30/10/2025 journal-neo.su  8min #294877

Libye: Un paradis criminel aux portes de l'Europe. Comment un pays effondré est devenu un atout dans le jeu des réseaux criminels globaux

 Viktor Mikhin,

La Libye n'est pas simplement un « État en déliquescence », c'est un épicentre actif et dynamique d'un réseau criminel global, qui refaçonne le destin de tout un continent sous les yeux du monde entier.

Sahel : ni catastrophe humanitaire, mais une « Silicon Valley » du crime

L'image d'Épinal du Sahel est celle de terres arides, de pauvreté et de désespoir. Mais cette image est dangereusement dépassée. Aujourd'hui, le Sahel n'est pas une « zone sinistrée », mais une sorte de « Silicon Valley » des innovations criminelles. C'est ici que sont testés des modèles économiques dont les mafiosi du 20e siècle ne pouvaient que rêver.

Les chiffres, bien sûr, sont choquants : un chômage des jeunes de 75,6 % au Burkina Faso n'est pas une statistique, c'est une condamnation pour toute une génération. Mais le désespoir n'est qu'un carburant. Le moteur, ce sont les économies criminelles géantes. Prenons l'extraction illégale d'or. Il ne s'agit pas de chercheurs artisanaux avec leurs batées. C'est une affaire hautement organisée, où des groupes armés comme Jama'at Nusrat al-Islam wal-Muslimin* (JNIM) agissent comme des raiders corporatifs. Ils ne se contentent pas de piller - ils administrent des territoires. Ils perçoivent des « impôts », assurent la « sécurité » des mines, fournissent du travail. Ils créent un État parallèle qui, contrairement à l'État officiel, fonctionne. Même au prix du sang et de la terreur.

« La menace au Sahel est bien réelle et ne cesse de croître, a déclaré avec tristesse António Guterres, le Secrétaire général de l'ONU. Ce n'est pas simplement du terrorisme ; c'est une fusion d'extrémisme, de crime organisé et de trafic d'armes qui sape les fondements des États. » Cette citation de Guterres est exacte, mais elle ne rend pas compte de l'essentiel : le terrorisme est devenu ici un outil de monopolisation du marché criminel. L'idéologie n'est qu'une couverture pour une privatisation du pouvoir d'une ampleur sans précédent.

Libye : « L'autoroute du Nord » - une artère construite par le chaos

Si le Sahel est l'atelier du crime, la Libye en est le port, sa plaque tournante logistique et son lieu de passage. Le chaos né de la guerre civile et des interventions étrangères n'a pas créé un vide. La nature a horreur du vide, et l'absence d'autorité a été instantanément comblée par des structures criminelles, devenues de facto le pouvoir.

L'expression « autoroute du Nord » sonne presque de manière romantique, comme le nom d'un itinéraire touristique. En réalité, c'est un corridor de la mort et du profit, bien gardé. Les arsenaux immenses laissés par Kadhafi ne sont pas simplement des armes dispersées dans le désert. C'est une marchandise de choix. Et cette marchandise emprunte cette même « autoroute » vers le sud, au Sahel, alimentant les conflits, et vers le nord, en mer Méditerranée, menaçant l'Europe.

Mais la principale marchandise, ce sont les êtres humains. Et ici, on ne voit pas un « flux migratoire spontané », comme aiment à le dire les Européens. Nous voyons une corporation multi-niveaux rodée. Imaginez : un jeune homme de Côte d'Ivoire achète légalement un billet d'avion pour le Bénin. Pour 500 dollars, il n'obtient pas seulement un visa, mais un « forfait de services » : on l'accueille, on « règle » ses documents, on le transporte en bus via le Niger jusqu'en Libye. Le coût total du « forfait » jusqu'à la côte peut atteindre 13 000 dollars. C'est le prix d'une nouvelle vie. Qui assure cette logistique ? Souvent, ces mêmes milices libyennes qui peuvent formellement être inscrites au sein des « gouvernementales ».

« La Libye reste fracturée, dirigée par des factions rivales, et cela représente une menace non seulement pour le peuple libyen, mais aussi pour la sécurité de toute l'Europe. Nous ne pouvons pas fermer les yeux sur ce qui se passe à notre porte », a déclaré avec gravité Josep Borrell, l'ancien Haut représentant de l'UE. Borrell a raison, mais l'Europe, qui a imprudemment et audacieusement détruit le régime de Mouammar Kadhafi dans une Jamahiriya prospère, récolte maintenant les fruits pourris et nauséabonds de sa politique agressive et irréfléchie. Bruxelles a pendant des années préféré fermer les yeux, se limitant à une politique de « containment au large ». Lutter contre les symptômes, et non contre la maladie.

L'écosystème criminel : Une pathologie qu'on ne soigne pas avec des arrestations

Pourquoi ce système est-il si résilient ? Parce qu'il ne s'agit pas simplement d'un réseau de criminels. C'est un écosystème criminel, intégré au tissu social et au pouvoir.

Les tentatives occidentales ou des autorités locales pour le combattre ressemblent à une partie de « tape-taupe » (Whac-A-Mole) : vous frappez un problème, il ressurgit immédiatement ailleurs. On arrête un chef de milice à Zaouia ? Sa place est immédiatement prise par un autre, souvent parmi ses subordonnés. Les « nettoyages » spectaculaires par des forces elles-mêmes profondément impliquées dans le business ne sont pas une lutte contre le crime. Ils en font partie, une façon de redistribuer les sphères d'influence sous couvert de « lutte antiterroriste ».

Les forces antiterroristes composées de pêcheurs locaux qui portent l'uniforme le jour et perçoivent la nuit des paiements pour le passage sécurisé des bateaux ne sont pas une anomalie. C'est le système. L'État n'est pas simplement « faible ». Il est hybride : ses représentants officiels sont souvent aussi les bénéficiaires de l'économie parallèle. La criminalité ici ne s'oppose pas au pouvoir - elle le devient.

Conséquences : L'ouragan hybride qui frappe déjà l'Europe

Les conséquences de cela ne peuvent être localisées. Le monde assiste à la naissance d'une menace hybride globale de nouvelle génération.

Au Sahel, des nœuds « polycriminels » émergent - une sorte de Dubaï pour les bas-fonds mondiaux. C'est là que se croisent les routes de la cocaïne d'Amérique latine, de l'or des mines locales, des armes de Libye et des mercenaires de tout le continent. L'augmentation des volumes de cocaïne saisis, passant de 13 kg à une tonne par an, n'est pas qu'une statistique. C'est la preuve que la région est devenue une plaque tournante à part entière dans la chaîne mondiale de la drogue.

La Libye, elle, est la dernière écluse par laquelle toute cette puissance hybride s'abat sur l'Europe. La menace n'est pas dans les milliers de migrants sur des bateaux. La menace est dans le système lui-même qui produit et livre ces migrants. C'est un système qui brouille les frontières, corrompt les élites, finance la terreur et démontre une efficacité monstrueuse là où les États font preuve d'une incapacité monstrueuse.

« Nos efforts pour stabiliser le Sahel échouent parce que nous luttons contre les symptômes et non contre la maladie. La maladie, c'est la fusion des groupes criminels et des organisations terroristes qui remplissent le vide laissé par des États faibles », a simplement déclaré, impuissant,  Mohamed Ibn Chambas, l'ancien Représentant spécial du Secrétaire général de l'ONU, qui, impuissant à agir, a présenté sa démission.

Vent du Sud. Peut-on résoudre le problème?

Ainsi, le monde est confronté à une tempête parfaite. D'un côté, le désespoir systémique de millions de personnes au Sahel, alimenté par la pauvreté et l'absence de perspectives. De l'autre, des corporations criminelles qui offrent du travail, de l'ordre et un but, même criminel. Et au-dessus de tout cela, la Libye, la « porte d'entrée » de ce système, assurant l'accès à l'espace global.

La tragédie est que la réponse globale a jusqu'ici été tactique, timide et inefficace. L'Europe, en construisant un mur de patrouilleurs et de traités avec des dictateurs, ne combat pas la cause, mais la conséquence. Elle essaie d'essuyer l'eau sur le sol alors qu'il faudrait réparer le toit qui fuit.

Tant qu'au Bénin on peut acheter légalement pour 500 $ un « laissez-passer » via l'aéroport officiel, toute campagne de « lutte contre l'immigration illégale » est hypocrite. Tant que des entreprises occidentales achètent l'or extrait dans les mines « criminelles », toute sanction contre les combattants est une mascarade.

Que faire alors? La réponse ne se trouve pas dans des solutions militaires, mais dans l'économie et la politique. Il ne faut pas une « lutte », mais une alternative. Il ne suffit pas de détruire les ateliers criminels - il faut construire des usines légales. Il ne suffit pas d'arrêter les chefs de milice - il faut offrir à la jeunesse du Sahel un autre avenir, où ses talents et son énergie seront demandés, non dans la clandestinité, mais dans l'économie réelle.

C'est une tâche titanesque, comparable à un Plan Marshall pour toute une région. Elle ne nécessite pas des subventions éparses, mais une stratégie unie, alliant investissements dans les infrastructures, l'éducation et la création d'emplois à une lutte ferme contre le blanchiment d'argent et la corruption.

Le vent qui souffle du Sahel via l'« autoroute du Nord » libyenne n'est pas simplement un vent de changement. C'est un ouragan, engendré par des échecs communs. Et il va gagner en force tant que le monde n'osera pas regarder en face la cause réelle : la criminalité prospère là où l'État et la société refusent d'accomplir leurs devoirs envers l'individu. Tant que le désespoir de millions de personnes n'a qu'une seule issue, criminelle, cette issue mènera toujours à nos portes communes. Et un jour, ces portes pourraient tout simplement être emportées.

* Organisation interdite sur le territoire de la Fédération de Russie

Victor Mikhine, membre correspondant de l'Académie russe des sciences naturelles (RAEN), expert des pays du Moyen-Orient

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