Par Guy Mettan
Pudong New Area, une zone de développement économique à Shanghai, en 2008. (Wolfgang Staudt, Flickr, CC BY-NC
En octobre, j'ai passé trois semaines de voyage au cœur de l'axe du mal, en avant de rentrer par Saint-Pétersbourg et Minsk. Il ne manque plus que l'Iran et le tour aurait été complet. Mais il faut être raisonnable, on ne peut pas tout faire d'un coup.
J'étais en train de me dire que, vu de Pékin, le destin du monde me paraissait scellé. Non seulement la Chine nous a passé loin devant en matière de puissance et de croissance économique à long terme, malgré tout ce qu'on raconte sur ses difficultés, mais elle est en train de nous dépasser sur le plan des idées, de la créativité, de la capacité à établir des normes qui seraient ensuite librement reprises par le reste du monde.
Cela fait déjà plusieurs années que la Chine est devenue le champion des pays qui déposent le plus de brevets et de patentes (la Suisse arrive en tête du palmarès des nations les plus innovantes par rapport au nombre d'habitants, ce qui n'est pas mal). A Pékin, toutes les voitures sont électriques alors que les fabricants européens de d'engins électriques sont en train de faire machine arrière. La semaine dernière, on apprenait que la Chine venait de construire sa première autoroute (157 kilomètres) entièrement réalisée par des robots, sans ouvriers humains. Voilà qui ouvre d'abyssales perspectives. De même, le pays arrive en tête de la transition climatique et de la réduction des émissions de CO2, avec une production d'énergie renouvelable solaire et éolienne qui dépasse toutes les autres sources de production d'énergie primaire.
Pour le moment, les réalisations chinoises restent encore dans le domaine de la production matérielle. Mais en matière d'écologie, qui est autant un domaine technique et économique que normatif et politique, la Chine nous a déjà distancés. Elle impose ses normes en dépit de toutes les mesures de rétorsion occidentales contre les voitures intelligentes chinoises. Le temps n'est plus loin où la Chine nous devancera aussi sur notre dernier pré carré : celui des normes morales, des innovations sociétales, et pourquoi pas, celui du modèle politique, la démocratie libérale de type occidental étant en train de s'abâtardir dans un sous-produit de plus en plus oligarchique et autoritaire.
A ce propos, dans l'avion, en cherchant les dernières sorties parmi les dizaines de pochades occidentales (et aussi asiatiques reconnaissons-le), je suis tombé sur une perle chinoise, un film intitulé « Le léopard des neiges » (rien à voir avec la Panthère des neiges de Sylvain Tesson). C'est à la fois une fable écologique et politique, qui raconte la difficile cohabitation d'un éleveur de moutons tibétain avec une femelle léopard venue lui dévorer quelques moutons dans l'enclos de pierres familial. On pourrait se croire dans un alpage valaisan aux prises avec le loup.
Le film met donc en scène une famille tibétaine de paysans, un autre fils devenu lama et ami des léopards, une équipe de télévision chinoise venue faire un reportage sur l'incident, le service de protection de la faune et des policiers, chinois eux aussi, appelés à la rescousse pour convaincre l'éleveur furieux de relâcher le léopard, « trésor national de la Chine ».
Le ton monte et on en vient aux mains quand le grand-père fait baisser la tension en jetant par terre les économies d'une vie, qui devaient lui permettre de faire le pèlerinage à Lhasa, afin d'indemniser le fils. Chacun comprend que sa position jusqu'au-boutiste est ridicule. Le fils relâche la léoparde, qui n'a fait que son job d'animal sauvage carnivore et s'en va rejoindre son petit dans la montagne après avoir remercié ses geôliers, tandis que les autorités acceptent d'indemniser l'éleveur. Les images, presque en noir blanc, sont prises sans effets hollywoodiens, avec une grande simplicité, les paysans tibétains jouent leur propre rôle tandis que les léopards sont époustouflants de vérité. Ça finit bien, il n'y a pas de cadavres ni de scènes queer toutes les deux minutes et ça pourrait sembler très ringard. Ça ne l'est pas du tout et le film a obtenu plusieurs récompenses en Asie.
En d'autres termes, pour reprendre tes mots, la Chine est en train de nous battre sur notre propre terrain, celui de la production de la modernité et de la capacité à l'imposer au reste du monde. Par la force ou la séduction on ne sait pas encore, l'Occident n'hésitant pas à recourir à la première méthode quand il s'agit de faire partager sa conception de la modernité démocratique, alors que la Chine mise plutôt sur la seconde - pour le moment en tout cas.
Bref, j'en étais là dans mes pensées quand ton éditorial est venu les bousculer en proposant l'exact contraire, en postulant que l'Occident serait éternel (il est vrai : à l'inverse de l'Europe qui, elle, serait mortelle). Mince ! Comment concilier ces deux points de vue d'apparence si inconciliables ?
Je crois que la trajectoire des deux univers est en train de se croiser. L'une, la chinoise, est en mouvement ascendant, tandis que l'autre, l'occidentale, est sur la pente descendante. L'Occident ne va pas disparaître. Mais il entre dans sa phase hellénique, post-classique, byzantine à vrai dire. Comme la Grèce antique, l'Occident est éternel et restera à jamais dans l'histoire et les consciences pour ce qu'il a apporté. Il continue à inspirer mais ne dicte plus la loi.
Pour prendre l'image de Rome, après une période initiale de gestation monarchique, puis d'expansion républicaine et impériale, l'Occident entre aujourd'hui dans son âge de maturité et de vieillesse byzantine. Il se replie sur sa nouvelle capitale américaine, trainant derrière lui ce qui reste de vassaux et d'alliés, essentiellement européens, et abandonnant les périphéries devenues impossibles à conserver tout en resserrant ses troupes autour du nouveau culte sociétal et de ses nouvelles divinités laïques, néo-féminisme, individualisme identitaire de genre, rituels démocratiques qui ressemblent de plus en plus à une liturgie gréco-orthodoxe, avec des chants qui ne manquent pas de charme mais dans un langage de plus en plus mort.
Ce qui signifie, j'en conviens, que l'Occident, même rabougri et de moins en moins incandescent, a encore de beaux jours devant lui : l'empire byzantin n'a-t-il pas survécu mille ans avant de disparaître définitivement et de laisser place sur ses anciennes terres occidentales à un autre surgeon de l'époque gréco-romaine, la Renaissance précisément ?
Encore un dernier mot sur la Russie. Autant je pense que la Chine a pris son autonomie et continuera son chemin à côté et surtout devant l'Occident, autant je pense comme toi que la situation est plus délicate pour la Russie. Même si elle se repositionne à l'Est et est en train d'opérer son virage vers l'Asie, comme Obama l'avait fait pour les États-Unis en 2010, autant je pense que cette manœuvre est plus difficile pour elle. Car la Russie, contrairement à la Chine, est aussi l'Occident, ou en tout cas une partie de lui. Elle a même joué, pendant une brève période, lors de la Révolution de 1917, un rôle d'avant-garde de la modernité occidentale. Il lui est donc beaucoup plus douloureux de s'en détacher. On comprend que, à l'image du monde arabo-musulman qui est déchiré entre la modernité occidentale et l'islamité, la Russie se trouve elle aussi située sur une zone de fractures sismiques. Ce qui explique les prudences de Poutine dans le conflit avec l'Ukraine. Il ne veut pas jouer le sort du pays sur un coup de dé.
Reste à savoir si le contre-modèle proposé par Poutine, celui du conservatisme éclairé, de la tradition et du modèle politique westphalien sera suffisamment résistant et attractif pour durer. Les apparences jouent contre elle, en termes de dynamique et de pouvoir d'attraction. Mais la messe n'est pas dite. Il se pourrait après tout que le moment byzantin de l'Occident s'incarne au nord-est de l'empire occidental, à Moscou, plutôt que du côté de l'Ouest américain.
L'histoire, qui est loin d'être finie, a plus d'un tour dans son sac.
Par Guy Mettan
Arretsur info.ch, 9 novembre 2024