13/06/2019 les-crises.fr  11 min #157743

Préparez-vous à l'impact : L'Italie s'apprête à lancer une monnaie parallèle à l'euro

Les mini-bots et la stratégie monétaire de l'Italie

Source :  monnaieprix.hypotheses.org, 05-06-2019

On reparle donc en Italie de la question des mini bons du trésor ou mini-bots après le vote d'une motion de l'Assemblée appelant à permettre leur utilisation pour payer les dettes des administrations 1. Cette motion relance donc la question des mini-bots comme étant un possible instrument de sortie de l'euro de l'Italie 2. Il faut donc s'intéresser de près à la nature de cet instrument, afin de comprendre la stratégie possible dans laquelle ils peuvent être employés, les risques afférents à cette stratégie et les moyens de s'en prémunir.

La nature des mini-bots

En premier lieu il convient d'observer que les mini-bots sont fondamentalement des promesses de paiement que l'Etat italien donnerait aux acteurs à qui il doit de l'argent. Ils sont donc des promesses d'euros, des créances que possèderaient les différents acteurs qui en obtiendraient. Cela peut sembler une précision anodine, et les mini-bots eux-mêmes peuvent apparaître comme un expédient inefficace, un simple moyen supplémentaire d'accroître la dette italienne mais il n'en est rien. Comme je tâche personnellement de le montrer dans ma thèse et comme le montre l'histoire économique et bancaire, la créance est un concept financier ambivalent, ou instable, qui possède sous certaines conditions la capacité de se transformer en monnaie. En fait, on peut même dire que toute monnaie est à l'origine une créance, parce que toute monnaie est originellement une promesse d'argent ou de marchandise, autrement dit une promesse de valeur. Ce qui transforme une telle créance en monnaie officielle, c'est d'abord le fait qu'elle se mette à circuler entre les acteurs comme un moyen de paiement, puis qu'elle soit reconnue et garantie par l'Etat comme un moyen de paiement libératoire. C'est ce phénomène qui a permis par exemple l'émergence de la monnaie de crédit moderne à partir de la circulation des lettres de change médiévales, devenues progressivement des billets de banque, puis enfin notre monnaie scripturale actuelle sous l'effet de l'expansion de la comptabilité en partie double.

Ce qui peut sembler paradoxal, c'est que dans un tel système deux monnaies peuvent circuler parallèlement, l'une étant même basée sur l'autre sans qu'elle s'identifie à elle. Ainsi dans le cas des mini-bots, ceux-ci existeraient en parallèle à l'euro, et seraient mêmes basés sur eux, tout en pouvant pourtant devenir une monnaie à part entière. Mais pour cela, il faut donc qu'ils remplissent impérativement les deux conditions de circulation entre les acteurs et de garantie par l'Etat.

La garantie de l'Etat

La garantie de l'Etat serait largement assurée par le fait qu'ils pourront être utilisés pour payer les impôts, ce qui devrait pousser les agents à les posséder pour leur valeur faciale. Pour que cette garantie soit totale, néanmoins, il faudrait que l'Etat reconnaisse les mini-bots comme une monnaie, c'est-à-dire qu'il leur donne un pouvoir libératoire dans les paiements privées. Mais cette décision pourrait être considérée comme une sortie officielle de l'euro puisqu'une nouvelle monnaie serait ainsi officiellement créée à côté de l'euro. L'acceptation des mini-bots pour le paiement des impôts, au contraire, ne peut être assimilée à la création d'une monnaie, puisqu'au plan comptable et juridique, il ne s'agit que de compensations de créances et dettes. Certes, si ces créances circulent entre les agents, les mini-bots auraient toutes les fonctions d'une monnaie classique, mais néanmoins, au plan juridique et comptable, ils n'en seraient pas une, un peu à la façon des lettres de change médiévales qui permettaient aux commerçants de réaliser des prêts massifs sans enfreindre l'interdiction formelle de ces prêts par l'Eglise.

Cette solution, qui semble pour l'instant avoir la faveur de la motion du Parlement, a de nombreux avantages, car elle permet de développer et de tester une monnaie de facto tout en conservant l'euro de jure. Certes, à chaque instant de ce processus, il faut garder à l'esprit qu'une intervention hostile de la BCE, consistant à couper l'alimentation en euro des banques de l'Italie, est possible, quelle que soit par ailleurs l'état du débat juridique. Mais justement, tout développement et tout affermissement de cette monnaie parallèle renforcera la capacité de réaction du gouvernement italien face à une telle agression, agression que le Président de la commission des finances de l'Assemblée, Claudio Borghi, a d'ores et déjà qualifié, si elle venait à se produire, « d'acte de guerre ».

La circulation des mini-bots

La deuxième condition pour que les mini-bots deviennent une monnaie et, dès lors, la condition fondamentale de leur succès, est la capacité qu'ils auront à circuler entre les acteurs. Il est clair que la confiance jouera un rôle fondamental dans cette circulation, et dans ce domaine il ne faut pas négliger la grande importance de la symbolique. Le fait que des mini-bots soient imprimés en petites coupures exactement sur le modèle des anciens billets de banques, avec les représentations des grandes figures historiques de l'Italie, les armes de la République et le sceau du Trésor Public, peut sembler un aspect futile et dérisoire mais il est probable que ce soit un élément psychologique important dans le développement de cette confiance et là-encore, le gouvernement semble l'avoir prévu.

Cependant, ce qui primera avant tout pour qu'ils circulent entre les agents sera la capacité des mini-bots à remplir la fonction d'une monnaie. Jacques Sapir souligne à raison dans son article 3 l'importance décisive de la masse monétaire pour la bonne gestion de cette monnaie, puisqu'une telle monnaie serait directement gérée par le gouvernement et non plus par les banques. Disons-le d'emblée, cette absence de gestion par les banques serait la principale faiblesse des mini-bots, le point par lequel ils peuvent échouer. En effet, l'euro circule grâce au crédit bancaire, et le mini-bot circulerait à partir du trésor public, autrement dit à partir des dépenses des administrations et notamment la paye des fonctionnaires. Dans le cas d'une politique hostile de la BCE, ce canal du crédit bancaire serait très vite asséché, ce qui conduirait très rapidement les banques à fermer et l'économie à souffrir d'une pénurie de monnaie comme en Grèce en 2015. Dans cette configuration, le mini-bot pourrait certes pallier à cette pénurie de monnaie, mais il lui faudrait pour cela d'une façon ou d'une autre répondre à la demande de crédit courant des agents et des entreprises. S'il ne le fait pas, son seul moyen de circuler étant alors via les dépenses des administrations publiques et la paye des fonctionnaires, il créerait une grave distorsion en faveur des italiens qui auraient accès à ce canal (autrement dit les fonctionnaires et les entreprises répondant aux commandes de l'Etat) et provoquerait de violentes injustices sociales. S'il est logique de faire circuler le mini-bot en partie via ce canal public, il est essentiel de réussir à le faire circuler principalement à partir du crédit privée, comme toute monnaie efficace. Ce mode de financement, trop peu analysée pour ses avantages concrets en théorie économique, présente en effet l'avantage de connecter la création monétaire au profit, autrement dit au système-prix. Il est donc in fine une garantie d'équilibre entre la masse monétaire et la production réelle, et également un mode de création monétaire assez bien réparti entre les agents et assez équitable. On peut dire que dans ce système de création monétaire par le crédit réside l'utilité réelle et fondamentale des banques privées et il est essentiel de conserver ce mécanisme pour qu'une monnaie circule efficacement. Certes, la phase actuelle du capitalisme conduit à de graves dysfonctionnements, en particulier du fait du développement de la finance et de l'asservissement des dépenses de l'Etat à la logique court-termiste de celle-ci, certes l'Etat devra agir économiquement de façon massive pour corriger les effets de cette évolution, en s'affranchissant pour cela des contraintes du financement par le marché. Mais ces évolutions nécessaires, que permettront justement le retour à une monnaie nationale, ne doivent pas faire perdre de vue que la création monétaire par le crédit aux particuliers et aux entreprises est un mécanisme essentiel à protéger pour un pays comme l'Italie, parce que c'est un mécanisme de protection du système-prix.

Là-encore, le gouvernement italien semble avoir pris la mesure du défi, puisque la motion parlementaire semble orienter son action vers la création d'un système de compensation électronique des mini-bots, pour commencer auprès des administrations publiques, qui pourrait aboutir, selon Jacques Sapir dans son article, à l'utilisation de caisses nationales participant à ce système et jouant le rôle de banques. Dans ce cas, les particuliers pourraient déposer leurs mini-bots dans ces caisses nationales, et disposer des moyens de paiement classiques des banques. Si cette stratégie se confirme, on peut dire qu'elle irait dans la bonne direction, puisqu'elle recréerait un nouveau système bancaire permettant sans doute l'émission de mini-bots par le crédit privée, ce qui consacrerait alors celui-ci comme une monnaie à part entière. Resterait alors à savoir si de telles caisses nationales seraient en mesure de fournir des autorisations de crédit sur la base d'études aussi précises que les banques privées ne le font actuellement sur tout le territoire, mais il y a tout lieu de penser que cela est possible à moyen terme, surtout que cette tâche est aujourd'hui de plus en plus abandonnée par ces banques privées au profit du développement de leurs activités sur les marchés financiers.

Si ce système parvient à voir le jour, le mini-bot serait en tout cas en capacité de circuler efficacement en Italie, même comme une monnaie non-officielle parallèle à l'euro, puisqu'il répondrait au besoin de crédit privée et au besoin de financement de l'Etat, tout en étant garanti par celui-ci via le paiement des impôts.

La question de la rapidité d'action

On le voit, la stratégie du gouvernement et des parlementaires italiens, et notamment des économistes de la Lega 4, semble se dévoiler comme une stratégie très intelligente et réfléchie, tirant toutes les conséquences de l'expérience grecque et de la théorie économique orthodoxe et hétérodoxe. Mais la question qui est posée est clairement celle de la rapidité avec laquelle le gouvernement serait en capacité de mettre en place cette stratégie, et notamment de créer un système bancaire à partir des caisses nationales. Sans doute serait-il très utile de profiter de la période actuelle de latence pour mettre en place progressivement les institutions qui permettraient un jour d'agir en cas de crise avec la BCE. Certes, tout mouvement dans ce sens pourrait être interprété comme un début de sortie par la BCE, et déclencher des réactions hostiles. Cependant, un élément joue en faveur du gouvernement et du Parlement italiens à cet égard, et c'est la qualité d'analyse économique dont ils semblent faire preuve, du fait de leur grande ouverture intellectuelle, face à des hauts-fonctionnaires européens et italiens prisonniers des croyances et des conceptions étriquées de la théorie économique néo-classique. Cette différence constitue sans aucun doute un avantage tactique pour les Italiens, car en cas de crise, et aussi avant la crise, il est probable qu'ils agissent plus vite et plus intelligemment que leurs adversaires.

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