19/11/2019 les-crises.fr  13min #164677

 Un an des Gilets jaunes : malgré l'épuisement, les forces de l'ordre mobilisées en nombre

Les Gilets Jaunes, un an après - Par Eric Juillot

Le 17 novembre 2018, l'irruption des gilets jaunes dans la vie publique de la France constitua un événement de première importance voué à marquer son époque.

Un moment politique

Le mouvement des gilets jaunes fit connaître à notre pays durant quelques mois un authentique moment politique, comme il n'en avait pas connu depuis un demi-siècle. Il faut en effet remonter aux événements de mai-68 pour observer dans notre histoire récente une effervescence politique comparable par son ampleur et sa portée, tout en gardant à l'esprit que les ressorts de la mobilisation populaire de l'année dernière n'ont rien avoir avec ceux des soixante-huitards, quand ils ne s'y opposent pas frontalement. Le fonds culturel de mai-68 par-delà la dimension socio-économique de la révolte qui était seconde était individualiste et hédoniste. Le mouvement des gilets-jaunes était, à l'inverse, puissamment collectif et tourné vers toute autre chose que l'espoir de permettre à chacun de s'épanouir dans la sphère privée contre le conservatisme d'une certaine morale bourgeoise.

Il n'a jamais été question du peuple en mai-68, quand ce mot était sur toutes les lèvres des manifestants l'année dernière. Car c'est en effet le peuple incarné, le plus puissant des acteurs collectifs donnant à la démocratie sa substance, qui s'est soulevé avec les gilets-jaunes. La foule ordinaire des individus consommateurs, la société atomisée par le marché, la population fracturée par les différences de classe ou d'origine ont été en un instant subverties, balayées par la redécouverte soudaine et prodigieusement vivifiante de l'essence politique qui rend possible l'existence du corps social, du ciment civique - et non pas « citoyen » - qui lie puissamment tous ses membres, même lorsque ceux-ci se querellent. Le Peuple, donc, auquel Michelet pouvait consacrer un livre entier en plein XIXe siècle, mais dont il était bon ton depuis quelques décennies de se gausser, sinon de nier l'existence. Le peuple, surtout, dans son sens total, plein et entier : pas le peuple sociologique des prolétaires exploités, ni le peuple électoral voué à faire sagement un choix tous les cinq ans à l'intérieur du petit monde résiduel où l'idéologie néolibérale confine le politique. Le peuple total, c'est-à-dire le peuple politique, l'ensemble des citoyens, soulevé soudain par un impérieux besoin d'agir décisivement en imprimant au cours des choses leur marque profonde, profonde, car légitime.

Oui, les Gilets jaunes, quelques mois durant, ont été le peuple ! [1]. Ils l'ont été par le pouvoir d'incarnation que leur conféraient leur nombre, leur qualité de citoyens ordinaires, la diversité de leurs origines sociales, leur renouvellement constant, leur engagement collectif dans une action de haute politique, et en raison du soutien massif, attesté par des dizaines de sondages, du reste du pays. Et l'invincible légitimité qui découlait de cette incarnation a effrayé le pouvoir en place, au moins autant que la colère et la violence qui animaient une partie des manifestants. La perspective de voir s'écrouler tout à coup un régime de domination idéologique vieux de presque quatre décennies a littéralement sidéré les dirigeants du pays, comme si le sol s'était brusquement ouvert sous leurs pieds. Il lui a fallu admettre l'impensable : l'inexorable dépolitisation des esprits accomplie méthodiquement au fil des ans par le néolibéralisme triomphant n'était pas parvenue à éradiquer la possibilité d'un surgissement du peuple comme force politique brut dans l'espace public. Pire, elle avait même fini par le provoquer. Il avait fallu, pour cela, un élément structurel : arrivée au stade ultime de son déploiement et victime de ses contradictions, l'idéologie néolibérale devait désormais attaquer, plus fortement encore qu'elle n'avait osé le faire jusque-là, la république sociale dans son ensemble (système des retraites et niveau des pensions, code du travail, aides au logement, allocations familiales, traitement social du chômage...) ; il en allait de son triomphe tout autant que paradoxalement de sa survie la politique économique unique et inepte appliquée avec constance depuis le début des années 1980 entraînant une baisse tendancielle de la croissance, un chômage de masse, et une augmentation du coût de la protection sociale au financement de plus en plus problématique. Au plan conjoncturel, ce sont les qualités propres au nouveau président, missionné pour liquider avec le sourire les ultimes vestiges du passé, qui ont permis à la crise d'éclater. Il n'a pas fallu plus de quelques mois pour que tout le monde constate que sa conduite à la tête de l'État procédait d'un mélange d'amateurisme, d'impudence et de dogmatisme au fort pouvoir détonnant. Il fallait vraiment être persuadé de la victoire définitive du néolibéralisme, de son incrustation au cœur des esprits les plus récalcitrants pour s'autoriser autant de légèreté et d'inconséquence. La prise de conscience survint lorsqu'il était trop tard, après que le peuple ulcéré fut entré en ébullition.

Une souveraineté réappropriée

C'est la signification la plus profonde du mouvement des Gilets-Jaunes : à travers lui, le peuple s'est réapproprié sa souveraineté ; il l'a exercée pratiquement, contre des représentants un peu trop habitués à s'en croire les dépositaires entre deux rituels électoraux médiatiquement verrouillés ; contre une théorie politique de la représentation qui dès les premiers débats à ce sujet en 1789, ne reconnaît au peuple sa qualité de souverain que de manière formelle, pour mieux le déposséder du pouvoir au nom de l'efficacité et de la responsabilité ; contre, enfin, le libéralisme contemporain dont le déploiement a comprimé jusqu'à l'écrasement les mots de « peuple », de « nation », de « souveraineté » avec tout l'imaginaire et toute la formidable puissance d'action qu'ils charriaient historiquement.

Tel est le principal acquis du mouvement, et cet acquis est inestimable : avec les Gilets jaunes, le peuple a manifesté spectaculairement et avec force son existence et sa puissance. Il n'est plus possible désormais de le considérer comme l'héritage désuet et folklorique d'une époque révolue, comme un ornement rhétorique de discours électoral où il convient ponctuellement de faire semblant d'y croire. Les représentants du peuple n'en sont que les délégataires éphémères, et le géant qui leur confie temporairement le pouvoir peut les balayer soudain d'un revers de la main s'il estime qu'ils manquent à leurs devoirs élémentaires vis-à-vis de lui. C'est cette idée vertigineuse qu'ont dû redécouvrir dans l'urgence ceux qui dominent le monde politico-médiatique, et qui avaient fini par se croire inexpugnables après des décennies d'atonie civique par eux savamment entretenue.

Ce processus de récupération de la souveraineté a suscité une telle euphorie dans les rangs des manifestants, il leur a rendu une conscience si aiguë de leur dignité civique qu'ils n'auraient laissé personne tenter de les en priver en prenant la tête du mouvement ou en s'en faisant le porte-parole. Toutes les structures politiciennes en place étaient d'emblée et instinctivement perçues comme illégitimes, potentiellement spoliatrices et coresponsables de la crise. Les Gilets jaunes ne voulaient brandir aucun autre étendard que le leur. Les membres des partis d'opposition, des syndicats, des associations n'étaient pas les bienvenus en tant que tels sur les ronds-points ; pour y être fraternellement accueilli, il fallait au préalable se dépouiller de ses oripeaux et se prévaloir de sa seule qualité de citoyen de la République. De la sorte, on renonçait à la petite politique pour embrasser la grande, et l'on pouvait participer dans l'enthousiasme à ce grand mouvement de renaissance populaire.

En conséquence, il était impossible que le mouvement se structurât, qu'il se donnât des représentants susceptibles de parler en son nom et de se présenter aux élections. La nature même du mouvement interdisait une telle évolution. Le peuple nouvellement incarné ne pouvait pas accepter l'idée de sa désincarnation immédiate par concentration de son pouvoir dans la personne de quelques-uns. Les « assemblées » et « assemblées des assemblées » diverses qui ont tenté de prendre la tête du mouvement étaient vouées à l'échec, même avec les meilleures intentions démocratiques du monde. Cela a bien sûr empêché la révolte des Gilets jaunes de déboucher concrètement et à court terme sur un programme d'action politique, mais là ne résidait pas l'essentiel. Il fallait impulser un changement profond, une réorientation du cours des choses sur des bases nouvelles ; c'est de cela que la France avait besoin, c'est cela que les Gilets jaunes ont réussi à réaliser, sans même avoir à l'exprimer. Par le seul fait de leur existence, ils ont trempé la France entière dans un bain de jouvence démocratique, tout en faisant apparaître au grand jour l'urgente nécessité d'un changement radical de politique économique et sociale. Une fois cette œuvre réalisée, le mouvement s'est en toute logique étiolé, mais ses effets colossaux vont se révéler dans les années qui viennent.

Un tournant?

Salir, abaisser, avilir : tel a été le souci constant des défenseurs acharnées de l'idéologie dominante au sein des mondes politique et médiatique. Ministres, députés, maires, journalistes, intellectuels organiques... Tous ont participé spontanément, dans un réflexe panique, à une entreprise de reductio ad plebem des Gilets jaunes, renonçant plus encore qu'à l'accoutumée à certaines considérations déontologiques élémentaires. Ils devaient à tout prix se convaincre, et convaincre avec eux le pays, que la révolte populaire n'était le fait que d'un ramassis de crétins incultes et avinés, rendus violents par auto-combustion plutôt qu'en raison de l'injustice du système en place. Il s'agissait là d'une tactique classique, dictée par la peur et par la haine, utilisée systématiquement de 1789 à la fin du IIe Empire par les factions oligarchiques et conservatrices installées au sommet de l'État, à chaque fois que l'ordre inique dont elles profitaient était menacé par des révoltes populaires [2]. Ce fut d'ailleurs l'un des aspects les plus troublants de la crise : elle rendit possible la résurgence de jugements et de réflexions antipopulaires qu'un siècle et demi de construction républicaine avait fait disparaître, et cette résurgence en dit long sur le degré de corruption morale auquel le néolibéralisme condamne ses partisans inconditionnels lorsqu'ils sentent leur monde vaciller.

Mais cette tentative de diabolisation, destinée à enfoncer un coin entre le mouvement populaire et le reste du pays, a échoué. Il a donc fallu s'en remettre à l'appareil d'État en l'espèce, à ses organes judiciaires et policiers pour contenir la colère des Gilets jaunes, au prix d'un autoritarisme violent, qui a abîmé la République autant que les visages des manifestants.

Les dirigeants affectent aujourd'hui de croire que c'est cette violence, perçue comme une fermeté nécessaire, qui, ajoutée aux quelques milliards mobilisés par le président pour répondre à « l'urgence sociale absolue » [3] a permis de sortir de la crise. Mais ils ne savent pertinemment, en leur for intérieur, que le feu couve, aucune des causes de la révolte n'ayant été traitées en profondeur. Pour ce faire, il faudrait mettre en œuvre une politique économique radicalement différente de celle qu'imposent à la France les traités européistes voulus et défendus bec et ongle par tous les partis de gouvernement depuis 1992. C'est sur ce point capital que le mouvement des Gilets jaunes a atteint sa limite. Trente années de matraquage idéologico-médiatique en faveur de l'européisme ont produit leur effet ; si une majorité de Français est critique à l'égard de l'UE, peu ont conscience que c'est en son cœur que les zélotes de « l'Europe » ont placé des pans entiers de notre souveraineté, pour en déposséder le peuple plus sûrement que s'ils l'avaient simplement captée à leur profit au sommet de l'État. Il est donc impossible de se réapproprier collectivement la souveraineté populaire et nationale sans poser la question d'une l'UE spoliatrice dans son principe même sur ce sujet essentiel entre tous. Les Gilets-jaunes ont exercé une pression forte sur l'État, comme si ceux qui l'incarnent ne s'étaient pas volontairement liés pieds et poings à Bruxelles.

Il n'en reste pas moins, cependant, qu'acculé, le pouvoir en place a dû dans l'urgence s'asseoir un peu sur la doxa bruxelloise en matière de politique budgétaire pour calmer la colère populaire. Pour lui et pour tous ceux qui exerce à des titres et des degrés divers une part de responsabilité dans la direction politique du pays, la crise aura été l'occasion d'une prise de conscience douloureuse. Le néolibéralisme qu'ils imposent dogmatiquement depuis si longtemps à la France n'a plus seulement pour conséquences les innombrables manifestations d'opposition populaires, le chômage de masse, les vagues de suicides au cœur de nombreuses professions, le déclin économique, le délitement social ou le recul des fonctions régaliennes de l'État. Tous ces effets néfastes et catastrophiques, l'oligarchie en place est parvenue à les gérer et à les contenir dans la durée. Mais le point de rupture est désormais atteint. Et la crise des Gilets jaunes, par sa dimension globale et spectaculaire faire figure d'ultime avertissement populaire. Ceux qui jusque-là défendaient le système euro-libéral comme le meilleur des mondes possibles n'ont désormais pas d'autres choix que d'y renoncer ou de disparaître avec lui à l'occasion d'une prochaine révolte. Il est trop tôt pour affirmer que la crise des Gilets jaunes a représenté un tournant, même si c'est l'hypothèse la plus probable. Il est acquis en revanche qu'elle a agi comme un formidable coup de boutoir de nature à ébranler l'édifice idéologique en place, dont la façade était déjà bien lézardée.

Entre l'UE et le peuple, il faut choisir ! Telle est la vérité à laquelle les dirigeants français devront rapidement se soumettre. Ils ne disposent que de quelques années pour procéder au vaste aggiornamento idéologique dont le pays a besoin. Peut-être le président Macron est-il en train de s'en rendre compte, un an après le début du mouvement des Gilets jaunes et alors que toutes ses tentatives de relance du projet européiste ont échoué [4] ? C'est ce que semble montrer sa récente dénonciation officielle de l'absurde dogme bruxellois des 3 % de déficit budgétaire [5]. Sa déclaration peut sembler anecdotique, mais il faut se souvenir que le nouveau président, européiste forcené pendant sa campagne, avait fait au début de son mandat du respect des règles une condition indispensable à l'approfondissement de l'UE.

« Lorsque l'égoïsme aura contribué à la solitude de tous, il ne restera que de la poussière et, au premier orage, rien d'autre que de la boue. » C'est pour contrer cette prédiction funeste, formulée il y a deux siècles par Benjamin Constant, que les Gilets jaunes se sont soulevés. Ils ont rendu à la France sa fierté, et à la République l'espérance qui l'avait désertée ; ils ont prouvé au reste du monde que notre pays restait, envers et contre tout, politique dans ses tréfonds, exprimant ainsi un message à portée universelle, prompts à susciter l'enthousiasme et l'espoir de tous ceux qui aspirent pour leur pays à un ordre socio-économique plus juste et à une authentique démocratie.

Eric Juillot

Sources

[1] L'affirmation semblera peut-être excessive et présomptueuse à certains, mais s'il faut attendre que l'ensemble des membres nominaux du peuple se manifestent unanimement de surcroît pour que le recours à ce grand mot soit considéré comme valide, alors il n'y a plus qu'à renoncer à son emploi, bien qu'il exprime une catégorie politique fondamentale. Le terme « nation », magnifique lui aussi, semble plus à même d'exprimer, par Sa Majesté solennelle, l'idée d'un corps civique considéré dans sa totalité et il faut l'espérer dans son unité. [2] C'est-à-dire en 1789, 1795, 1830, lors des révoltes républicaines et ouvrières des années 1830, en février et en juin 1848, et au printemps 1871 avec la Commune. [3] Soudainement découverte par Muriel Pénicaud :  lefigaro.fr [4]  les-crises.fr [5]  lefigaro.fr

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