« Il y a une forme d'hypnose collective, de confiance aveugle en l'industrie », explique l'historien François Jarrige. Et la multiplication des normes ne serait qu'une façon de faire accepter les risques industriels, considérés comme inévitables et acceptables, à la population. La solution ? « Rompre avec l'imaginaire industrialiste. »
François Jarrige est maître de conférences en histoire contemporaine à l'Université de Bourgogne. Il explore l'histoire des techniques et de l'industrialisation au prisme des enjeux sociaux et écologiques. Il a publié avec Thomas Le Roux La contamination du monde. Une histoire des pollutions à l'âge industriel (Le Seuil, 2017).
Reporterre : Que révèle l'incendie de Lubrizol sur notre société industrielle ?
François Jarrige : Une fragilité immense, et une forme d'hypnose collective, de confiance aveugle en l'industrie, qui peine à être remise en cause. Il montre aussi le paradoxe d'une société qui met en avant la maîtrise qu'elle a des risques, à travers notamment la multiplication des normes, mais qui, en fait, contrôle moins que jamais ce qui se passe. Les industries sont entremêlées au tissu urbain, les processus industriels sont toujours plus complexes, il y a toujours plus de substances sur le marché et toujours moins de capacité à contrôler.
Notre système industriel est-il plus fragile aujourd'hui qu'hier ?
En France, une des premières affaires de pollution chimique remonte aux années 1770 : elle concernait une usine d'acide sulfurique située... dans un faubourg de Rouen, à quelques centaines de mètres de l'implantation actuelle de Lubrizol. Les rejets toxiques de l'usine avaient suscité des plaintes des habitants. Sauf qu'à partir de cette époque, l'industrie chimique a commencé à incarner le progrès de la nation et les autorités ont fait le choix de soutenir ce secteur en sacrifiant les populations et les autres activités locales pour ne pas freiner son essor.
Depuis deux siècles, il y a toujours eu des accidents et des rejets toxiques moins visibles. Même récemment : l'explosion de la raffinerie de Feyzin en 1966, celle de Seveso en Italie en 1976, ou encore celle de Bhopal en Inde en 1984, qui causa la mort de 3.000 personnes. L'Europe a déplacé une partie de la production chimique - et donc des risques - dans les pays du Sud.
Malgré tout, l'industrie n'a cessé de s'étendre. Aujourd'hui, elle produit des substances pour l'agriculture, pour les objets du quotidien, pour les cosmétiques. Elle est omniprésente, fondamentale puisqu'elle est à la base de nos modes de vie, et donc difficilement critiquable.
En parallèle de cette progression, il y a eu une tentative de maîtrise. Le développement de l'industrie a dès le départ été menacé par les plaintes des riverains. Jusqu'à la fin du XVIIIe siècle, la police et la justice donnaient la priorité à la santé publique, jusqu'à contraindre les fabricants à déplacer ou fermer leurs ateliers jugés dangereux. Mais tout a changé avec le décret napoléonien de 1810 sur les « manufactures ou ateliers qui répandent une odeur insalubre ou incommode ».
Avant de pouvoir ouvrir, les industries classées devaient demander l'autorisation à l'administration, qui déclenchait alors des enquêtes. Les tribunaux de police et les cours correctionnelles n'étaient plus compétents pour juger de la légitimité des installations déjà acceptées par l'administration. Cette loi napoléonienne visait en fait à protéger les industriels pollueurs des plaintes des habitants, en créant un droit particulier - on pourrait dire d'exception - pour les industries polluantes et dangereuses. Dès lors, les riverains pouvaient porter plainte, mais seulement afin de demander des dommages et intérêts. Et toute notre législation est héritière de ce décret de 1810. Pourtant, on continue de croire que les normes sont là pour limiter les risques et protéger les populations. En réalité c'est l'inverse : les normes protègent l'industrie.
Tout cela parce que l'imaginaire industrialiste domine complètement. Le progrès des sociétés est tellement identifié à celui de l'industrie qu'il devient impossible de le remettre en cause. La chimie, particulièrement, s'est présentée comme une forme de magie capable de dompter la nature et de créer une ère d'abondance. Le cadre juridique et de surveillance vise à limiter les impacts, mais on considère les nuisances et les pollutions comme inévitables, et acceptables.
Vous parlez d'une multiplication des normes comme stratégie des autorités pour faire accepter les risques industriels. Pourtant, depuis quelques années, on assiste à un détricotage du droit de l'environnement. Comment l'expliquez-vous ?
Depuis les années 1980, on est entré dans l'ère du développement durable. Et on a repeint les normes de pollution industrielle en droit de l'environnement. Mais paradoxalement, on assiste aujourd'hui plutôt à une déréglementation. Après l' explosion de l'usine AZF en 2001, une série de réformes ont été adoptées, mais elles ne durcissent pas la réglementation. Elles ne prévoient pas d'interdire telle ou telle installation, mais plutôt de faire déménager les riverains qui auraient la malchance d'être situés au mauvais endroit.
Depuis dix ans, en dépit d'une augmentation des incidents dans les établissements classés, le nombre d'inspecteurs de l'environnement a plutôt stagné, alors que leur mission s'est complexifiée. Les process industriels sont plus sophistiqués, l'empilement des normes rend le cadre juridique incompréhensible et les moyens de l'État tendent à diminuer. Il y a donc une contradiction entre le discours affiché et la réalité des pratiques.
À Rouen, la défiance envers l'État est très forte. A-t-on, de tout temps, remis en cause la transparence des autorités ?
Oui, cela se vérifie à chaque accident chimique. Le discours des autorités tend toujours à minimiser les risques, car elles craignent la panique, les conflits, la remise en cause d'activités jugées stratégiques et nécessaires. Les pouvoirs publics sont des agents visant à l'acclimatation de l'industrie. Autrement dit, les industries ont besoin d'être installées dans la société, puisque généralement, les populations ne veulent pas de ces sites polluants.
Pour les acclimater, les autorités disposent de plusieurs outils : la mise en place d'un cadre réglementaire et juridique censé réduire les risques, mais aussi la promotion d'un discours sur l'emploi. Au passage, 400 ouvriers à Lubrizol, c'est très peu, comparé au vivier d'emplois que représente par exemple l'agriculture. Ainsi, l'État n'est pas là pour protéger la population mais pour protéger les industriels avec cette idée qu'en protégeant l'industriel, on apporte l'emploi, la richesse... donc le progrès. L'objectif des pouvoirs publics n'est pas la transparence, mais de réconcilier des intérêts contradictoires pour maintenir la paix sociale.
C'est d'ailleurs dans ce domaine de l'industrie que s'est développé le lobbying. Le décret de 1810 a été élaboré par Chaptal, ministre de l'Intérieur de Napoléon, mais également chimiste et industriel. Il y a toujours eu des relations fortes entre politique, science chimique et industrie.
Les gens se rendent compte du double discours quand la ministre de l'Écologie dit qu' il n'y a pas de « polluants anormaux » par exemple. La population entend des discours rassurants mais observe concrètement des odeurs, de la fumée, des pollutions, des mises en garde. D'où sa défiance.
Il y a eu des manifestations, des initiatives d'entraide... Bref, une mobilisation citoyenne forte à Rouen. Est-ce un fait nouveau ?
Non. Quand l'industrie chimique s'est installée en Belgique au milieu du XIXe siècle, des paysans se sont soulevés et ont attaqué les usines accusées de détruire les récoltes. Après l'explosion d'une raffinerie à Gardanne en 1932, le journal L'Humanité a dénoncé les « dividendes sanglants » et a publié des articles virulents qui faisaient de la chimie le pire avatar du capitalisme.
Cependant, on n'interroge cette industrie que lors des crises et incidents. Après les catastrophes, il faut donc réacclimater les populations, d'où les stratégies déjà en place à Rouen. À chaque fois, se développent les trois mêmes arguments pour rassurer les habitants : la confiance dans le progrès technique, l'adoption de normes plus strictes et l'idée qu'il faut sacrifier certains endroits pour le bien-être de l'ensemble de la population. Puis s'opère un recadrage du débat, à travers des procès, éventuellement une loi, comme avec AZF. Mais pas plus. Car changer de position nécessiterait de questionner l'utilité sociale de cette industrie.
Or la chimie, c'est notre rapport au monde. Lubrizol est un rouage du système automobile ; derrière l'usine, c'est notre rapport à la voiture, à la consommation. En explosant, cette usine a révélé quelque chose de profond de notre société artificialisée. La guerre à présent va porter là-dessus : il ne faut pas, pour les industriels comme pour autorités, que cet incendie aboutisse à une remise en cause du modèle industriel.
Comment fait-on pour renverser la machine ?
La seule manière de sortir de l'impasse est de changer plus profondément notre rapport au monde. Il faut rompre avec l'imaginaire productiviste, ce qui signifie remettre en cause notre consommation, et notre attachement aux objets qui nous entourent. La chimie est au cœur du consumérisme contemporain. Pour qu'il y ait moins d'usines toxiques ou dangereuses, il faut moins de biens manufacturés qui contiennent des produits chimiques.
La prise de conscience écologique ne peut-elle pas aider à ce changement ?
Cette prise de conscience concerne une minorité et elle est contrebalancée par d'autres dynamiques, comme la croissance de la consommation stimulée par la publicité et par la libéralisation des échanges à l'échelle mondiale. De plus, la transition énergétique qu'on nous vend est fondée sur les high tech, sur les réseaux communicants, sur les voitures électriques... Autant de biens qui impliquent énormément de produits chimiques.
- Propos recueillis par Lorène Lavocat|