La répression policière de la manifestation contre les mégabassines le 25 mars dans les Deux-Sèvres a causé de nombreux blessés, dont deux personnes au pronostic vital engagé. Des professionnels de santé qui étaient sur place racontent.
Médecins, infirmiers et sages-femmes, elles et ils étaient sur place le samedi 25 mars à la manifestation contre les mégabassines à Sainte-Soline dans les Deux-Sèvres. La répression policière a conduit à au moins 200 blessés, selon les Soulèvements de la Terre, à l'origine de la manifestation (avec notamment la Confédération paysanne et le collectif d'associations Bassines non merci).
« Parmi eux, 40 ont été blessés gravement dont 20 ont été hospitalisés. Il y a des pieds arrachés, une personne éborgnée, détaille l'un des organisateurs, sous couvert d'anonymat. Trois personnes ont été évacuées en urgence vitale, deux sont entre la vie et la mort ». Choqués, les organisateurs de la contestation ne s'attendaient pas un tel déchaînement de la part des forces de l'ordre qui auraient tiré près de 4000 grenades, a affirmé le ministre de l'Intérieur Gérald Darmanin.« Je peux confirmer que les 200 blessés annoncés ne sont pas une exagération des organisateurs, assure Anna* [1], médecin généraliste qui était sur place dans l'équipe de médics [2]. Nous étions plusieurs dizaines de médics et heureusement, même si sur certaines blessures nous ne pouvions faire grand-chose. Nous n'avions pas le matériel nécessaire pour intuber des gens par exemple. »
Les quatre professionnels de santé dont nous avons recueilli le témoignage décrivent les mêmes scènes d'une gravité inédite pour elles et eux, malgré leur expérience quotidienne. Parmi les nombreux blessés qu'ils ont pris en charge, deux, S. et M. le sont plus que grièvement. Leur pronostic vital est à ce jour engagé. S. a été grièvement touché au crâne et est actuellement dans le coma.
L'opératrice du Samu refuse d'envoyer un véhicule
Sage-femme de profession, Clara n'a pas l'habitude de soigner des blessures comme ce jour-là, mais est rodée à communiquer avec les secours. « La première victime que j'ai rencontrée était déjà examinée par des médics au niveau de la cuisse, explique-t-elle. Ils pensaient que c'était une fracture ouverte, mais avec la crainte que l'artère fémorale soit touchée, ce qui aurait représenté une urgence vitale absolue. Nous hésitions à comment la déplacer, et avons alors passé un coup de fil au Samu pour cette personne. »
S'en suit selon Clara un coup de fil qui a duré une vingtaine de minutes. « Avec la régulatrice en ligne, il y a eu un travail d'explication avec la position GPS, la situation alentour et nos premières constatations médicales. La route où nous nous trouvions était dégagée et nous semblait accessible au Samu. » Au même moment, un autre médecin décide de réexaminer la plaie et découvre que ce n'est pas une fracture ouverte, mais un gros éclat dans la jambe.
« Je corrige donc l'information auprès de la régulatrice Samu et à nos yeux, le niveau d'urgence baisse alors. Inutile donc d'envoyer une ambulance immédiatement selon nous. Elle conteste notre analyse et décide d'envoyer tout de même une ambulance. L'idée nous paraît finalement bonne, car de toute façon il y aura des blessés à évacuer, se souvient Clara. C'est alors qu'on m'interpelle pour un autre blessé où la situation semble très grave. »
S. est « inconscient, il saigne énormément à la tête. Il y a déjà des médics autour de lui qui nous disent que cela fait une heure qu'ils essaient d'avoir le Samu et que ça n'arrive pas. Pendant que quelqu'un l'examine à nouveau, je reprends un téléphone pour appeler les urgences. Le nouvel examen de la victime est gravissime, inconscient. Je comprends que c'est un état d'urgence absolue et je le dis à la première opératrice du Samu. »
Clara demande un véhicule du Samu et même un hélicoptère, de suite. « L'opératrice refuse, elle me dit que c'est une zone de combat. Cela me surprend, car lors du premier appel, ce n'était pas le cas et c'était quelques dizaines de minutes plus tôt ! »
Vient alors au téléphone un médecin régulateur et elle laisse le combiné à une urgentiste, plus technique. « Le médecin du Samu reste alors sur sa position et dit que c'est beaucoup trop dangereux alors qu'il n'avait pas eu connaissance encore de la gravité du diagnostic ! La conversation prend fin sans que l'on nous dise qu'une ambulance ou quoi que ce soit arrive. Nous étions sidérés d'une telle réception ! »
Le groupe étant désespéré, l'un d'eux décide alors d'aller vers les forces de l'ordre muni d'un drapeau, improvisant « un signe de paix ». « Il les a informés que quelqu'un était en train de mourir et alors un médecin et un infirmier de chez eux sont arrivés. Ils ont complété notre prise en charge médicale. Nous leur avons suggéré d'appeler une ambulance et quelques minutes plus tard, elle était enfin là ! »
« Des grenades explosaient autour de nous »
Venu avec peu de matériel médical (des bandes, de la biseptine), Paul* est infirmier. Il estime que M. fait partie des premières victimes des nombreux projectiles envoyés sur les manifestants. « Il était porté par quatre à cinq personnes, se souvient-il. Je demande alors aux gens de le mettre au sol. Il est inconscient et j'ai du mal à évaluer son score de Glasgow. » Le Glasgow Coma Scale permet d'évaluer la gravité des comas traumatiques, par l'ouverture des yeux, s'il y a ou non une réponse verbale, ou une réponse motrice. « Très vite, je vois qu'il a un hématome en plaie très important dans le cou et de grosses difficultés respiratoires. »
Éloignée de la zone et examinée à nouveau, la victime est dans un état encore plus grave que constaté initialement, car elle aurait été touchée à la tête à la suite de l'explosion d'une grenade. « D'autres médics ont vu qu'il avait aussi un hématome crânien, analyse Paul. Cela nous avait échappé... il faut imaginer le contexte et la scène de guerre que c'était. Des grenades explosaient autour de nous pendant l'évaluation, en plus de la panique des gens vu son état, ajoute-t-il, ému. La personne a donc été transportée plus loin par d'autres médics. Une médecin a hurlé pendant 22 minutes au téléphone avec le Samu, à travers les détonations. »
La médecin en question s'appelle Perle, elle exerce d'habitude son métier à Nantes. « La communication au téléphone était très laborieuse, car nous ne nous entendions pas, s'explique-t-elle. L'opérateur du Samu exigeait que l'on aille dans le bourg de Sainte-Soline qui est situé à une dizaine de kilomètres du site. C'était impossible sans un véhicule à nous ! J'aurais bien aimé qu'un hélicoptère atterrisse sur notre zone. Au pire, j'imaginais très bien que l'on puisse amener une ambulance à nous. À la fois, les organisateurs manquaient de véhicule pour évacuer les gens et les secours ne sont pas venus à nous. »
« Toutes ces personnes avec des couvertures de survie »
Le temps d'arrivée des secours et les deux cas les plus graves ne sauraient éclipser les autres blessés et les scènes traumatisantes auxquelles ont été confrontés bon nombre de manifestants. « J'étais tellement concentré sur mon premier patient que je n'ai pas tout de suite remarqué toutes ces personnes avec des couvertures de survie et parfois le visage en sang autour de moi, se remémore Perle, visiblement marquée. Certains pleuraient, j'étais totalement dépassée. On m'a demandé d'examiner le visage d'une personne qui avait un pansement sur l'œil et en fait, en soulevant la compresse, son œil était éclaté. Je ne pouvais rien faire d'autre, je ne pouvais pas examiner un œil dans ces conditions. Le jeune m'a suppliée de lui dire qu'il allait conserver son œil et j'en étais incapable. Après cela, j'ai perdu de vue beaucoup de blessés, car la même route a été gazée et les gens ont pris les victimes à bras le corps pour les évacuer », décrit-elle.
Incapables de correctement prodiguer leurs soins, les soignants questionnés ici ignorent s'ils et elles retourneront manifester. « J'ai du mal à savoir si je réitérais l'expérience d'être médic, mais je pense que ce rôle est nécessaire actuellement, surtout dans le climat de la réforme des retraites », dit Anna.
Guy Pichard
Photo : ©Soulèvements de la terre
Notes
[1] Les prénoms suivis d'un astérisque ont été modifiés.
[2] Sur le fonctionnement de ces équipes de soignants bénévoles lors des manifestations, lire notre reportage à Toulouse.