24/12/2025 dedefensa.org  10min #299898

Les mots créateurs d'événements

 Journal dde.crisis de Philippe Grasset  

24 décembre 2025 (19H00) - Dans un texte paru simultanément  ce jour apparaît l'appréciation venue de Russie que l'expression 'État profond', d'abord employée dans la partie dissidente (par rapport à ce que nous nommons "le Système" majusculé) du système de la communication, vient d'être introduit dans des intervention publiques officielles, d'une façon opérationnelle, - c'est-à-dire dans l'intention d'en faire un acteur dialectique agréé de la  GrandeCrise...

Ajoutons, pour que nous n'oublions pas que nous sommes dans une  tragédie-bouffe, ce bémol en manière de divertissement pour nous détendre dans cette analyse qui se veut sérieuse, avec cette intervention impromptue...

Note de PhG-Bis : « Certes, il faut le noter : l'expression ('État profond') déjà employée par Macron  en 2019... Mais Macron n'a pas assez de poids ni de force intellectuelle pour véritablement "créer" un sens, voire une essence, en même temps que le mot qui la porte ; il n'a parlé de l'État profond que du point de vue communicationnel, parce que l'expression commençait à se répandre, être à la mode, "faisait tendance", - même si c'était essentiellement chez les dissidents. Macron ne résiste pas à ce qui brille, cela satisfait son jugement. Sur l'essence, ou la non-essence des choses, c'est-à-dire ce qui est potentiellement créatif, il n'a rien à dire. »

Revenons à nos moutons. Donc, dans l'"autre" texte de ce jour, nous nous promettons de revenir sur le cas exposé d'une autre manière, selon un autre sens. Un paragraphe nous sert d'avertissement, d'autant plus qu'il  conclut le texte.

« L'État profond est donc un autre nom de la partie essentielle de ce marigot de corruption qu'est Washington, et que Trump a toujours prétendu vouloir et pouvoir assécher. Mais sous le nom d'"État profond" qu'a rendu célèbre Peter Dale Scott, il prend une tout autre allure et crée autre chose que le classique "marigot de corruption". C'est pour cette raison que nous voulons prolonger cette réflexion par une autre appréciation, comme signalée plus haut, qui est justifiée ici par l'emploi du verbe "créer" dans la phrase précédente. »

Création de l''État profond'

Qu'y a-t-il de créatif dans l'expression 'État profond', qui lui donne ce dynamisme et cette ampleur que nous reconnaissons, et qui s'adapte parfaitement à la crise en cours (GrandeCrise) pour désigner l'adversaire des dissidents antiSystème et antimoderniste ? D'une certaine façon, on peut partir de l'expression de Nietzsche (« l'État, ce monstre froid »), pour nous y retrouver complètement dans le qualificatif "profond" nécessairement influencé par l'image de plus en plus dégradé de l'État à laquelle il est attaché : la profondeur devient la dissimulation du monstre, sa posture pour attenter aux conditions de vie, la froideur des profondeurs. En même temps que l'expression 'État profond', apparaît une figuration de plus en plus souvent reprise d'une identification au Diable.

En 2015, alors que l'expression commence à faire très rapidement fortune grâce à la puissance de la communication, les méfaits de l'État sous toutes ses formes (les guerres insensées provoquant des migrations colossales outre les destructions et les morts, sa dissimulation dans des organisations type-UE, sa mise à l'encan de nations entières comme la Grèce cette année-là) ont définitivement remplacé les vertus qui lui étaient jusqu'alors associés (identité, souveraineté, souci du bien public, etc.). L'État s'associe aux formes les plus viles du Système (inégalités, censure, usage arbitraire de la force, stupidité du jugement) avec un cynisme extraordinaire. On peut alors considérer que l'expression 'État profond' cristallise un sentiment jusqu'alors diffus et permet une identification de la catastrophe qui lève, de ses causes et de ses conséquences. On peut alors même considérer que cette expression a servi à créer, - phénomène de la création, - ce sentiment qui ne va plus nous abandonner, qui ne va plus cesser de se renforcer.

De l''État profond' à la guerre civile

D'une façon assez remarquable, curieuse si l'on veut, ou bien encore significative, en même temps qu'apparaît cette question se trouve en ligne sur l'excellente chaîne du professeur norvégien Glenn Diesen une interview de David Bentz, Professeur de sociologie au King's College de Londres. Le thème de la "conversation" du 23 décembre 2025  : la possibilité, ou plutôt la probabilité évidente de guerre civile dans les pays de l'Occident-compulsif.

Nous empruntons ce passage d'un échange entre les deux hommes Diesen s'étant montré très actif dans ce dialogue en tant qu'historien, professeur de sociologie et commentateur politique. Le passage ne concerne pas tant le thème que l'action des mots sur les faits, sur les événements.

Glenn Diesen : « Je veux dire, en Europe, nous avons souvent cette obsession des actes de langage. Comme vous le savez, l'idée étant que l'on crée de nouvelles réalités sociales avec des mots, par exemple, en normalisant quelque chose. Ainsi, on peut les créer en parlant de guerre civile, d'attente de violence, voire même en incitant les gens à se préparer à un conflit. C'est donc un dilemme intéressant. Je me demandais si cela avait été un problème pour vous, c'est-à-dire d'un côté affirmer qu'il s'agit d'un problème qu'il faut traiter, mais en même temps entendre dire que si vous en parlez, vous risquez en réalité de provoquer les problèmes mêmes que vous souhaitez éviter. Est-ce que cela a été un problème pour vous ? »

David Bentz : « Oui, c'est le cas. C'est un problème très courant. Je dirais même que c'est la réaction la plus typique face à la thèse que j'ai présenté précisément pour les raisons que vous avez mentionné. Il existe une croyance très profondément ancrée dans la conscience occidentale, je dirais même certainement dans la conscience européenne concernant l'idée du pouvoir de la parole à faire advenir les choses. C'est une idée ancienne, mais elle a atteint une domination presque totale dans les milieux universitaires et politiques et certainement au sein des gouvernements. Les gouvernements se comportent comme s'ils y croyaient réellement, ce qui explique sans doute pourquoi ils tiennent temps à réprimer certaines choses. »

Le cas de la "guerre civile" est différent de celui de l''État profond' dans les circonstances et dans sa signification, mais le processus que nous avons tenté de décrire est similaire. Il s'agit de la création d'un fait (d'un événement), ou de l'accélération de cette création, par un simple mot ou une expression qui a émergé d'on ne sait où. Selon notre appréciation et contrairement à l'avis exprimé, il n'y a aucune démarche dans ce sens, de volonté, de calcul de la part de celui ou de ceux qui semblent croire, pour se rassurer si l'on veut, qu'ils assurent eux-mêmes l'évolution de ce mot et sa façon de s'ajuster à une situation pour provoquer le phénomène qu'ils sembleraient vouloir susciter.

La parole au logocrate...

Ici, je passe à la première personne parce qu'il s'agit d'une conviction toute personnelle et j'ignore si je ne vais pas irriter 'dedefensa.org' en, lui imposant un tel fardeau par le choix de l'emploi d'une troisième personne neutre. Ma conviction est donc que les phénomènes décrits, qui sont très visibles à cause de la puissance du "système de la communication", répondent à mon adhésion totale à la théorie logocratique dont j'ai déjà souvent parlé, - la théorie selon laquelle il y a dans « le langage de l'homme » une « source divine, du mystère de l'incipit ».

Je rappelle ici deux extraits d'une conférence de Georges Steiner, retrouvés dans son livre 'Les Logocrates' (l'Herne, 2003), et que j'ai déjà utilisés dans des textes à ce propos. Je prends ci-après les deux extraits du texte le plus récent sur le sujet, de  novembre 2024 :

« Pour simplifier à outrance, la théorie "transcendante" du langage postule un processus ou un moment de "création spéciale". Elle soutient que la notion de "pensée préverbale" est, littéralement, dénuée de sens. Elle rejette l'idée que les schémas évolutifs de mutation, de sélection compétitive et de spécialisation puissent donner une explication cohérente des relations, presque tautologiques, entre l'identité de l'homme et l'image que celui-ci fait du langage. (Il est intéressant de rappeler que Thomas Huxley, vers la fin de sa carrière, en arrive à la conclusion que le darwinisme n'avait offert aucune explication cohérente des origines du phénomène du langage). » [...]

« Le point de vue "logocratique" est beaucoup plus rare et presque par définition, ésotérique. Il radicalise le postulat de la source divine, du mystère de l'incipit, dans le langage de l'homme. Il part de l'affirmation selon laquelle le logos précède l'homme, que "l'usage" qu'il fait de ses pouvoirs numineux est toujours, dans une certaine mesure, une usurpation. Dans cette optique, l'homme n'est pas le maître de la parole, mais son serviteur. Il n'est pas propriétaire de la "maison du langage" (die Behausung der Sprache), mais un hôte mal à l'aise, voire un intrus... »

Cette appréciation générale fondée sur la logocratie se manifeste aujourd'hui de façon si spectaculaire, selon moi, à cause du développement du système de la communication (et non "système de communication"). Le système de la communication devient alors, dans ce cas, un système logocratique qui ne dit pas son nom, - par prudence, ou par indifférence pour ce qu'il reste de notre civilisation laissée à nos seules prétentions...

J'ai consacré également plusieurs articles à ce phénomène tel que je perçois, et je cite à nouveau les extraits expliquant ma conception du système de la communication et combien sa puissance aboutit à un changement d'essence, et des retrouvailles sous forme de système du phénomène décrit par Steiner pour la logocratie. Il s'agit de l'article du  2 septembre 2020.

«... [L]e système de la communication se différencie décisivement du concept classique de "système de communication" par l'apparition d'une dimension créatrice en lui-même... Le "système de communication" étant un simple transmetteur de l'information sans aucune prétention à l'organisation et à la structuration de la connaissance tandis que le "système de la communication" est un transmutateur qui organise l'information de façon à susciter par cette activité la connaissance élaborée à quoi peuvent être utilisées ces informations :

» "Ainsi se trouve, je pense, suggérée la véritable définition du système de la communication (et la raison, jusqu'ici assez intuitive, pour laquelle j'ai tenu depuis quelques années à écrire "système de la communication" et non "système de communication"). La "communication" dans ce cas n'est pas un simple outil, elle est une matrice féconde. Le système de la communication n'est pas seulement un transmetteur, il est aussi et d'abord un transmutateur ; il ne fait pas que transmettre, il transmute ce qu'il transmet, et pour revenir à notre propos, il transmute les informations en "actes" en même temps qu'il les transmet, par la façon qu'il les transmet, par la dynamique qu'il y met, par la forme même qu'il donne au tout.

» "Je ne crois pas, bien entendu, que cette action soit simplement mécanique et dynamique. Je crois qu'à considérer cette situation sans précédent possible d'aucune sorte, cette action de transmutation exercée par le système de la communication répond à un sens fondamental, dont l'inspiration échappe à tout contrôle humain. Bien entendu je ne parle évidemment pas du contenu des nouvelles ("Allez jouer avec vos FakeNews", comme Montherlant disait « Va jouer avec cette poussière »), mais bien de l'essence même de cette forme absolument inédite d'un système agissant directement sur la manufacture de la métahistoire en ignorant superbement, comme l'on méprise, l'histoire événementielle à laquelle nous sommes habitués et dont le Système a si habilement abusé." »

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