Journal dde.crisis de Philippe Grasset
24 juin 2023 (17H00) – Dans ces temps aventureux, je voudrais faire un parallèle qui l'est tout autant, aventureux, mais qui présente quelques vertus. On s'en étonnera peut-être parce qu'il y a d'un côté un événement énorme qui se poursuit et, de l'autre, l'événement d'un instant qu'on a déjà oublié. Ce qui m'intéresse pourtant, c'est une interprétation parallèle, pour montrer des similitudes cachées et, par conséquent, le rôle de révélateurs de ces deux événements.
Les deux événements sont les suivants :
• Prigozine et le PMC ‘Wagner', bien sûr, dans une sorte de remake à la sauce postmoderne d'un passage ou l'autre de l'année 1917.
• Une déclaration d'Obama à CNN, à propos des événements de 2014 (il était alors président) en Ukraine, et spécifiquement le cas criméen, avec l'intervention de l'armée russe à l'appel des autorités locales, un référendum et le rattachement à la Russie.
Je passe rapidement les deux choses en revue, avec le principal que je m'attache à en dire, selon ma perception. Puis on verra bien où je veux en venir, si je le sais moi-même...
Prigozine sur la musique de Wagner
On s'attend bien à ce que je dise qu'il ne faut rien attendre de moi, ni de précis sur les troubles, ni des intentions des uns et des autres, ni des situations présentes et immédiatement à venir, ni des positions des principaux acteurs. Une seule chose m'a arrêtée, qui m'est soufflée par ‘ Military Summary', repris par ‘Veille Stratégique'.
L'éditeur de ce travail quotidien, qui suit la situation au jour le jour estime que les événements, quels qu'ils soient, – que ce soit un simulacre (‘maskirovska') ou un coup réel, – plongent la société russe dans une situation tragique et autorise certaines mesures radicales à un moment crucial, alors qu'une mobilisation générale se développe en Ukraine et que les conditions d'une possibilité d'intervention directe de l'OTAN se précise.
Ainsi fait-il cette hypothèse, que je place en contrepoint de l'hypothèse d'une situation de désordre civil puis au-delà des frontières russes si l'ordre n'est pas restauré... Poutine, qui n'est par ailleurs pas contesté comme président par aucun des acteurs, partisans et opposants, du ‘Wagnergate', se trouverait dans l'hypothèse envisagée renforcé dans un sens par les événements, légitimé en quelque sorte pour prendre des mesures draconiennes qu'il jugerait indispensables dans une situation perçue comme en constante aggravation depuis la mise en évidence de perspectives d'affrontement direct avec l'OTAN :
« Cette situation donne à Poutine le pouvoir, premièrement d'instaurer la loi martiale sur le territoire de la Fédération de Russie, et deuxièmement de décréter la mobilisation générale... »
Obama, lorsqu'il était BHO
Pour ce qui est d'Obama, il s'agit d'une interview de Christian Armanpour, toujours de CNN et toujours aussi agressive. Elle a surtout poussé l'ancien président dans ses plus vieux retranchements pour ce qui concerne l'Ukraine, c'est-à-dire 2014, l'année du putsch de Kiev. Pourquoi, aboie-t-elle, a-t-on laissé la Russie envahir la Crimée sans réagir ? Parce que observe Obama, il n'y a pas eu vraiment d'invasion :
« "Il y a une raison pour laquelle il n'y a pas eu d'invasion armée de la Crimée [en 2014], c'est parce que la Crimée était pleine de russophones", a-t-il déclaré à Christiane Amanpour, sur CNN. Il a ajouté qu'"il y avait une certaine sympathie pour le point de vue selon lequel la Russie représentait ses intérêts".» La principale défense d'Obama a été de dire que "l'Ukraine de l'époque n'était pas l'Ukraine dont nous parlons aujourd'hui". Il a néanmoins affirmé que les sanctions qu'il avait prises avaient empêché la Russie d'aller plus loin à l'époque. [...] Il a ajouté : "Il y avait en effet [en Crimée] une faction suffisamment importante d'hommes politiques qui soutenaient l'idée de développer de bonnes relations avec la Russie [et] qui se sont élevés contre l'imposition de la russophobie".
» Il est intéressant de noter que le Kremlin a accueilli positivement l'évaluation de M. Obama, le porte-parole de Poutine, Dimitri Pechkov, déclarant que les nouvelles remarques de M. Obama représentaient une "pensée rationnelle". Il a ajouté que "de temps en temps, une telle pensée rationnelle se fraie un chemin [aux États-Unis]". »
On a aussitôt interprété les propos d'Obama, dans un sens extrêmement défavorable à l'ancien président soudain soupçonné d'être prorusse et ami de Poutine, ce qui est une surprise considérable et une mesure du désordre des esprits si l'on considère le statut de quasi-sanctification dont Obama jouit aux USA.
« Ces commentaires ont suscité l'indignation des experts ukrainiens et américains...» L'interview d'Obama a immédiatement suscité des condamnations de la part d'éminents experts en ligne, certains qualifiant de "honteuses" ses remarques sur la représentation des intérêts de la Crimée par la Russie, d'autres estimant que cela revient à justifier l'"annexion" de la Crimée comme étant légale et justifiée.
» Jonathan Eyal, du Royal United Services Institute (RUSI, le think tank le plus fameux au Royaume-Uni), a déclaré qu'Obama "colportait des absurdités intéressées". Pourtant, on peut dire qu'Obama fait preuve de réalisme en évaluant les circonstances historiques de la guerre. »
Deux situation symboliques
Ce que je juge de similaire dans ces deux situations, c'est leur caractère symbolique de ce que j'estime être l'inévitable aggravation de la situation. Pour Prigogine, égocentrique psychotique, ou comédien assumé à l'ambition monstrueuse, ou martyr dénonciateur d'une bureaucratie dévorante, ou traître et agent provocateur de l'Ouest-psychoactif, il s'agit au minimum de la courroie de transmission d'un ‘deus ex machina' qui entend imposer la tragédie à la Russie et au monde.
Pour Obama, il s'agit d'une démarche provoquée de la recherche des sources cachées de l'énorme simulacre ukrainien où Washington s'ébroue activement, et une icône de la stature d'Obama est toute indiquée pour donner à cette recherche un vernis de respectabilité, et au fond une sorte d'autorisation d'enfreindre les règles du simulacre et de retrouver quelques vérités-de-situation. Du coup, les USA, emportés dans leur folie guerrière, se trouvent confrontés à la possibilité que la réalité de cette folie leur soit imposée par des rappels historiques, alors que l'on s'achemine vers la possibilité d'une explosion globale. Cette sorte de symbolisme peut produire, de ce côté de la bataille qui est si sensible à la communication, des évolutions, des affrontements, des réalignements jusqu'alors absolument improbables.
On ajoutera, pour ce même côté de l'Atlantique, le constat affreux du directeur de Raytheon rapporté par le ‘Financial Times' (via Larry Johnson), constatant que la dépendance des livraisons de "terres rares" par la Chine rend son entreprise, comme l'industrie de l'armement US en général, incapable de produire normalement des systèmes d'arme sans les livraisons chinoises.
Johnson rapporte alors :
« Les observations ironiques de l'entrepreneur Arnaud Bertrand résument bien la situation :» C'est hilarant. Le patron de Raytheon, l'un des principaux fabricants d'armes américains, déclare que son entreprise a "plusieurs milliers de fournisseurs en Chine et que le découplage est impossible".
» Nous avons besoin de la Chine pour combattre la Chine... »
Ce commentaire est complété par l'identification d'un "bonne nouvelle" puisque ce "besoin de Chine" «...rend la guerre [avec la Chine] moins probable »... La guerre comme on la conçoit, peut-être, mais c'est au contraire, – comme on l'a vu plus haut et comme on le voit souvent puisque c'est toujours la même chanson, – un formidable accroissement des tensions et des oppositions aux USA, avec toutes ces psychologies totalement exacerbées et radicalisées, pour certaines rendues folles si l'on se trouve dans l'impossibilité de guerroyer comme elles en ont absolument besoin.
Cet amoncellement de nouvelles, considérées par rapport à notre point de vue crisique central, constitue un facteur d'accélération et de renforcement de l'énorme tourbillon crisique où nous nous trouvons emportés. Rien de nouveau dira-t-on également, sinon la poursuite toujours accélérée d'une marche folle vers une terra incognita qui sera bien plus que "quelque chose de nouveau".