16/06/2025 2 articles lesakerfrancophone.fr  7min #281287

Les guerres de religion françaises - Un exemple presque parfait de crise structurelle et démographique (Partie I)

Par Peter Turchin − Le 18 mai 2025 − Source  Cliodynamic

Henri de Navarre et Marguerite de Valois -  Source

L'une des raisons (peut-être la plus importante !) de mon intérêt durable pour l'histoire, qui m'a finalement conduit à la cliodynamique, est que mon genre littéraire préféré pendant mon enfance était les romans historiques. Aujourd'hui, maintenant que je comprends beaucoup mieux les processus qui régissent la dynamique historique, je me rends compte que la grande majorité de ces romans se déroulaient pendant des périodes de désintégration (de crise). Par exemple, deux de mes romans préférés sont La Reine Margot d'Alexandre Dumas et Chronique du règne de Charles IX de Prosper Mérimée. Tous deux décrivent les conflits entre les élites pendant les guerres de religion en France (ci-après les GDRF).

J'ai demandé à ChatGPT de me donner une explication en une phrase des causes de cette guerre civile sanglante et longue. Voici ce qu'il m'a répondu : « Les guerres de religion en France ont été principalement causées par des tensions croissantes entre catholiques et protestants (huguenots) en France, alimentées par l'intolérance religieuse, les rivalités politiques entre les familles nobles et une monarchie faible incapable de maintenir l'ordre. » Cette réponse résume parfaitement l'histoire standard telle qu'elle est présentée dans les livres d'histoire populaires ou les encyclopédies en ligne (les LLM, tels que ChatGPT, sont très doués pour résumer ce genre de connaissances générales).

Les lecteurs de mes livres et de mes articles de blog comprendront immédiatement que la cliodynamique donne une réponse très différente. Les rivalités entre nobles et les tensions religieuses n'étaient que la partie émergée de l'iceberg. Les causes structurelles profondes des guerres de religion étaient la paupérisation de la population, la surproduction d'élites conduisant à des conflits intra-élites et l'effondrement fiscal de l'État. En d'autres termes, les suspects habituels lorsque l'on parle de crises structurelles et démographiques.

Le Jour des Barricades (Paris, 1588), un soulèvement populaire apparemment spontané, mais en réalité organisé par les contre-élites.  Source

Dans cette série d'articles, j'aimerais approfondir ces causes structurelles (pour plus de détails, lire le chapitre 5 de  Secular Cycles). J'ai deux raisons de le faire. Premièrement, le début de la GDRF nous offre un exemple presque parfait de la manière dont les tendances structurelles et démographiques conduisent à l'effondrement de l'État et à des guerres civiles. Deuxièmement, c'est l'effondrement fiscal de l'État qui a déclenché la guerre vers 1560. J'ai  écrit récemment un article sur la possibilité d'un tel déclencheur pour l'Amérique d'aujourd'hui, dans lequel je concluais que nous y étions relativement immunisés. Mais la France du XVIe siècle n'était, de toute évidence, pas immunisée.

Comme toujours dans les États agraires, le facteur déterminant a été la croissance démographique. Au cours de la phase d'intégration du cycle (1450 à 1560), la population française a doublé, passant de 10-11 à 20-22 millions d'habitants. Le royaume de France du XVIe siècle était un État essentiellement agraire et la productivité agricole ne pouvait pas suivre une croissance démographique aussi massive. En conséquence, les prix des denrées alimentaires ont explosé. Le prix d'un setier (une mesure de volume) de blé en livres tournois (l'unité monétaire standard au début de l'époque moderne en France) a été multiplié par dix entre les années 1460 et 1560. La surpopulation a créé une forte demande de denrées alimentaires, ce qui a fait grimper leur prix, et a augmenté l'offre de main-d'œuvre, ce qui a fait baisser son prix. Au cours du XVIe siècle, les salaires réels ont perdu les deux tiers ou plus de leur pouvoir d'achat. Le salaire journalier d'un ouvrier parisien pouvait acheter 16 kg de céréales dans les années 1490, contre moins de 4 kg un siècle plus tard.

Salaire réel en France, 1450-1700, en kg de céréales par jour. Le salaire réel est calculé en prenant la moyenne des salaires versés aux ouvriers et artisans à Paris, tels que rapportés par Allen (2001), et en les déflatant avec le prix du blé (Abel 1980). Source : Chapitre 5 de Secular Cycles.

Alors que la population générale s'appauvrissait, les élites propriétaires terriennes prospéraient, car les produits de la terre, tels que les céréales, augmentaient de prix, tandis que le prix du travail diminuait. Cette conjoncture économique favorable aux élites a entraîné deux évolutions connexes. Premièrement, les inégalités croissantes entre les roturiers signifiaient que, même si la grande majorité d'entre eux sombrait dans la misère, une petite minorité, profitant des bas salaires, s'en sortait très bien et acquérait une fortune considérable. Ces roturiers aisés, riches agriculteurs et marchands, aspiraient naturellement à transformer leur richesse en statut d'élite. Beaucoup de ces aspirants à l'élite réussirent, générant un afflux constant dans les rangs de la noblesse.

Deuxièmement, de nombreuses familles nobles ont commencé à léguer des héritages substantiels à leurs fils cadets. Cette pratique a conduit à la subdivision des domaines et à la multiplication des nobles. Par exemple, l'un des magnats français les plus riches, François de la Trémoille (1502-1542), devait subvenir aux besoins de cinq fils (et doter deux filles).

Sous l'effet de l'ascension sociale et du morcellement des domaines, le nombre de nobles a considérablement augmenté au cours du XVIe siècle. Par exemple, le nombre de membres de la couche supérieure de l'élite (les pairs laïques) a triplé entre 1505 et 1588 (pour plus de détails, voir la deuxième partie de cette série).

Cette augmentation eut pour conséquence inévitable une intensification de la concurrence au sein de l'élite pour le statut et la richesse. L'une des façons d'évaluer la pression croissante exercée sur les élites est la fréquence des violences intra-élites, qui prirent pendant cette période la forme de duels. Les duels avaient presque disparu en France au XVe et au début du XVIe siècle. Sous François Ier et Henri II, quelques duels judiciaires eurent lieu avec l'autorisation royale.

Le duel entre Jarnac et La Châtaignerie (1547). Henri II préside. Les deux combattants étaient membres de factions rivales de l'élite, Montmorency et Guise (plus d'informations à ce sujet dans le prochain épisode).  Source

Après 1560, cependant, les duels pour l'honneur personnel et sans autorisation royale devinrent si courants qu'on estimait que plus de nobles y mouraient qu'au combat. Entre 7 000 et 8 000 nobles furent tués au cours des deux dernières décennies du XVIe siècle. On dit qu'Henri IV accorda plus de 6 000 grâces pour le meurtre de gentilshommes en duel au cours des dix premières années du XVIIe siècle.

Bien sûr, les duels occupent une place importante dans les romans historiques que je lisais quand j'étais enfant.

Dans le prochain épisode, nous verrons comment la concurrence et les conflits entre élites ont conduit à l'effondrement de l'État Renaissance en France.

Peter Turchin

Traduit par Hervé, relu par Wayan, pour le Saker Francophone

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20/06/2025 lesakerfrancophone.fr  8min #281739

 Les guerres de religion françaises - Un exemple presque parfait de crise structurelle et démographique (Partie I)

Les guerres de religion françaises - Comment la surproduction de l'élite entraîne l'effondrement de l'État (Partie Ii)

Par Peter Turchin − Le 20 mai 2025 − Source Cliodynamic

Écu au soleil de Louis XII

Dans la partie I, nous avons vu comment la croissance démographique massive entre 1450 et 1560 a entraîné une surpopulation, une diminution des terres par paysan, une inflation des prix (en particulier des denrées alimentaires), une baisse des salaires et une augmentation des loyers. Ces évolutions ont eu des répercussions négatives sur les roturiers, mais ont été très lucratives pour les élites (du moins au début).