13/06/2018 reporterre.net  13 min #142415

Lucas Chancel : « Plus on est riche, plus on pollue »

Les inégalités ont augmenté partout dans le monde depuis trente ans : c'est un des constats établis par le Laboratoire sur les inégalités dans le monde, que codirige l'économiste Lucas Chancel. Entretien.

Lucas Chancel est chercheur en sciences sociales, spécialisé en économie des inégalités et en sciences de l'environnement. Il codirige le  Laboratoire sur les inégalités dans le monde et a publié  le Rapport sur les inégalités mondiales

Lucas Chancel.

Reporterre - Où en sont les inégalités dans le monde ?

Lucas Chancel - Elles sont plus élevées qu'il y a quarante ans. Elles augmentent partout, mais pas au même rythme. Les trajectoires peuvent être différentes selon les pays ou les blocs régionaux, ce qui montre qu'il n'y a pas de fatalité à la hausse de ces inégalités, pas de tendance déterminée par les nouvelles technologies ou la mondialisation. En fait, ce sont des choix politiques qui provoquent, ou non, cette hausse des inégalités.

La comparaison entre l'Europe et les États-Unis est intéressante, parce que ces deux blocs ont à peu près la même taille, à peu près le même niveau de technologie, et avaient à peu près le même niveau d'inégalité en 1980. On parle bien de l'Europe entière, en prenant en compte les disparités entre Europe de l'est et de l'ouest. Donc, dans le cas américain, les 1% les plus riches s'accaparent 10 % du revenu en 1980 mais 20 % quarante ans plus tard. En Europe, on est passé de 10 % en 1980 à seulement 12 -13 % en 2016.

Il y a donc une augmentation des inégalités, mais beaucoup plus faible en Europe.

Oui. La part des hauts revenus dans le revenu total a augmenté en Europe, mais nettement moins qu'aux États-Unis où il s'est produit une explosion des riches et un effondrement des classes populaires. Le phénomène est extrême aux États-Unis : les 1 % du haut ont connu une croissance entre 1980 et aujourd'hui de plus de 200 %. Quand les 50 % du bas, eux, ont connu une croissance de 0 % à peu près : il n'y a quasiment pas eu d'augmentation du revenu pour la moitié du bas de la population.

Et qu'est-il arrivé aux 49 % du haut ?

Ils ont vu leurs revenus augmenter, aux États-Unis, mais pas très vite.

Et en Europe ?

Là, c'est différent : il y a un léger décrochage de la part du revenu reçu par les 50 % du bas. Mais ce décrochage est très faible, c'est-à-dire que le rythme de croissance est à peu près le rythme de la moyenne. Voilà vraiment la grande divergence entre les États-Unis et l'Europe.

Cela ne veut pas dire que l'Europe ne doit pas réfléchir à sa propre trajectoire inégalitaire, puisque il y a une perception très forte des inégalités chez les classes populaires et les classes moyennes en Europe. C'est lié au fait que les Trente glorieuses, même en Europe, se sont arrêtées pour les classes populaires et classes moyennes, mais qu'elles ont continué pour les très, très riches.

Ils se sont enrichis largement ?

Moins qu'aux États-Unis mais beaucoup plus vite que les 90 % du bas, en France ou en Allemagne, par exemple.

Y a-t-il un moyen de mesurer la perception qu'ont les gens de l'inégalité ? Parce qu'il y a deux choses : mesurer l'inégalité objectivement, et puis savoir si la société s'en rend compte ou pas.

C'est un champ de recherche en développement. Juste un point sur les données : pourquoi fait-on tout ce travail ? Parce que les administrations officielles utilisent des données qui sont issues d'enquêtes qui floutent complètement ce qui se passe au sommet de la distribution des revenus. Précisément là où l'action s'est passée au cours des 40 dernières années. C'est comme si on regardait un phénomène avec une lunette qui ne permet pas de voir là où l'action se passe.

Et c'est là que vous zoomez ?

Et c'est là qu'on zoome. Mais on ne va pas oublier ce qui se passe en bas. Le déclin des classes populaires et des classes moyennes aux États-Unis, il faut absolument le prendre en compte, en combinant différentes sources de données, fiscales mais aussi les informations issues des fuites telles que les « Paradise Papers » ou les « Panama Papers ». Ces données vont nous permettre de rehausser les revenus ou les patrimoines des plus riches. Parce qu'une partie est évadée, donc n'est pas visible dans les données fiscales.

Mais pour revenir à votre question sur le ressenti des inégalités, une étude très intéressante a été menée il y a quelques années par des sociologues de la Harvard Business School. Elle montrait un décalage extrême entre l'inégalité ressentie et l'inégalité réelle. Les gens ne se rendent pas compte du niveau d'inégalité existant. Je pense qu'il est difficile de déconnecter les votes sur le Brexit en Angleterre, ou pour Trump aux États-Unis, ou même la présidentielle française, de la question des inégalités.

« Pourquoi, alors qu'on observe une nette hausse des inégalités, n'y a-t-il pas davantage de désir de redistribution ? »

La question est-elle de savoir si les pauvres s'abstiennent aux élections, alors que les classes les plus riches votent davantage ?

Non. Plutôt de savoir pourquoi, alors qu'on observe une nette hausse des inégalités, on n'observe pas davantage de désir de redistribution. Selon la théorie la plus classique en économie et en sciences politiques - les spécialistes énoncent le théorème de « l'électeur médian » -, il devrait y avoir plus de demande de redistribution, en démocratie. Cela ne se produit pas, on peut supposer qu'il y a un paradoxe.

Est-on encore en démocratie, quand 1 % de la population s'arroge une part disproportionnée du revenu et du patrimoine global et dispose donc de puissants moyens pour influencer l'opinion publique ?

La question se pose. Peut-on être en démocratie s'il y a des écarts de revenus et de richesses trop importants, et si une partie de la population est proche du seuil de pauvreté ou sous le seuil de pauvreté ? Et puis, deuxième question, peut-on appeler démocratie un système où l'inégalité de richesse se transforme en inégalité politique et médiatique ? Cela constitue un cercle vicieux de l'inégalité dans le sens où, une fois que les plus aisés ont accaparé le pouvoir politico-médiatique, ils ne vont pas faire des réformes permettant de réduire les inégalités, mais plutôt des réformes augmentant les inégalités.

Est-ce encore une démocratie quand il y a un tel niveau d'inégalités ?

On est dans une démocratie de basse intensité.

Le concept de l'oligarchie est-il approprié pour désigner cette situation ?

En ce qui concerne la concentration du monopole de la parole médiatique par quelques oligarques du monde des médias, on peut tout à fait parler d'oligarchie des médias.

La crise financière de 2008 n'a-t-elle pas changé l'évolution de la croissance des inégalités ?

Les crises majeures du XXe siècle ont abouti à un changement de modèle : la crise de 1929 a entraîné le retour de la régulation, la crise des années 1970 s'est traduite par la fin du modèle d'économie mixte et par le triomphe du néolibéralisme. Après 2008, on aurait pu se dire qu'il y aurait passage à un nouveau modèle. D'un côté, on a certes l'impression qu'on ferme l'une des parenthèses ouvertes dans les années 1980, c'est-à-dire la modélisation financière sans limites, et avec Trump, qu'on revient à certaines formes de protectionnisme. Mais sur les questions fiscales et de politique économique, on continue dans la même lignée. Aux États-Unis, on a observé une toute petite descente de la part du revenu ou du patrimoine détenu par les plus riches, pendant et juste après la crise, mais très vite, la tendance antérieure a repris le dessus. Et la même chose s'est passée en Europe.

On reste dans une logique selon laquelle il faut octroyer aux plus riches des privilèges pour que l'économie ne s'affaisse pas

Pourquoi les riches ne veulent-ils pas changer, en fait ? Pourquoi sont-ils aussi convaincus du bienfait de leur système ?

Des individus à haut revenu et à haut patrimoine sont conscients du risque démocratique, économique, social et écologique d'une trop forte concentration des richesses. Pour les autres, je pense que l'intérêt privé de base les domine. À long terme, ils comprennent que tout le monde y perd, mais à long terme, ils seront morts, donc (rires)... Chacun peut se financer la meilleure école pour ses enfants, le meilleur médecin, le meilleur système de sécurité et de défense. Ils ne trouvent pas vraiment d'intérêt dans la puissance publique. On a aussi cet exemple fascinant et extrêmement inquiétant de ce bunker dans le Kansas où les super-riches  pourront se réfugier en cas de catastrophe

Ou les îles artificielles que projettent  certains dans le Pacifique...

Ce n'est plus de la science fiction, c'est la réalité. Des individus extrêmement fortunés peuvent s'extraire d'un choc climatique ou militaire ou d'une crise sanitaire, en allant se mettre sous terre, à coups de millions de dollars. Et ça leur permet de se dire qu'ils peuvent continuer à payer le moins d'impôts possible et à ne pas protéger l'environnement.

Ils s'apprêtent à vivre dans des caves

Oui, mais avec des écrans LCD qui projettent...

... des images de la campagne

Ce n'est évidemment pas un futur gai. Mais cela peut nous aider à comprendre pourquoi ces individus ne voient pas le péril venir.

Y a-t-il un lien entre les inégalités de revenus et les émissions de gaz à effet de serre ?

Le niveau de revenu et de richesses est fortement corrélé au niveau de pollution. Plus on est riche, plus on pollue, c'est très net. Cela s'observe dans la plupart des enquêtes dont on dispose sur le sujet. Les plus aisés sont les principaux pollueurs au niveau mondial. Cependant, l'inégalité de contribution à la pollution est un peu plus faible que l'inégalité de revenus ou de richesses. Parce que les plus aisés vont aussi acheter des biens à faible contenu énergétique, par exemple des œuvres d'art. Mais la masse totale de leur consommation reste beaucoup plus élevée que le reste de la population.

Et après, il y a l'inégalité symétrique d'exposition à la pollution, c'est-à-dire que les plus pauvres sont les plus sensibles aux chocs environnementaux, et souvent - mais pas toujours - les plus exposés.

Puisqu'on ne parvient pas à corriger les politiques d'inégalités par l'argument de la justice sociale et des autres bénéfices d'une société égalitaire, ne serait-il pas plus efficace de mettre en avant le fait que les plus riches polluent plus, et que donc, il faut réduire leur richesse ?

Il faut le faire. Mais cela va-t-il mieux marcher que l'autre argument, je n'en suis pas convaincu. Il faut faire les deux.

Si on dit « il faut réduire l'inégalité parce que c'est injuste et il y a beaucoup de pauvres qui souffrent en bas de l'échelle », beaucoup de gens vont dire « oui, mais ça s'est toujours passé dans l'histoire ». Si on dit « les riches polluent le plus et donc mettent en danger l'avenir de l'humanité », il y a un argument plus fort.

Cela rejoint l'évolution de la prise de conscience que si l'on continue sur cette tendance, on va vers des crises écologiques majeures. Mais ce qui fait aujourd'hui le plus peur à de grosses fortunes aux États-Unis et en Europe, c'est la crise démocratique. Les Américains le voient avec Trump. Le fait aussi que les inégalités provoquent des dysfonctionnement dans le système et donc le risque d'une crise économique majeure est un des arguments qui parlent. Selon moi, il faut avancer les trois arguments ensemble : l'argument écologique, l'argument économique et l'argument politique. Cela fait un bon cocktail pour dire, d'un point de vue utilitariste : même si on oublie les considérations éthiques ou morales, il y a des arguments extrêmement forts pour réduire ces inégalités.

Y a-t-il une résonance entre la perception des inégalités et les mouvements sociaux ?

On voit comment augmente chaque année la fortune de Bernard Arnault, et on fait la comparaison avec son propre revenu et son propre patrimoine. Et une frustration est liée à ça, surtout dans un contexte où la seule réponse trouvée par le gouvernement est de dire : « On va réduire encore le taux d'imposition sur les hauts dividendes parce que sinon, il n'y aura plus d'emplois en France ». On est passé d'un taux d'imposition sur les dividendes équivalent au taux de taxation sur les plus hauts salaires à un taux sur le dividende de 30 %. Alors que, toutes impositions confondues, on était autour de 55 % en 2017, on est passé à 30 %. L'imposition sur le capital est désormais plus faible que sur les revenus du travail.

Cela fait évidemment partie de la discussion sur l'avenir de la SNCF. On nous dit d'un côté que le statut des cheminots est trop favorable. Et de l'autre côté, on fait des cadeaux fiscaux aux plus riches parmi les plus riches.

Les gens ont-ils raison de se rebeller ?

Il y a des pays où les salariés ont du poids dans les décisions prises par les entreprises parce qu'ils sont représentés aux conseils d'administration : ils ont 50 % des sièges en Allemagne, 30 % en Suède. En France, on n'a pas démarré de réflexion sur la démocratisation des instances de gouvernance des entreprises. Donc il semble légitime d'utiliser ces moyens de rébellion, de grève, de différents types de luttes.

Cependant, ce travail de chercheurs ne vise pas ici à mettre en avant une vision de ce que serait le niveau parfait d'égalité ou d'inégalité. On a une méthode très neutre pour observer les inégalités et on l'applique dans différents pays. Les chiffres qui en sortent permettent de casser les idées reçues notamment sur « la théorie du ruissellement » ou sur l'idée que la mondialisation malgré tous ses défauts, aurait réduit les inégalités du fait de la montée en puissance de la Chine et des pays émergents. On n'observe pas de réduction des inégalités au niveau mondial. Troisième idée reçue : « On ne peut rien faire face à la montée des inégalités ». Nous montrons que des pays parviennent à mieux résister que d'autres.

Y a-t-il un lien entre l'évolution des inégalités et l'augmentation de la dette publique ?

La dette, ce sont des individus qui ont du patrimoine et qui sont prêts à le prêter à d'autres personnes. Donc, le recours à la dette pour financer certains services publics revient à verser des loyers à une partie de la population qui a déjà beaucoup d'argent. En fait, la dette augmente les inégalités puisqu'on va rembourser des gens qui ont déjà beaucoup de patrimoine. Et par ailleurs, on va finalement limiter de plus en plus la capacité de l'État à investir dans l'éducation, la santé et la transition énergétique.

« Pour réduire les inégalités, il faut changer la fiscalité et investir dans le commun »

C'est un point nouveau de votre rapport : l'évolution des inégalités empêche l'État de corriger les inégalités parce qu'elle réduit ses moyens d'agir.

Effectivement, pour réduire les inégalités, il faut investir dans les biens publics, dans le commun. Pour réduire les inégalités, il y a deux voies. D'abord, changer la fiscalité. Et le deuxième canal est d'investir dans le commun : l'éducation, la santé, les transports. Il faut le vouloir, et cela nous reconnecte à la question de qui exerce le contrôle médiatique : qui détermine le sens commun ? Qui dit ce qui est bon ? Comment l'opinion publique forge-t-elle son avis sur la question ?

Il faut aussi avoir les moyens d'investir. Si l'État n'a plus de ressources, parce que sa richesse est descendue de 30 % du patrimoine national à zéro, il lui est extrêmement difficile de mener ce type de dépenses. Dans l'histoire, les situations où les États n'ont pas de patrimoine ne durent pas très longtemps. On a un exemple pas si lointain : l'Europe s'est construite sur une annulation massive de la dette allemande et française dans les années 1950. Et cette annulation massive de la dette s'est faite par des impôts progressifs sur le patrimoine et par l'inflation. Les politiques se sont alors rendus compte que les générations futures allaient à l'abîme si on leur faisait porter une dette aussi importante. Et que l'État ne pourrait pas investir dans l'avenir s'il continuait à traîner cette dette qui atteignait 180 % du PIB [Produit intérieur brut] en France ou en Allemagne.

Les choses pourraient-elles aujourd'hui changer par une évolution interne des classes dirigeantes ?

On a rarement vu cela. Il faut une dialectique entre les différentes parties prenantes au conflit social. Mais j'ai l'impression que si l'on fait la somme des « bonnes pratiques » dans tous les pays, et qu'on les rassemble dans un seul pays, on a la solution.

Pouvez-vous en donner trois exemples, pour conclure ?

En Allemagne, hausse du revenu dans de nombreuses branches professionnelles à la suite d'une pression forte des syndicats.

Ensuite, sur la question écologique, l'exemple de l'Indonésie : on y a supprimé les subventions sur le kérosène, et avec les recettes générées par cette suppression, l'État a créé les fondations d'un système de sécurité sociale en matière de santé.

Troisième bonne recette, que pratiquent les Allemands et les Suédois : la démocratisation des instances de gouvernance de l'entreprise.

  • Propos recueillis par Hervé Kempf

 reporterre.net

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