par Michael Hudson *
« Dans cet article, le toujours intéressant et très pointu Michael Hudson, ancien analyste financier de Wall Street et désormais conseiller, entre autres, du gouvernement chinois, propose une explication de l'imbroglio des forces politiques en Occident. »
Rafael Poch de Feliu
La défaite écrasante du 4 juillet [2024], des conservateurs britanniques (pro-guerre et néolibéraux) face au Parti Travailliste (pro-guerre et néolibéral) soulève la question de savoir ce que veulent dire les médias lorsqu'ils décrivent les élections et les alignements politiques à travers l'Europe en termes de partis traditionnels de centre-droit et de centre-gauche défiés par les néo-fascistes nationalistes.
Les différences politiques entre les partis centristes européens sont marginales, puisque tous soutiennent les coupes néolibérales dans les dépenses sociales au profit du réarmement, la rigueur budgétaire et la désindustrialisation qui accompagne l'appui des politiques des États-Unis d'Amérique et de l'OTAN. Le mot « centriste » signifie ne prôner aucun changement dans le néolibéralisme de l'économie. Les partis « centristes » (entre guillemets) s'engagent à maintenir le statu quo pro-US de l'après 2022.
Cela signifie laisser les dirigeants étasuniens contrôler la politique européenne par le biais de l'OTAN et de la Commission Européenne, l'équivalent européen de l'État profond US. Cette passivité met leurs économies sur le pied de guerre, avec l'inflation, la dépendance commerciale à l'égard des États-Unis et les déficits européens résultant des sanctions commerciales et financières parrainées par les États-Unis contre la Russie et la Chine. Ce nouveau statu quo a déplacé le commerce et les investissements européens de l'Eurasie vers les États-Unis.
Les électeurs français, allemands et italiens se détournent de cette impasse. Tous les partis centristes au pouvoir ont récemment perdu [les élections], et leurs dirigeants vaincus avaient des politiques néolibérales pro-US similaires. Steve Keen décrit ainsi le jeu politique « centriste » : « Le parti au pouvoir applique des politiques néolibérales ; perd les élections suivantes face à des rivaux qui, lorsqu'ils arrivent au pouvoir, appliquent également des politiques néolibérales. Ensuite, ils perdent et le cycle se répète.
Les élections européennes, comme celle de novembre aux États-Unis, sont en grande partie un vote de protestation, dans lequel les électeurs n'ont d'autre choix que de voter pour les partis nationalistes populistes qui promettent de mettre fin à ce statu quo. C'est l'équivalent européen du Brexit britannique.
Alternative für Deutschland en Allemagne, le Rassemblement National de Marine le Pen en France et les Frateli di Italia de Georgia Meloni se présentent comme des partis qui détruisent et brisent l'économie, parce qu'ils sont nationalistes au lieu de se conformer à la Commission OTAN/UE, et spécifiquement pour s'opposer à la guerre en Ukraine et l'isolement européen de la Russie. Cette position est la raison pour laquelle les électeurs les soutiennent. Nous assistons à un rejet populaire du statu quo. Les partis centristes qualifient l'ensemble de l'opposition nationaliste de néofasciste, tout comme en Angleterre les médias décrivent les conservateurs et les travaillistes comme des centristes, mais Nigel Farage comme un populiste d'extrême droite.
Il n'y a pas de partis de « gauche » au sens traditionnel de la gauche politique
Les anciens partis de gauche ont rejoint les centristes et sont devenus des néolibéraux pro-US. Il n'y a pas d'équivalent dans l'ancienne gauche des nouveaux partis nationalistes, à l'exception du parti de Sara Wagenknecht [1] en Allemagne de l'Est. La « gauche » n'existe plus comme elle existait lorsque j'étais enfant, dans les années 1950.
Les partis sociaux-démocrates et travaillistes d'aujourd'hui ne sont ni socialistes ni pro-travailleurs, mais pro-austérité. Le Parti travailliste britannique (Labour) et les sociaux-démocrates allemands ne sont même plus anti-guerre, mais soutiennent les guerres contre la Russie et les Palestiniens et ont mis leur foi dans la doctrine néolibérale de Reagan, Thatcher et Blair ainsi que dans une rupture économique avec la Russie et Chine.
Les partis sociaux-démocrates qui étaient de gauche il y a un siècle imposent l'austérité et la réduction des dépenses sociales. Les règles de la zone euro limitant les déficits budgétaires nationaux à 3 % signifient en pratique que la croissance économique en diminution sera consacrée au réarmement militaire : 2 ou 3 % du PIB, principalement pour l'armement US. Cela signifie une chute des taux de change pour les pays de la zone euro.
Ce n'est pas vraiment conservateur ou centriste. Il s'agit d'une austérité d'extrême droite, d'un resserrement du marché du travail et des dépenses publiques que les partis de gauche soutiennent depuis longtemps. L'idée selon laquelle le centrisme est synonyme de stabilité et préserve le statu quo est donc contradictoire. Le statu quo politique actuel fait baisser les salaires et le niveau de vie et polarise les économies. Cela transforme l'OTAN en une alliance agressive antirusse et antichinoise qui pousse les budgets nationaux vers des déficits, conduisant à de nouvelles coupes dans les programmes de protection sociale.
Ce qu'on appelle les partis d'extrême droite sont désormais des partis populistes anti-guerre
Ce qu'on appelle « l'extrême droite » soutient (du moins dans la rhétorique de campagne) des politiques autrefois qualifiées de « gauche », s'opposant à la guerre et améliorant les conditions économiques des travailleurs domestiques et des agriculteurs, mais pas celles des immigrés. Et comme c'était le cas pour l'ancienne gauche, les principaux partisans de la droite sont des électeurs plus jeunes. Après tout, ce sont eux qui sont les plus touchés par la baisse des salaires réels en Europe. Ils constatent que leur parcours vers une mobilité ascendante n'est plus celui de leurs parents (ou grands-parents) dans les années 1950, après la fin de la Seconde Guerre Mondiale, lorsqu'il y avait beaucoup moins de dettes immobilières du secteur privé, de dettes de cartes de crédit ou autres dettes, en particulier la dette étudiante.
À cette époque, tout le monde pouvait se permettre d'acheter une maison en contractant un prêt hypothécaire qui n'absorbait que 25 % de son revenu salarial et qui s'auto-amortissait en 30 ans. Mais les familles, les entreprises et les gouvernements d'aujourd'hui sont contraints d'emprunter des sommes toujours plus importantes simplement pour maintenir leur statu quo.
L'ancienne division entre partis de droite et de gauche a perdu son sens. La montée récente des partis dits « d'extrême droite » reflète une opposition populaire généralisée au soutien des États-Unis et de l'OTAN à l'Ukraine contre la Russie, et en particulier aux conséquences de ce soutien sur les économies européennes. Traditionnellement, les politiques anti-guerres ont été menées par la gauche, mais les partis européens de « centre-gauche » suivent le leadership pro-guerre « mené en coulisses » (et souvent sous la table) des États-Unis. Cette position est présentée comme une position internationaliste, mais elle est devenue unipolaire et centrée sur les États-Unis. Les pays européens n'ont pas de voix indépendante.
Ce qui s'avère être une rupture radicale avec les normes du passé, c'est que l'Europe suit la transformation de l'OTAN d'une alliance défensive en une alliance offensive, conformément aux tentatives des États-Unis de maintenir leur domination unipolaire sur les affaires mondiales. Se joindre aux sanctions US contre la Russie et la Chine, vider leurs propres arsenaux pour envoyer des armes à l'Ukraine et tenter de saigner l'économie russe, n'a pas nui à la Russie, mais l'a rendue plus forte. Les sanctions ont agi comme un mur de protection pour sa propre agriculture et son industrie, conduisant à des investissements qui supplantent les importations. Mais les sanctions ont porté préjudice à l'Europe, notamment à l'Allemagne.
L'échec global de la version occidentale actuelle de l'internationalisme
Les pays BRICS+ expriment les mêmes revendications politiques de rupture avec le statu quo que les populations nationales occidentales. La Russie, la Chine et d'autres pays leaders des BRICS s'efforcent de réparer l'héritage d'une polarisation économique criblée de dettes qui s'est propagée à la fois à l'Occident, aux pays du Sud et à l'Eurasie à la suite de la diplomatie des États-Unis, de l'OTAN et du FMI.
Après la Seconde Guerre Mondiale, l'internationalisme promettait un monde en paix. Les deux guerres mondiales ont été imputées aux rivalités nationalistes. Celles-ci étaient censées prendre fin, mais au lieu que l'internationalisme mette fin aux rivalités nationales, la version occidentale qui a prévalu avec la fin de la guerre froide a vu des États-Unis de plus en plus nationalistes verrouiller l'Europe et d'autres pays satellites contre la Russie et le reste de l'Asie. Ce qui est présenté comme un « Ordre international fondé sur des règles » consiste dans le fait que les diplomates étasuniens établissent et modifient des règles pour refléter les intérêts des Etats-Unis, tout en ignorant le Droit international et en exigeant que les alliés des États-Unis suivent leur leadership pendant la guerre froide.
Ce n'est pas un internationalisme pacifique. Il s'agit d'une alliance militaire unipolaire étasunienne conduisant à une agression militaire et à des sanctions économiques pour isoler la Russie et la Chine. Ou plus précisément, pour isoler les alliés européens et d' autres pays de leurs échanges et investissements de longue date avec la Russie et la Chine, rendant ces alliés plus dépendants des États-Unis.
Ce qui a pu paraître aux yeux des Européens occidentaux comme un ordre international pacifique, voire prospère, dans les années 1950, sous la direction américaine, est devenu un ordre américain de plus en plus auto-promotionnel qui appauvrit l'Europe. Donald Trump a annoncé qu'il soutiendrait une politique tarifaire protectionniste non seulement contre la Russie et la Chine, mais aussi contre l'Europe. Il a promis de supprimer le financement de l'OTAN et de forcer les membres européens à payer la note pour reconstituer leurs approvisionnements en armes épuisés, principalement en achetant des armes américaines, même si celles-ci se sont révélées pas très efficaces en Ukraine.
L'Europe va rester isolée à cause d'elle-même. Si les partis politiques non centristes n'interviennent pas pour inverser cette tendance, les économies de l'Europe (et aussi des États-Unis) seront entraînées vers le bas par la polarisation économique et militaire actuelle nationale et internationale. Ce qui est donc radicalement inquiétant, c'est la direction vers laquelle évolue le statu quo actuel sous les partis centristes.
Soutenir la campagne des Etats-Unis visant à désintégrer la Russie, puis faire de même avec la Chine, signifie rejoindre la campagne néoconservatrice usaméricaine visant à les traiter en ennemis. Cela signifie imposer des sanctions commerciales et d'investissement qui appauvrissent l'Allemagne et d'autres pays européens en détruisant leurs liens économiques avec la Russie, la Chine et d'autres rivaux désignés (et donc ennemis) des États-Unis.
Depuis 2022, le soutien de l'Europe à la lutte des États-Unis contre la Russie (et désormais aussi contre la Chine) a détruit ce qui avait été la base de la prospérité européenne. L'ancienne domination industrielle de l'Allemagne en Europe – et son soutien au taux de change de l'euro – prend fin. Est-ce vraiment « centriste » ? Est-ce une politique de gauche ou de droite ? Quelle que soit le nom qu'on lui donne, cette fracture mondiale radicale est responsable de la désindustrialisation de l'Allemagne en l'isolant du commerce et des investissements avec la Russie.
Des pressions similaires sont exercées pour séparer le commerce européen de celui de la Chine. Le résultat est un déficit commercial et des paiements croissant de l'Europe avec la Chine. Parallèlement à la dépendance croissante à l'égard des importations européennes en provenance des États-Unis pour ce qu'ils achetaient à moindre coût à l'Est, l'affaiblissement de la position de l'euro (et la saisie par l'Europe des réserves de change russes) a conduit d'autres pays et investisseurs étrangers à se débarrasser de leurs réserves de change, réserves d'euros et de livres sterling, affaiblissant encore davantage les monnaies. Cela menace d'augmenter le coût de la vie et des affaires en Europe. Les partis « centristes » ne produisent pas de stabilité, mais une contraction économique à mesure que l'Europe devient un satellite de la politique américaine et de son antagonisme avec les économies des BRICS.
Le président russe Poutine a récemment déclaré que la rupture des relations normales avec l'Europe semble irréversible pour les trente prochaines années.
Une génération entière d'Européens restera-t-elle isolée des économies à la croissance la plus rapide du monde, celles de l'Eurasie ?
Cette fracture globale de l'ordre mondial unipolaire des Etats-Unis d'Amérique permet aux partis anti-euro de se présenter non pas comme des extrémistes radicaux, mais comme des défenseurs du rétablissement de la prospérité perdue et de l'autosuffisance diplomatique de l'Europe. C'est devenu la seule alternative aux partis pro-américains, maintenant qu'il n'existe plus de véritable gauche.
Michael Hudson* pour sa page personnel Michel Hudson
Original : « The Need for a New Political Vocabulary »
Michael Hudson. Usa, le 6 juillet 2024.
*Michael Hudson est président de l'Institut pour l'étude des tendances économiques à long terme (ISLET), analyste financier de Wall Street, professeur émérite de recherche en économie à l'Université du Missouri, Kansas City. Il est l'auteur de Super-impérialisme : « La stratégie économique de l'empire américain » (Ediciones 1968, 2003, 2021), « 'et pardonnez-leur leurs dettes' » (2018), « J is for Junk Economics » (2017), « Killing the Host » (2015), « The Bubble and Beyond » (2012), « Trade, Development and ForeignDebt » (1992 et 2009) et « The Myth of Aid » (1971), entre autres, Hudson est un conseiller économique auprès des gouvernements du monde entier. le monde, comme ceux de la Chine, de l'Islande et de la Lettonie, en matière de législation financière et fiscale. Site Internet : Michel Hudson.
Traduit de l'espagnol pour El Correo de la Diaspora par : Estelle et Carlos Debiasi.
El Correo de la Diaspora. Paris, le 11 août 2024.
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Notes
[1] BündnisSahraWagenknecht – VernunftundGerechtigkeit (Alliance SahraWagenknecht - Pour la raison et la justice)