17/06/2024 basta.media  8 min #250649

Missions locales : « On n'accompagne plus les jeunes, on les flique »

Avec la multiplication des sanctions, contrôles et objectifs chiffrés imposés par les réformes de France Travail, des conseillers en mission locale s'inquiètent de voir disparaître leur service public qui accompagne les jeunes vers la stabilité.

« Conseiller en mission locale, c'est le plus dur et le plus beau des accompagnements », résume Pauline. Après avoir suivi une formation dans l'insertion professionnelle, la quarantenaire a travaillé dans deux organismes ariégeois. Son rôle en tant que conseillère : accompagner les jeunes de 16 à 25 ans dans leur insertion sociale et professionnelle. « On prend la globalité de la personne », résume-t-elle.

Cette « globalité » de la prise en charge va bien au-delà de la recherche d'emploi : soutenir les jeunes dans leurs démarches administratives, leur conseiller des formations, les aider à trouver un logement ou à passer le permis si besoin, etc. Cet accompagnement « personnalisé » est permis par l'ancrage des missions locales au plus près des réalités locales : on en compte plus de 400 dans toute la France, recevant chaque année plus d'un million de jeunes. Ce modèle risque-t-il de disparaître ?

Au fil des réformes, de celle de France Travail au versement du RSA sous condition en passant par celle de l'assurance-chômage maintenue par le gouvernement malgré la dissolution de l'Assemblée, certains conseillers craignent de voir disparaître cette prise en charge globale au profit d'une autre, axée sur un seul objectif, omniprésent dans le discours gouvernemental : faire en sorte que ces jeunes en insertion acceptent un emploi, et le plus vite possible.

Les conseillers constatent la mise en place progressive de davantage de surveillance et d'objectifs quantitatifs à atteindre, parfois au détriment des jeunes qu'ils accompagnent. La loi « plein-emploi », promulguée en décembre dernier, rattache désormais les missions locales au réseau France Travail. Cela aggrave l'inquiétude des salariés des missions locales quant à l'avenir de leur service public de proximité. Pour Nicolas, conseiller à Marseille depuis sept ans et élu Force ouvrière (FO) au CSE, « il y a un glissement de l'insertion vers le contrôle... »

Vers une perte de la dimension sociale ?

Or le principal public des missions locales, ce sont des jeunes parfois sans aucun diplôme, souvent sortis de l'école avant la fin du collège ou ayant abandonné l'enseignement professionnel. Pour leur permettre d'accéder à une situation stable, les conseillers les accompagnent sur toutes les dimensions du quotidien : mobilité, logement, santé, administratif...

Les profils des personnes se tournant vers ces organismes sont donc variés. Si certains jeunes ne viennent qu'une fois pour obtenir des renseignements, refaire un CV ou avoir des infos sur le permis de conduire, d'autres nécessitent un suivi durant plusieurs années. À Marseille, la crise du logement amène par exemple les jeunes ne trouvant pas de domicile à se tourner vers les missions locales.

Mais il y a aussi ceux qui ne savent tout simplement pas quoi faire en sortant d'études ou qui ont fait un burn-out après avoir commencé à travailler... De son côté, Pauline a côtoyé beaucoup de « cas lourds », comme une jeune fille orpheline ayant été forcée à se prostituer, dont les papiers n'étaient plus en règle et qui est arrivée en France avec son enfant. Ou un jeune pakistanais qui ne parlait pas français et qui s'est retrouvé surendetté.

Prendre en compte la situation de chacun et celle du territoire - problèmes de transports, crise du logement...- joue sur les chances du jeune d'obtenir un emploi et sur son insertion. « Au fur et à mesure, l'étau s'est resserré sur la formation, l'emploi et la validation des projets », constate avec regrets Alexandre, conseiller en Seine-Saint-Denis et secrétaire adjoint de la CGT Mission locale et insertion Île-de-France.

Une évolution également observée par Frédéric, conseiller à Limoges (Haute-Vienne) durant presque une vingtaine d'années et élu SNU-TEFI (pour Syndicat national unitaire-Travail, emploi, formation, insertion, rattaché à la FSU, la Fédération syndicale unitaire) : « On est évalués sur les formations et l'emploi, si on nous envoie un jeune qui a un problème de logement, cela n'entre plus dans nos missions. » Exit donc toutes les autres dimensions nécessaires à la stabilité et... à l'exercice d'un métier dans de bonnes conditions.

Politique du chiffre

Les plus de 400 missions locales indépendantes dans lesquelles travaillent environ 14 000 salariés sont financées par l'État à hauteur de 39 %, les communes et les intercommunalités 23 %, les régions 19 % et les départements 6 %. Depuis 2019, la majorité de l'enveloppe versée par l'État est répartie entre les différentes missions locales sans condition. Mais pour percevoir les 10 % restants de cette subvention, les structures doivent répondre à dix indicateurs, dont huit relatifs à l'insertion professionnelle, et tous uniquement quantitatifs (nombre de jeunes accueillis, nombre d'offres d'emploi proposées, taux de jeunes placés dans une formation ou un emploi, etc.) sans prise en compte de la situation économique, sociale ou géographique du territoire concerné.

Par ailleurs, certaines missions locales connaissent aussi des problèmes de financement. Le 12 décembre dernier, la CGT Mission locale et le Synami-CFDT (Syndicat national des métiers de l'insertion) d'Île-de-France ont appelé à manifester contre la « réduction drastique » de leurs subventions. Depuis cette année, le financement socle de la région s'élevant à 10 % est remplacé par  un appel à projets nommé Une chance pour tous.

Celui-ci n'est pas réservé aux missions locales, d'autres organismes privés ou publics peuvent également candidater. Les missions locales seront ainsi mises en concurrence et en partie rémunérées aux résultats. « Déjà qu'il y aura des structures en difficulté, ça va creuser les inégalités », s'inquiète Alexandre. En 2023, les structures franciliennes avaient déjà critiqué la mise en place d'un financement au résultat : 90 % de l'enveloppe perçue dépend désormais du nombre de jeunes orientés vers les dispositifs régionaux.

L'obligation de répondre à des critères pour obtenir des financements et les politiques « plein-emploi » risque donc d'amener les conseillers à proposer aux jeunes des offres qui ne répondent pas à leurs attentes. « Mettre n'importe qui sur un secteur en tension [comme la restauration ou le BTP par exemple, ndlr], ça ne fonctionne pas. Les gens qu'on ne revoit pas, car ils se sont stabilisés, ce sont ceux qu'on accompagne durablement sur leur projet personnel », remarque Pauline.

Pour les conseillers, la priorité est de répondre sérieusement et durablement à la demande des jeunes qui viennent les voir. « Ce qui compte c'est que la personne en face fasse ce qu'elle souhaite, je m'en fiche que ce soit fait dans les temps », résume Frédéric. Absurdité de l'évaluation quantitative : un jeune qui revient plusieurs fois par an, car placé dans des emplois top précaires ou qui ne lui conviennent pas, gonflera les résultats ; pas celui à qui du temps sera consacré pour bien l'orienter vers une activité dans laquelle il ou elle s'épanouira.

Plus de surveillance et de sanctions

En plus des objectifs à atteindre, les conseillers sont confrontés à un autre impératif au quotidien : la surveillance de l'activité de leurs bénéficiaires. « On nous demande des trucs qu'on ne nous demandait pas avant. On peut sanctionner aujourd'hui », déplore Alexandre, en Seine-Saint-Denis. Jusqu'en 2022, un dispositif permettant de bénéficier d'un accompagnement professionnel en plus d'une allocation mensuelle était proposé aux 16-25 ans : la garantie jeune.

Cette dernière a finalement été remplacée par le contrat d'engagement jeune (CEJ), dispositif similaire, mais cette fois-ci, avec un renforcement des sanctions si les concernés manquent d'assiduité. Cela dépend des manquements constatés et de la régularité de ces derniers : rater des rendez-vous avec la mission locale, ne pas respecter les 15 à 20 heures d' « activité » hebdomadaire...

Les missions locales pouvant aussi accompagner les jeunes de 25 ans éligibles au revenu de solidarité active (RSA), ces sanctions les concernent également depuis la loi « plein-emploi » de décembre 2023. Dans le cas où le jeune ne respecterait pas le nombre d'heures d'activité hebdomadaire (sans que ne soit encore définie précisément  la nature de ces activités), il pourrait en effet être privé d'une partie de son allocation, voire même complètement radié du dispositif. « On met tout le monde au boulot, on tape sur les précaires et les bénéficiaires de minima sociaux », s'attriste Alexandre.

Si certains conseillers interrogés conçoivent l'existence d'un contrôle, ils sont en revanche plus dubitatifs sur la manière dont il est actuellement réalisé. « Le volet administratif que l'on doit traiter prend de plus en plus de temps avec tous les documents de justification qu'on nous demande... », regrette un conseiller d'Aurillac (Cantal). Les conseillers doivent renseigner dans une plateforme ce que fait le jeune.

Ses activités sont réparties dans deux cases, professionnelles (un CV, une formation, un emploi) ou non professionnelles, comme refaire sa carte de bus, emprunter des documents à la bibliothèque, promener son chien (sic)... Pour Frédéric à Limoges, « c'est du flicage ». Ce dernier s'attriste de ces récentes évolutions qui ne privilégient plus l'autonomie et la confiance. Il hésite même à continuer son métier.

« On temporise beaucoup sur le terrain, mais jusqu'où aura-t-on cette liberté ? » questionne Nicolas, à Marseille. Ce dernier a fait le choix de ne plus gérer les CEJ, mais de ne se consacrer qu'à l'accompagnement, l'orientation et au conseil des jeunes. « On ne fait plus confiance aux jeunes, on leur demande d'apporter des preuves », souligne Nicolas. Pour lui, la relation entre les jeunes et les conseillers change : « C'est une relation d'autorité et plus de confiance... »

Lisa Noyal

Photo : lors du salon de l'emploi « Travail Avenir Formation » au Parc des Expositions de Perpignan, le 27 mars 2024/© Arnaud Le Vu (Hans Lucas)

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