12/12/2024 mondialisation.ca  13min #263306

Lettre au poète palestinien Refaat Alareer

Par  Chris Hedges

Cher Refaat,

Nous ne nous taisons pas. Nous sommes réduits au silence. Les étudiants qui, au cours de la dernière année universitaire, ont installé des campements, occupé des salles, entamé des  grèves de la faim et dénoncé le génocide, ont été confrontés cet automne à une série de  réglementations qui ont transformé les campus universitaires en  goulags académiques. Parmi la minorité d'universitaires ayant osé s'exprimer, beaucoup ont été  sanctionnés ou licenciés.  Lesprofessionnels de la santé qui ont critiqué la destruction massive par Israël d'hôpitaux et de cliniques et les assassinats ciblés d'agents de santé à Gaza ont été  suspendus ou  renvoyésdes facultés de médecine, certains d'entre eux ont été  menacés de se voir  retirerleur diplôme professionnel.

Les journalistes qui détaillent les massacres et dénoncent la propagande israélienne ont été écartés des ondes ou  remerciés par leurs publications. Des emplois sont  supprimés pour des messages postés sur les réseaux sociaux. La petite poignée de politiciens condamnant le massacre voient des millions de dollars dépensés pour les  chasser de leur poste.  Les algorithmes,  interdictions d'accès, déplatformisation et démonétisation - dont j'ai fait l'expérience - sont là pour nous marginaliser ou nous interdire l'accès aux plates-formes de médias numériques. Un simple murmure est suffisant pour nous faire taire.

Aucune de ces mesures ne sera levée une fois le génocide terminé. Le génocide est le prétexte. Le résultat de ce processus marquera un énorme bond vers l'État autoritaire, surtout avec l'arrivée au pouvoir de Donald Trump. Le silence va grossir, comme un énorme nuage de gaz sulfureux. Nous sommes asphyxiés par les mots interdits. Ils vous ont tué. Ils nous étouffent. Le but est le même. L'effacement. Votre histoire, l'histoire de tous les Palestiniens, ne doit pas être racontée.

Les sionistes et leurs alliés ont pour seul arsenal le mensonge, la censure, les campagnes de diffamation et la violence, instruments brutaux des maudits. Mais j'ai en main l'arme qui, à terme, les vaincra. Votre livre, " If I must Die : Poetry and Prose".

"Les histoires ", écrivez-vous, "même si le héros souffre ou finit par mourir".

L'écriture, avez-vous dit à vos étudiants,

"est un témoignage, le lien qui survit à toute expérience humaine, et l'obligation de communiquer avec nous-mêmes et le monde. Nous n'avons vécu que pour cette unique raison : raconter les histoires de la perte, de la survivance et de l'espoir".

Voilà un an qu'un missile israélien  a frappé l'appartement du deuxième étage où vous vous abritiez. Pendant des semaines, vous avez reçu des menaces de mort en ligne et par téléphone provenant de comptes israéliens. Vous avez déjà dû vous déplacer à plusieurs reprises. Vous avez fini par vous réfugier chez votre sœur, dans le quartier d'Al-Sidra, dans la ville de Gaza. Mais vous n'avez pas échappé à vos prédateurs. Vous avez été  assassiné avec votre frère Salah et l'un de ses enfants, ainsi que votre sœur et trois de ses enfants.

Vous avez écrit votre poème " If I Must Die" [Si je devais mourir] en 2011. Vous l'avez à nouveau publié un mois avant votre assassinat. Il a été traduit dans des dizaines de langues. Vous l'avez écrit pour votre fille  Shymaa. En avril 2023, quatre mois après votre assassinat, Shymaa a été tuée par une frappe aérienne israélienne avec son mari et leur fils de deux mois, votre petit-fils, que vous n'aurez jamais rencontré. Ils avaient trouvé refuge dans le bâtiment de l'organisation caritative internationale Global Communities.

Vous écrivez à Shymaa :

"S'il est écrit que je dois mourir,
il t'appartiendra de vivre
pour raconter mon histoire
pour vendre mes affaires
pour acheter un bout de tissu
et quelques bouts de ficelle,
(qu'il soit blanc avec une longue traîne)
pour qu'un enfant, quelque part à Gaza
en regardant droit vers le ciel
alors qu'il attend son père parti dans une explosion -
sans faire d'adieux à quiconque
ni à sa chair
ni à lui-même -
voie le cerf-volant, mon cerf-volant, celui que tu auras fait,
prendre son envol
et qu'il pense alors qu'un ange est là
venu ramener l'espoir
S'il est écrit que je dois mourir
que ma mort ramène l'espoir
et devienne légende".

Vous avez rejoint les poètes martyrs. Le poète espagnol  Federico García Lorca. Le poète russe  Osip Mandelstam. Le poète hongrois  Miklós Radnóti, qui a écrit ses derniers strophes lors d'une marche de la mort. Le chanteur et poète chilienVíctor Jara. Le poète noir  Henry Dumas, abattu par la police de New York.

Dans votre poème "And We Live On..." [Et nous vivrons...], vous écrivez :

"Malgré les oiseaux de mort d'Israël
Qui volent au bout de notre souffle, à deux mètres tout juste
De nos rêves et de nos prières
Leur barrant le chemin vers Dieu
Malgré tout
Nous rêvons et prions,
Nous accrochant plus encore à la vie
Chaque fois qu'un être cher
Est déraciné de force
Nous vivons
Nous vivrons
Notre vie".

Pourquoi les tueurs ont-ils peur des poètes ? Vous n'étiez pas un combattant. Vous ne portiez aucune arme. Vous avez couché des mots sur le papier. Mais toute la puissance de l'armée et des services du renseignement israéliens a été déployée pour vous traquer.

Dans les moments de détresse, quand la cruauté et la souffrance envahissent le monde, quand les vies sont suspendues au bord de l'abîme, la poésie est la triste complainte des opprimés. Elle nous permet de ressentir la souffrance. Elle est intuitive. Elle saisit ce mélange d'émotions complexes - joie, amour, disparition, peur, mort, traumatisme, chagrin - lorsque le monde s'écroule. Il crée par sa beauté le sens salvateur du désespoir. C'est un acte d'espoir absurde, un acte de résistance et de défi, qui nargue ceux qui vous déshumanisent avec éloquence et sensibilité. La fragilité et la beauté de l'œuvre, la sacralisation de la mémoire, de l'expérience et de l'intellect, sa musicalité, se moquent des slogans réducteurs et de la langue de bois des assassins.

L'écriture, comme le rappelle Edward Saïd, est "l'ultime résistance aux pratiques inhumaines et aux injustices défigurant l'histoire de l'humanité".

La violence n'est pas créatrice. Elle ne fait que détruire. Elle ne laisse rien de bon en héritage.

"N'oubliez pas que la Palestine a été avant tout occupée dans la littérature et la poésie sionistes", avez-vous lors d'une conférence donnée à vos étudiants en cours avancé de poésie anglaise à l'université islamique de Gaza. "Lorsque les sionistes ont envisagé de revenir en Palestine, ils n'ont pas dit : 'Oh, allons en Palestine'".

Vous avez claqué des doigts :

"Il leur a fallu des années, plus de cinquante ans de réflexion, de planifications, de politiques, d'argent et tout le reste. Mais la littérature a joué un rôle déterminant. C'est notre métier. Si je vous dis 'allons dans l'autre salle', vous avez besoin d'être sûrs qu'en y allant, nous trouverons des chaises, n'est-ce pas ? Que l'autre classe sera plus agréable, plus paisible. Que nous avons une connexion, un droit particulier.

"Ainsi, pendant les cinquante années qui ont précédé l'occupation de la Palestine et la création de ce qu'on a appellé Israël en 1948, la Palestine, dans la littérature juive sioniste, était présentée au peuple juif du monde entier comme... "une terre sans peuple [pour] un peuple sans terre". En Palestine coulent le lait et le miel. 'Il n'y a personne là-bas, alors allons-y'".

Les tueurs sont piégés dans un monde littéral. Leur imagination est calcifiée. Leur empathie s'est éteinte. Ils savent le pouvoir de la poésie, mais ils ne comprennent pas d'où vient ce pouvoir, comme un public bouche bée face à l'habileté du magicien. Et ce qu'ils ne peuvent comprendre, ils le détruisent. Ils n'ont pas la capacité de rêver. Le rêve les terrorise.

Le général israélien Moshe Dayan a déclaré que les poèmes de  Fadwa Tuqan, qui a fait ses études à Oxford, "valaient vingt combattants ennemis".

Dans "Martyrs de l'Intifada", Taqan parle de jeunes qui lancent des pierres sur des soldats israéliens lourdement armés :

"Ils sont morts debout, embrasés sur la route

Brillant comme des étoiles, leurs lèvres sur les lèvres de la vie

Ils se sont levés face à la mort

Puis ils ont disparu avec le soleil".

De nombreux Palestiniens peuvent réciter de mémoire des passages des poèmes " À ma mère" et "Inscris, je suis Arabe" du poète palestinien le plus célèbre,  Mahmoud Darwish. Les autorités israéliennes ont persécuté, censuré, emprisonné et assigné à résidence Darwish avant de le pousser à l'exil. Ses vers ornent les murs de béton érigés par Israël pour isoler les Palestiniens en Cisjordanie et sont repris dans les chansons populaires de contestation.

"Inscris, je suis Arabe"

"Inscris
Je suis Arabe
Le numéro de ma carte est cinquante mille
J'ai huit enfants
Et le neuvième viendra... après l'été
Te mettras-tu en colère ?

Inscris
Je suis Arabe
Je travaille avec mes camarades de peine
Dans une carrière
J'ai huit enfants
Pour eux j'arrache du roc
La galette de pain
Les habits et les cahiers
Et je ne viens pas mendier à ta porte
Je ne me rabaisse pas
Devant les dalles de ton seuil
Te mettras-tu en colère ?

Inscris
Je suis Arabe
Mon prénom est commun
Je suis patient dans un pays
Bouillonnant de colère
Mes racines...
Fixées avant la naissance du temps
Avant l'éclosion des siècles
Avant les cyprès et les oliviers
Avant la croissance végétale
Mon père...
De la famille de l'araire
Et non des seigneurs de Noujoub
Mon grand-père, un paysan
Sans arbre généalogique
Il m'a appris les mouvements du soleil
Avant la lecture
Ma maison
Une hutte de gardien
Faite de roseaux et branchages
Es-tu satisfait de ma condition ?
Mon nom est commun

Inscris
Je suis Arabe
Cheveux... noirs
Yeux... marron
Signes distinctifs
Sur la tête un keffieh tenu par une cordelette
Ma paume, rugueuse comme le roc
Écorche la main qu'elle empoigne
Mon adresse :
Je suis d'un village perdu, sans défense
Et tous ses hommes sont au champ et à la carrière...
Te mettras-tu en colère ?

Inscris
Je suis Arabe
Tu m'as spolié des vignes de mes ancêtres
Et de la terre que je cultivais
Avec tous mes enfants
Et tu ne nous as laissé
Ainsi qu'à notre descendance
Que ces cailloux
Votre gouvernement les prendra-t-il aussi
Comme on le dit ?

Alors
Inscris
En tête de la première page
Moi je ne hais pas mes semblables
Et je n'agresse personne
Mais... si jamais on m'affame
Je mange la chair de mon spoliateur
Prends garde... prends garde
À ma faim
Et à ma colère !"

Vous avez écrit sur vos enfants. Vos mots allaient être leur héritage.

À votre fille Linah, alors âgée de huit ans, ou comme vous le dites "à l'heure de Gaza, vieille de deux guerres", vous avez raconté des histoires, à l'heure du coucher, quand Israël bombardait Gaza en mai 2021, quand vos enfants "étaient tous assis dans le lit, tremblant, sans rien dire". Vous n'avez pas quitté votre maison, une décision prise pour que "nous mourions ensemble".

Vous écrivez :

"Mardi, Linah a renouvelé la question à laquelle nous n'avions pas répondu la première fois, ma femme et moi, en disant : 'Est-ce qu'ils peuvent détruire notre immeuble si le courant est coupé ?' J'ai voulu répondre : 'Oui, petite Linah, Israël peut toujours détruire le magnifique bâtiment d'al-Jawharah, ou n'importe lequel de nos édifices, même dans le noir. Chacune de nos maisons est peuplée de contes et d'histoires à raconter. Nos maisons gênent la machine de guerre israélienne, la narguent, la hantent, même dans le noir. Elle ne peut supporter leur existence. Et, avec l'argent des contribuables américains et l'immunité internationale, Israël continuera sans doute à détruire nos édifices jusqu'à ce qu'il n'en reste plus rien'.

"Mais je ne peux rien dire de tout cela à Linah. Alors je mens : 'Non, ma chérie, ils ne peuvent pas nous voir dans le noir'".

Le meurtre de masse ne vous était pas inconnu. Quand vous étiez adolescent, des soldats israéliens ont tiré sur vous trois balles de métal recouvertes de caoutchouc. En 2014, Hamada, votre frère, le grand-père de votre femme, son frère, sa sœur et les trois enfants de sa sœur ont tous été tués dans une attaque israélienne. Pendant le bombardement, des missiles israéliens ont détruit les bureaux du département d'anglais de l'université islamique de Gaza, où vous gardiez "des histoires, des devoirs et des copies d'examen pour d'éventuels projets de livres".

Le porte-parole de l'armée israélienne a affirmé avoir bombardé l'université pour détruire un "pôle de fabrication d'armes", une déclaration modifiée plus tard par le ministre israélien de la Défense qui a déclaré que "l'Université islamique de Gaza mettait au point des agents chimiques, destinés à être utilisés contre nous".

Vous écrivez :

"Mes conférences sur la tolérance et la connaissance, le Boycott, Désinvestissement et Sanctions (BDS) et la résistance non-violente, ainsi que la poésie, les récits et la littérature ne nous ont ni aidés, ni protégés contre la mort et la destruction. Ma devise "Cela passera aussi" est devenue une plaisanterie pour beaucoup. Mon mantra "Un poème est plus redoutable qu'un fusil" a été tourné en dérision. Mon propre bureau ayant été détruit sans raison par Israël, les étudiants n'ont cessé de plaisanter sur mes PMD, "Poèmes de destruction massive", ou TMD, "Théories de destruction massive". Les étudiants disaient en plaisantant qu'ils voulaient qu'on leur enseigne la poésie chimique en plus de la poésie allégorique et narrative. Ils ont demandé des histoires à court terme et à long terme au lieu de termes normaux tels que nouvelles et romans. Et on m'a demandé si mes examens comporteraient des questions capables de porter des ogives chimiques !

"Mais pourquoi Israël bombarderait une université ? Certains disent qu'Israël a attaqué l'UGGI pour punir ses vingt mille étudiants ou pousser les Palestiniens au désespoir. Bien que cela soit vrai, le seul danger que représente l'IUG pour l'occupation israélienne et son régime d'apartheid à mes yeux tient à ce qu'elle représente le principal lieu de Gaza où l'esprit des étudiants se développe et devient une arme indestructible. La connaissance est le pire ennemi d'Israël. La conscience le plus haï et le plus redouté par Israël. Voilà pourquoi Israël bombarde une université : il veut détruire l'ouverture d'esprit et sa détermination à refuser de vivre sous le joug de l'injustice et du racisme. Mais encore une fois, pourquoi Israël bombarde-t-il une école ? Ou un hôpital ? Ou une mosquée ? Ou un immeuble de vingt étages ? Serait-ce, comme l'a dit Shylock, 'un divertissement' ?"

La lutte existentielle des Palestiniens repose sur le rejet de la barbarie de l'occupant israélien, sur le refus de dupliquer sa haine ou de reproduire sa barbarie. Ils n'y parviennent pas toujours. La rage, l'humiliation et le désespoir sont des forces puissantes qui nourrissent la soif de vengeance. Mais vous avez héroïquement mené cette bataille pour votre humanité, et la nôtre, jusqu'au bout. Vous avez incarné la décence qui fait défaut à vos oppresseurs. Vous avez trouvé le salut et l'espoir dans les mots qui ont su capter la réalité d'un peuple en proie à l'effacement et à la mort. Vous nous avez demandé de compatir à ces vies, y compris la vôtre, ces vies perdues. Vous saviez qu'un jour viendrait, un jour dont vous ne seriez sans doute jamais témoin, où vos mots dénonceraient les crimes de ceux qui vous ont assassinés, et ressusciteraient les vies perdues de ceux que vous avez honorés et aimés. Vous y êtes parvenu. La mort vous a emporté. Mais pas votre voix ou celles de ceux que vous avez honorés.

Vous, et eux, êtes toujours vivants.

Chris Hedges

Article original en anglais : Letter to Refaat Alareer, The Chris Hedges Report, le 10 décembre 2024.

Traduction :  Spirit of Free Speech

Image en vedette : « Le pouvoir de la plume » par Mr Fish

La source originale de cet article est  The Chris Hedges Report

Copyright ©  Chris Hedges,  The Chris Hedges Report, 2024

Par  Chris Hedges

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