblée nationale a contraint le premier ministre Michel Barnier à quitter ses fonctions par une motion de censure la semaine dernière. En réalité, Michel Barnier est une victime de son propre camp politique - un "centre" arrogant qui n'est, en fait, le centre de strictement rien. Il est composé d'idéologues néolibéraux qui planent tels des faucons au-dessus des électeurs, refusent de les entendre et mènent leur petite guerre pour rester au pouvoir et ce, même lorsqu'un vote les en écarte.
Ce qui se passe actuellement en France se déroule sous une forme ou une autre dans les puissances occidentales qui constituent les remparts de la forteresse néolibérale. On observe des variantes en Allemagne, en Grande-Bretagne et, bien entendu, aux États-Unis. Le centre a du mal à se maintenir, mais le centre insiste pour rester. Le néolibéralisme, après des décennies au cours desquelles il a prévalu sans être véritablement contesté, est aujourd'hui sérieusement menacé de toutes parts. Et ses représentants mènent une guerre sans merci pour préserver sa prééminence idéologique.
En effet, les Emmanuel Macron et Michel Barnier du monde atlantique détruisent, au nom de la démocratie, les vestiges de la démocratie. C'est vital d'en être clairement conscient, compte tenu de l'enjeu. Une telle pratique ne peut mener qu'à une forme d'autoritarisme, à moins que les Macron, Barnier et leurs acolytes ne soient refoulés ou maîtrisés d'une manière ou d'une autre. Le constat est sans appel. Elle peut conduire à ce qui peut facilement tourner à l'anarchie politique, et ce ne sera pas si "aisé" que Yeats le pensait il y a un siècle et quelques années.
■
Macron, ancien banquier d'affaires, "président des riches" comme l'appellent les Français, est un spécimen type par son obstination impérieuse à se conformer aux orthodoxies néolibérales. Il a pris le risque d'organiser des élections anticipées l'été dernier, après que son Parti Renaissance a été battu dans les urnes au Parlement européen. Le Rassemblement national de Marine Le Pen a remporté 30 sièges, avec 31 % des voix. La France Insoumise, le challenger à gauche de M. Macron, a obtenu neuf sièges supplémentaires. Renaissance a remporté 13 sièges, soit 14,6 % des voix. Macron, toujours déconnecté de la réalité, a estimé que des élections législatives rapides rétabliraient l'équilibre des pouvoirs en sa faveur.
Lors des élections à l'Assemblée nationale de juin et juillet derniers, Macron a encore été débordé. Le Nouveau Front Populaire, une alliance de gauche formée quelques semaines avant les élections, a remporté 188 sièges, le Rassemblement national de Le Pen 142 et l'alliance centriste de Macron 161. En somme, aucun parti n'a obtenu les 289 sièges nécessaires pour décrocher une majorité législative dans l'Assemblée de 577 sièges. Le Front de gauche a été le vainqueur inattendu, et le Rassemblement national a obtenu le plus grand nombre de voix de tous les partis. Tous deux ont alors exigé, à juste titre, que le président nomme un nouveau Premier ministre issu de leurs rangs.
C'est ainsi qu'a débuté le processus anti-démocratique de prétendue défense de la démocratie française engagé par M. Macron - ou, plus exactement, s'est poursuivi. Il a refusé pendant deux mois de nommer qui que ce soit à Matignon, résidence et bureau du Premier ministre. Et le choix de Barnier, un conservateur dévoué à l'austérité néolibérale et à la technocratie de l'Union européenne, a été un rejet brutal du résultat des élections de juillet dernier.
La mission confiée à M. Barnier par M. Macron mérite qu'on s'y attarde. À l'Assemblée, il a dû faire face à l'hostilité des deux côtés du régime centriste de Macron, soit de la gauche (le Nouveau Front Populaire), soit de la droite populiste (le Rassemblement de Le Pen). La mission de Barnier a consisté à progresser dans ce contexte politique hostile tout en préservant l'économie néolibérale de Macron. J'aurais qualifié cette mission d'impossible, d'insensée, sachant que les deux blocs d'opposition détiennent 330 sièges à eux deux. En tout cas, difficile d'exagérer l'arrogance d'un président si profondément détaché de son électorat.
L'inévitable moment de vérité s'est produit lorsque Barnier a dû présenter le budget, ce qu'il a fait le 10 octobre. Après bien des tractations avec ses opposants de gauche et de droite, au cours desquelles Barnier a fait quelques compromis mineurs préservant un budget manifestement défavorable à la majorité de l'Assemblée. Ce budget prévoyait - au passé, puisque la proposition est morte - 60 milliards d'euros de hausses d'impôts (70 % du total) et de réductions de dépenses (30 %), dont l'essentiel allait frapper les travailleurs et la classe moyenne française.
Il faut noter les efforts de M. Barnier pour maquiller ces chiffres agressifs, ne serait-ce que pour illustrer le genre de magouilles politiques que nous connaissons si bien. Il a dressé le tableau le plus sombre possible des finances de la France avant de présenter le budget - un recours fastidieux au "Il n'y a pas d'alternative", la ruse que Margaret Thatcher a rendue célèbre. Et il a embelli les chiffres en y incluant 12 milliards d'euros d'impôts sur les sociétés et les particuliers fortunés - mais à condition que ces prélèvements, équitables à première vue, soient temporaires et réduits au cours de l'exercice 2026-27, date à laquelle, bingo, les Français et Françaises ordinaires auraient à supporter tout le fardeau des ajustements fiscaux favorisant lesdites sociétés et les plus riches.
Ce que je retiens de ce bras de fer entre Macron et Barnier et la majorité des électeurs français, c'est que tout le monde savait pertinemment que ce budget ne serait pas adopté. Et tout le monde savait également que M. Barnier le ferait passer à l'Assemblée sans vote (49.3), une particularité juridique du système français qui suscite généralement l'indignation lorsqu'elle est invoquée. Et tout le monde savait que Barnier serait alors confronté à une motion de censure, qu'il perdrait et serait contraint de démissionner.
Aujourd'hui, chaque camp condamne l'autre pour cette débâcle nationale. Mme Le Pen a qualifié le budget de M. Barnier de "brutal, injuste et inefficace", ce qui se vérifie bien à l'examen. Dans un discours largement rejeté la semaine dernière, Macron a accusé ses opposants d'avoir "opté pour le désordre", un argument valable à condition d'être un centriste orthodoxe qui assimile l'ordre à la primauté du néolibéralisme. "Je n'assumerai jamais l'irresponsabilité des autres", a clamé le grossier personnage irresponsable qu'est Macron.
■
En France, le cas est simple quant aux comportements ouvertement belliqueux de ses protagonistes. Macron est un personnage distant qui s'adresse au public français avec gravité, mais dont le mépris pour ses interlocuteurs transparaît régulièrement dans les différentes "réformes" qu'il impose ou tente d'imposer. Qu'il s'agisse de la hausse de l'âge de la retraite, des coupes sombres dans le système de santé, de l'augmentation des taxes sur le carburant ou de l'augmentation des impôts : c'est toujours la même rengaine. La situation budgétaire de la France est précaire, mais le fardeau du redressement se doit d'être porté par les électeurs, et non par les diverses élites supérieures. Macron le centriste, autrement dit, est au fond un homme du "ruissellement", un adepte de l'offre à la Reagan.
Et ce qui se passe en France en ce moment même - Macron dit qu'il nommera bientôt un nouveau Premier ministre - est une variante de ce dont nous sommes témoins à travers le monde néolibéral. Le processus démocratique doit être sacrifié sur l'autel du pouvoir.
En Allemagne, la coalition centriste d'Olaf Scholz a été battue lors des élections régionales de l'été dernier, et son gouvernement est maintenant en train de s'effondrer au ralenti. Les deux partis contestataires de la nation forment un parallèle similaire à celui de la France : il y a l'AfD, Alternativ für Deutschland, à droite et, de l'autre côté, le BSW, Bündnis Sahra Wagenknecht, le parti que Wagenknecht, la dynamique femme de gauche de l'ex-Allemagne de l'Est, a récemment fondé et baptisé de son nom. Les centristes pratiquent une politique politicienne en présentant ces deux partis comme des néonazis d'une part et des communistes d'autre part, et les deux comme de dangereux sympathisants du Kremlin. Rien à voir avec des politiques démocratiques : il ne s'agit que de diffamations complaisantes par des idéologues inquiets incapables de survie dans un contexte démocratique.
Dans l'anglosphère, la situation est à la fois différente et semblable. Les centristes britanniques ont effectivement colonisé le parti travailliste dès que Jeremy Corbyn, son leader de 2015 à 2020, a montré son intention de restaurer le parti en institution digne de ce nom. Corbyn a été évincé grâce à des accusations d'antisémitisme grossières et inventées de toutes pièces. Kier Starmer, le successeur de Corbyn, est un néolibéral déguisé en mouton. Lorsque l'électorat britannique s'en est rendu compte, ce qui n'a pas tardé, sa cote d'approbation après son accession au poste de Premier ministre en juillet dernier a chuté de 49 points en pourcentage, un record dans l'histoire politique britannique, et atteint aujourd'hui -38.
Pour faire simple, la cote de popularité de Scholz est de 18 % et celle de Macron - avant le cafouillage de Barnier - de 17 %. Les deux dirigeants ont battu leurs propres records, mais aucun ne prévoit de se retirer. M. Scholz a l'intention de se représenter au printemps prochain, et M. Macron maintient qu'il ira jusqu'au bout de son mandat et ce, malgré les appels de plus en plus nombreux à la démission.
Aux États-Unis, ce sont bien les centristes qui ont corrompu les institutions nationales les unes après les autres dans le but de subvertir le premier mandat présidentiel de Donald Trump, et les centristes qui, pendant des années, ont maintenu le sénile Joe Biden au pouvoir comme étant la stratégie la plus sûre pour s'accrocher au pouvoir. Et ce sont les centristes, bien sûr, qui ont essayé de vendre Kamala Harris aux Américains lorsque la stratégie Biden a échoué. Il nous faut désormais être vigilants, car de nombreux signes montrent déjà que les élites centristes de Washington ont l'intention d'infliger au second mandat de Trump ce qu'elles ont si honteusement infligé au premier.
■
Pourtant, alors que nous assistons aux manigances corruptrices des centristes collectifs bien soudés du monde atlantiste, quelque chose d'essentiel doit être pris en compte Deux choses, en fait.
En 1937, Mao, alors qu'il vivait dans les grottes de Yan'an à la fin de la Longue Marche, a écrit un essai établissant une distinction entre les contradictions primaires et les contradictions secondaires. Les premières sont les antagonismes les plus graves et imposent l'union des divergences. Les différences, les contradictions secondaires, peuvent être traitées une fois la contradiction primaire résolue. Rien de très complexe jusqu'ici. Roosevelt et Churchill se sont alliés à Staline pour vaincre le Reich. L'affrontement avec Staline n'est venu que plus tard.
Cette idée est pertinente au regard des agissements des élites centristes bien ancrées dans tout l'Occident. Vous pouvez ne pas apprécier l'AfD ou le Rassemblement national de Le Pen, comme vous pouvez ne pas apprécier le Front populaire français ou la BSW de Sarah Wagenknecht. L'essentiel est de concevoir ces questions comme des contradictions secondaires pour l'instant. La contradiction première est la destruction des vestiges des démocraties occidentales par des régimes centristes qui luttent pour rester au pouvoir. C'est ce qui les rend dangereux, et donc ce qu'il faut combattre.
Cette problématique a suscité toutes sortes de confusions au cours du premier mandat de Trump. Les raisons de ne pas soutenir Donald Trump étaient multiples, comme c'est le cas aujourd'hui. Mais il existe une plus grande menace que Trump, selon moi et quelques autres. La menace réside dans le recours abusif aux institutions gouvernementales - le ministère de la Justice, le FBI, etc. - et la spoliation du discours public s'il déstabilise un président élu en bonne et due forme. À l'époque, on se faisait traiter de tous les noms pour avoir adopté cette position. La marge est encore plus réduite aujourd'hui.
Le second point découle directement du premier. Ces derniers mois, j'ai beaucoup voyagé en Europe. Et je constate ici et là, notamment mais pas seulement en Allemagne, une volonté renouvelée de dépasser les anciennes divisions entre la gauche et la droite (si tant est qu'elles puissent encore avoir un sens) pour se rassembler contre des régimes centristes sur des points d'opposition communs. L'immigration, la guerre en Ukraine et les relations avec la Russie sont trois de ces questions. On ne sait pas où ira ce courant de pensée, mais il doit être suivi et encouragé, et ce des deux côtés de l'Atlantique.
Les libéraux américains se sont égarés au fil des ans, et les Européens du même bord politique leur ont emboité le pas. Le sujet est complexe et, pour l'instant, je m'en tiendrai à une réflexion simple.
L'ancien "libéralisme des possibles" - celui des années 1960, que l'on retrouve dans les discours les plus connus de Kennedy, pour ainsi dire - a cédé la place à un "libéralisme du renoncement". Le libéralisme émancipateur et porteur de visions d'un avenir autre et meilleur s'est métamorphosé en un libéralisme sans perspective ni promesses, si ce n'est un présent éternellement renouvelé. Rien de nouveau sous le soleil. Plus rien n'était possible dans le monde tel que nous l'avions créé.
J'ai été frappé par le titre d' un article paru dans UnHerd l'autre jour : "Keir Starmer n'a pas de rêve". C'est très juste. Aucun des dirigeants centristes s'agrippant désespérément au pouvoir n'a ni rêve, ni vision. Ils proposent des slogans creux et des réajustements à la marge - "une économie de l'opportunité", des prix plus bas pour les produits alimentaires, etc. - mais rien en termes de réel changement, du type de ce que les électeurs leur disent souhaiter dans les urnes. L'article de UnHerd était un examen critique du "Programme pour le changement" de Starmer. Le thème était "N'attendez rien de novateur".
Nous appelons aujourd'hui ce type de dirigeants des néolibéraux. Leur libéralisme est sans perspective, ennemi de toute suggestion de perspective. Ils s'allient au conservatisme dès que les libéraux authentiques s'affirment efficacement. Leur Graal est la "stabilité" - Macron utilise fréquemment ce terme ces temps-ci. La stabilité peut être une bonne chose, mais elle n'est pas universellement et toujours souhaitable. La stabilité est un contresens quand le changement - radical ou réformiste, on peut en débattre - s'impose, comme c'est le cas aujourd'hui.
En mars 1962, Kennedy a prononcé l'un de ces discours auxquels je viens de faire référence. "A vouloir étouffer les révolutions pacifiques, on rend inévitables les révolutions violentes", a-t-il affirmé. Cette phrase est aujourd'hui célèbre. Kennedy a vécu en des temps révolutionnaires, où des dizaines de nouvelles nations ont émergé des régimes coloniaux de longue date.
Notre époque est autre, mais la remarquable rhétorique du président Kennedy peut nous servir de leçon. Lorsque des centristes comme Macron parlent stabilité, cela signifie juste qu'ils veulent rester au pouvoir. Toute autre solution se doit d'être écartée. Ils ont ainsi garanti l'inévitable émergence de partis et d'idéologies alternatifs. Voilà pourquoi ils perdent les élections. Et ce, alors que leur projet implique, à ce stade, d'infliger d'immenses préjudices aux pays dans l'intérêt desquels ils prétendent agir.
* Patrick Lawrence, correspondant à l'étranger pendant de nombreuses années, principalement pour l'International Herald Tribune, est critique des médias, essayiste, auteur et conférencier. Son nouveau livre, Journalists and Their Shadows, vient de paraître chez Clarity Press. Son site web est Patrick Lawrence. Soutenez son travail via son site Patreon.