Le 25 octobre, plusieurs milliers de manifestants étaient rassemblés sur le site de Sivens, dans le Tarn, pour une grande manifestation contre un projet de barrage qui menaçait une zone humide riche en biodiversité. Après deux mois de présence militaire permanente, l'afflux de soutiens avait conduit une partie des manifestants à s'interposer face à des forces de maintien de l'ordre restées sur place pour parer à toute tentative de blocage du chantier. Des affrontements avaient alors éclaté en fin de journée et s'étaient poursuivis jusqu'au milieu de la nuit, avec un usage disproportionné de la force de la part des gendarmes mobiles selon de nombreux témoins. C'est une grenade offensive lancée par un gradé de gendarmerie qui tua Rémi Fraisse en explosant après avoir atterri sur le sac à dos du jeune homme.
« Une circonstance néfaste très particulière »
Dans cette affaire, comme dans de nombreuses impliquant les forces de l'ordre, rien ne semble faire dévier la justice de son appréciation initiale : ni l'interdiction, depuis les faits, de cette grenade de type OF-F1 jugée trop dangereuse, ni l'annulation en justice du projet de barrage lui-même. La délégation de l'enquête à d'autres gendarmes n'a jamais été remise en question, même après que ceux-ci eurent exercé des pressions sur plusieurs témoins au cours de leur audition.
Au contraire, dans ses conclusions, la chambre d'instruction de la cour d'appel de Toulouse ne considère, à l'instar des juges d'instruction, que la version des faits des gendarmes et ne convoque les témoins manifestants - certains qualifiés « d'émeutiers » - uniquement afin qu'ils admettent avoir été violents. Selon les juges, « les conditions légales de l'usage de la force ainsi que l'usage de la grenade OF-F1 » étaient bien réunis, la mort de Rémi Fraisse étant considérée comme « une circonstance néfaste très particulière et difficilement prévisible ». Et de réfuter toute partialité de l'enquête comme toute nécessité de nouveaux actes pour éclairer la vérité.
Dès l'audience, en octobre dernier, l'avocat général avait suivi les réquisitions du parquet et avait réclamé un non-lieu. Cette nouvelle décision de justice ne surprend donc pas la famille : « Quand la justice ne souhaite pas faire l'enquête, il est logique qu'elle aboutisse à un non-lieu », dit à Reporterre Me Arié Alimi, l'un des avocats de la famille. Il souligne le refus systématique d'actes complémentaires durant la procédure, « qu'il s'agisse de la reconstitution, l'audition des donneurs d'ordres ou de la confrontation des versions des gendarmes avec celle des manifestants ». De son côté, l'avocat du gendarme, Me Jean Tamalet, « actuellement en voyage », selon son cabinet, n'a pas donné suite à nos sollicitations, mais soulignait à l'AFP qu'il « y a 97 % de chances pour que le non-lieu soit confirmé » en cassation.
« Avoir une vraie discussion publique sur ce qui s'est passé à Sivens »
La procédure, aussi longue soit-elle, est encore loin d'être terminée. D'ores et déjà, la famille a porté l'affaire devant la Cour de cassation, avec une réponse attendue dans six mois minimum. Mais surtout, « ces décisions de la justice française ne respectent pas les dispositions d'une société démocratique exigées par l'Europe en matière de liberté de manifester, de droit à la sûreté et à un procès équitable », affirme Me Claire Dujardin, autre avocate de la famille. Une fois les recours en France épuisés, l'affaire sera donc présentée à la Cour européenne des droits l'Homme. Celle-ci a, une nouvelle fois l'été dernier, condamné la France pour ses manquements aux droits humains sur les questions de violences policières pour des faits remontant à l'année 2000.
Pourquoi poursuivre avec autant de détermination une procédure si longue ? Parce que, selon Me Claire Dujardin, « il est nécessaire pour les familles mais aussi la société d'avoir une vraie discussion publique sur ce qui s'est passé à Sivens, qui reste encore aujourd'hui insoutenable ». Une colère toujours vive, alors que depuis cinq ans, au moins douze autres personnes sont mortes à la suite d'une confrontation avec des forces de police ou de gendarmerie, qu'il s'agisse de Zineb Redouane, à Marseille, en décembre 2018, Steve Caniço, à Nantes, en juin 2019 ou Cédric Chouviat, mort par asphyxie après fracture du larynx à la suite d'un contrôle routier par des policiers parisiens le 3 janvier dernier. Amer, Me Arié Alimi, également avocat de ce livreur de 42 ans, rappelle « qu'on n'aurait pas autant de morts aujourd'hui à la suite de violences policières si la justice française avait fait sa révolution culturelle sur cette question ».