19/11/2021 dedefensa.org  13min #198115

« Perfect storm » devenant bouffe

 Journal dde.crisis de Philippe Grasset

19 novembre 2021 - La "crise" en Pologne et Biélorussie ? Pour tout dire, je constate que si elle s'avère être un " perfect storm" comme on l'avait écrit, l'ouragan est non seulement polonais mais de plus en plus bouffe comme c'est l'usage et comme cela était signalé...

« C'est ce qui fait le charme étrange et troublant de cette étrange  tragédie-bouffe, où le tragique peut atteindre des sommets sans pourtant n'y pas dissimuler une trace de bouffe à hauteur. »

Il est intéressant, autant qu'amusant d'une certaine façon, de lire les  titres successifs parus dans la journée d'avant-hier, à propos de cette affaire entre Pologne et Biélorussie avec nombre d'autres acteurs, sur le site de 'Sputnik.News'. En l'occurrence, je pense que les sources russes sont les plus neutres dans cette crise ; cela, dans la mesure où la Russie n'y est mêlée que contre son gré ou bien indirectement quel que soit le profit qu'elle en tirerait éventuellement, - beaucoup moins partisane dans un sens ou l'autre, que l'UE, que l'Allemagne, que la Pologne, que la Biélorussie, qui ont chacune un jeu qui leur est propre - et qu'elle (la Russie) cherche une porte de sortie la plus arrangeante possible.

Justement, la succession des titres permet de mesurer à la fois la confusion, le désordre et la désinformation régnant de tous les côtés à une cadence de mitrailleuse dans le défilé des nouvelles. Il est inutile de s'attacher au contenu des textes, tous pleins de positions contradictoires, de nouvelles orientées et sans lendemain, encore une fois du côté des acteurs mentionnés.

« Loukachenko et Merkel auraient eu une autre conversation téléphonique. »

« Mme Merkel n'exclurait pas d'accorder une aide financière au Belarus dans le contexte de la crise migratoire. »

« Mme Merkel souligne à M. Loukachenko l'importance de l'aide humanitaire aux migrants en Biélorussie. »

« Varsovie ne reconnaîtra aucun accord sur les migrants conclu entre l'Allemagne et la Biélorussie sans la Pologne. »

« Selon certains rapports, M. Loukachenko et Mme Merkel se sont mis d'accord sur les mesures à prendre pour résoudre la crise des migrants. »

« Mme Merkel discute de la crise des migrants avec le premier ministre polonais et souligne la solidarité avec Varsovie, selon Berlin. »

Maintenant, nous allons faire défiler diverses analyses de gens bien informés, qui nous sont en général plutôt sympathiques qu'antipathiques dans leurs positions politiques sans que nous soyons d'accord sur tout bien entendu, pour constater, - justement, signe de la complexité contradictoire de la chose, - les spectaculaires divergences d'analyse. C'est un phénomène qui ne cesse de s'amplifier, que de voir, dans le même cas, les divergences d'interprétation, d'analyse, etc., alors que l'on prétend défendre et que l'on défend effectivement les mêmes socles principiels s'opposant au Système. et donc d'une sphère d'orientation politique plutôt commune.

(Remarques valant sauf pour le dernier cas présenté, qui est un entremêlement de mélanges des deux, avec les manœuvres tactiques et les effets indirects qui vont avec.)

On fait défiler tout cela sous un jour un peu dramatique par la seule grâce des intertitres, pour accentuer le suspens de la chose.

La "Pologne héroïque"

C'est une version largement répandue dans les milieux "nationaux" et populistes que celle d'une Pologne héroïque en première ligne face à l'invasion des migrants. On parle ici essentiellement de la France... La Pologne a toujours parlé au cœur romantique des Français, comme le notait le soldat Jonsac du ' Taxi pour Tobrouk' expliquant à son prisonnier allemand qui s'étonnait que la France soit entrée en guerre en 1939 pour la Pologne :

« Vous connaissez mal les français. Nous avons le complexe de la liberté, ça date de 89. Nous avons égorgé la moitié de l'Europe au nom de ce principe. Depuis que Napoléon a écrasé la Pologne, nous ne supportons pas que quiconque le fasse à notre place. Nous aurions l'impression d'être frustrés. »

C'est donc dans ce sens que vont nombre de commentaires de milieux "nationaux" (droite populiste, souverainiste, etc.), qui s'enflamment pour la Pologne en oubliant que ce pays est ennemi juré jusqu'à l'absurde de l'actuelle Russie qu'en général ces mêmes milieux "nationaux" couvrent de lauriers. Mais entre l'"ouverture vers Poutine" et la "défense contre les migrants", pour le temps présent le choix est imparable même s'il ne durera que le temps de cette crise, à la vitesse d'un éclair comme toutes choses dans ces temps-devenus fous.

On retiendra tout de même, dans cette entame du texte de Patrick Edery (« La Pologne agressée de toutes parts », dans 'Valeurs Actuelles' du  18 novembre) l'"agression" par l'Ouest, de l'UE présentée, - un peu vite pour ce cas, - comme germanophile ; la condamnation de cette "agression" est certes une cause beaucoup plus noble :

« L'histoire semble se répéter une nouvelle fois : la Pologne est attaquée à l'ouest par l'Union européenne, sous hégémonie allemande, et à l'est par la Russie, via son protectorat biélorusse. Abandonnée à son sort par les Britanniques, se repliant sur leur île, et par des "élites" françaises prêtes à tout pour plaire à Berlin ou sous le charme de Moscou. Élites qui refusent de voir les enjeux stratégiques de l'accord énergétique germano-russe Nordstream 2. Ce gazoduc permettra à l'Allemagne de torpiller le nucléaire français et à la Russie de soumettre l'est de l'Europe par le chantage au gaz. Aussi, ne nous trompons pas, le sort de la Pologne est, encore fois, intimement lié au nôtre.

» Alors que la Pologne fait face à une invasion migratoire orchestrée par la Biélorussie, non seulement l'Union européenne refuse de l'aider à construire un mur qui nous protégera tous mais elle la condamne à une amende record d'un million d'euros par jour. Au pic de la crise, l'Union n'a pas hésité à lui envoyer une demande de paiement d'amendes de 25 millions d'euros. Le Parlement européen, chambre d'enregistrement des décisions de Mme Merkel, qui ne cesse de voter contre Varsovie des résolutions iniques, n'a pu s'empêcher, le 11 de ce mois, fête nationale de l'indépendance de la Pologne, d'adopter une nouvelle condamnation. »

La Pologne impérialiste

Pour Xavier Moreau, de 'StratPol',  le 14 novembre, la Pologne n'est en aucun cas victime d'une "agression migratoire" de la part de la Biélorussie. Les migrants, témoigne Moreau qui habite en Russie et se rend souvent à Minsk, sont d'ailleurs à peine quatre mille et sont en général des personnes de bonne tenue, résidant dans des hôtels en attendant de passer la frontière, et qui ne veulent qu'une chose : aller en Allemagne, souvent pour des raisons honorables.

Au contraire, dit Moreau, c'est la Pologne, avec l'aide de la Lituanie, qui entretient des "visées impérialistes" pour ressusciter le projet de la 'Fédération Miedzymorze ', ou 'union de l'entre-mers', envisagée par le général Pilsudski dans l'entre-deux guerres. Moreau estime ainsi que c'est la Pologne, avec la Lituanie, qui a tenté de faire tomber Loukachenko à l'été 2020, pour y installer un gouvernement qui lui soit favorable. Après l'échec de cette tentative...

« Au lieu de reconnaître leur défaite, la Pologne et la Lituanie ont préféré poursuivre leur espèce de guerre hybride contre la Biélorussie... et ont poussé l'UE à mettre en place des sanctions contre la Biélorussie.

» Ces sanctions ont interdit le ciel de l'Union Européenne à Belavia, la compagnie aérienne biélorusse. Belavia a développé d'autres destinations, principalement avec le Moyen-Orient. Lorsque l'on veut savoir par où sont passés ces migrants, on va regarder le panneau des vols à l'aéroport de Minsk. Loukachenko n'a pas organisé des vols charters, ces gens-là [les migrants] ont tout simplement emprunté les vols réguliers.

» [Par ailleurs] cette situation de regroupements de migrants date de 2017, à partir d'un accord UE-Biélorussie pour l'accueil de réfugiés... Mais à partir de 2020 l'UE est entrée en confrontation avec la Biélorussie. Loukachenko a alors dit "Débrouillez-vous avec les migrants qui viennent chez nous et veulent passer chez vous"... Loukachenko n'a pas du tout organisé une vague de migrants pour déstabiliser la Pologne, il a tout simplement laissé faire ce qui était jusqu'alors contrôlé... »

Loukachenko doit partir !

Avec le Saker-US, le ton est complètement différent. Saker-US est Russe et bien Russe, et uniquement Russe. En l'occurrence et mis à part l'évidence de son mépris complet, - et d'ailleurs, pour le coup, amplement justifié, - pour l'Union Européenne et toute sa clique, il juge que Loukachenko, qu'il n'aime pas précisément et juge comme un "faux-allié" magouilleur de et contre la Russie, a lui-même organisé toute cette affaire en tentant éventuellement, si les choses tournaient mal, d'y impliquer la Russie qui n'a pourtant aucun intérêt dans ce "tourbillon crisique-bouffe".

 Pour le Saker- US, il n'y a qu'une solution, qui doit être radicale et absolument décisive (et qui rencontre pour la première mesure les vœux de l'UE et de la Pologne, mais pour bien d'autres desseins !) : Loukachenko doit partir et laisser la place à un gouvernement raisonnable qui travaillera à l'inévitable union entre la Russie et la Biélorussie.

« Par le passé, Loukachenko a encore plus zigzagué qu'Erdogan, et sa position pro-russe actuelle n'est due qu'au fait que les imbéciles de l'UE ont essayé de le renverser une fois de trop, alors maintenant il est en colère et veut leur faire payer. Mais quelle que soit la stupidité des politiciens européens, le Belarus n'est pas en mesure de s'attaquer seul à l'ensemble de l'Union européenne. En fin de compte, c'est la Russie qui aurait à venir à son aide (une fois de plus!). Personnellement, je trouve cela inacceptable.

» En outre, objectivement, à l'heure actuelle, les Polonais et les Biélorusses ont tous deux le même intérêt : tirer le meilleur parti de cette crise. Les Polonais en prouvant combien ils sont durs, courageux et généralement héroïques dans la défense des frontières sacrées de l'UE, les Biélorusses en montrant combien les Polonais sont cyniques et mauvais. Et malgré toute l'attention médiatique accordée aux 3 à 4 000 personnes qui se trouvent à la frontière polonaise, il s'agit d'un nombre minuscule comparé au nombre bien plus important de personnes qui traversent chaque jour l'UE, ou qui passent de la France au Royaume-Uni. En d'autres termes, il s'agit d'une pseudo-crise complètement et totalement fabriquée. Et les principaux bénéficiaires de ce cirque sont les Polonais qui, de mouton noir de l'UE, se sont soudainement transformés en héroïques "défenseurs du royaume européen contre les hordes asiatiques russes", avec un risque nul pour eux. Il faut que cela change.

» Quant aux Russes, ils sont maintenant obligés de soutenir politiquement le Belarus dans une crise qui ne profite en rien à la Russie. Et lorsque Loukachenko menace (sans l'audace de le faire) de couper les flux de gaz russes vers la Pologne, il contribue objectivement à la propagande occidentale selon laquelle la Russie veut utiliser son énergie pour faire chanter l'Europe. »

Le véritable enjeu de la Pologne

Si l'on redevient un peu plus sérieux, moins sur les buts des différents acteurs que sur la détermination de l'enjeu de cette affaire, l'on en arrive à la visite d'un Commissaire européen à Varsovie hier. Croyez-vous que ce soit pour discuter de la défense "héroïque" de l'Europe par la Pologne, contre les "hordes migrantes" ? En aucun cas, puisqu'il s'agit du Commissaire à la Justice Reynders, vieux routier de la politique belge et rescapé d'une génération de politiciens belges - la génération des "jeunes" des années 1980, - que j'ai connue et côtoyée sans enthousiasme, mais qui valait pourtant dix fois l'actuelle.

Reynders était connu pour son sens du "compromis à la belge" qui rendait et rend toujours la politique belge si exotique et si sexy, mais avec les Polonais il tombe sur un os. Bien entendu, en tant que Commissaire à la Justice, il venait parler au ministre de la Justice Zbigniew Ziobro des questions juridiques et de droit qui opposent l'UE à la Pologne

« "J'ai remis au Commissaire une photo d'une Varsovie détruite par les Allemands", a déclaré Zbigniew Ziobro après sa rencontre avec Reynders. Le ministre a expliqué le symbolisme : "Les Polonais sont et seront toujours très sensibles à l'égalité de traitement au sein de la communauté européenne".

» Ziobro n'a pas mâché ses mots lors de la conférence de presse : "Il n'y a pas d'Etat de droit sans égalité de traitement. Certains pays sont autorisés à introduire des changements dans le système judiciaire, et d'autres pays sont privés de ces possibilités, simplement parce que c'est ce que veut faire un commissaire, un juge de la CJUE ou un politicien de Berlin".

» "Les menaces sur l'État de droit sapent le cœur de l'UE. Les lacunes d'un pays ont un impact sur les autres États membres et sur l'ensemble de l'UE", a déclaré Reynders. Il a souligné l'importance d'un dialogue avec les partenaires polonais, en déclarant : "Je suis conscient de la différence d'opinion". »

En même temps que le commissaire européen, le ministre allemand de l'Intérieur Horst Seehofer était en visite à Varsovie, pour y voir son vis-à-vis, le ministre polonais de l'intérieur Mariusz Kamiński et parler bien entendu de la "crise" migratoire sur la frontière biélorusse. C'était une distribution significative des rôles, certainement par concertée entre l'Allemand et le Commissaire européen, mais certainement voulue par les Polonais.

« "Nous sommes aux côtés de la Pologne", a déclaré Seehofer après la rencontre avec Kamiński. "Nous avons la même lecture de la situation à la frontière", a déclaré Kamiński, ajoutant que "la Pologne ne permettra pas la création d'une route migratoire illégale depuis l'Europe de l'Est".

» Seehofer a déclaré que la Pologne agit "au nom de l'Union européenne" et que ce que le pays fait "en ce moment, au moment de cette crise migratoire, est juste." Seehofer a souligné qu'il n'y a pas d'activité allemande sans que les Polonais soient tenus au courant : "Nous agissons ensemble. Nous nous consultons sur nos actions et ne faisons rien dans le dos de nos partenaires". »

PhG confirme PhG, à ses risques et périls

Je pense que la journée du 18 à Varsovie était assez parlante. Les deux crises étaient côte-à-côte et les rôles étaient distribués clairement. L'Allemagne donnait quitus à la Pologne de sa politique sur la frontière, ce qui tend à ouvrir la voie à un gel de la situation, éventuellement à un renvoi des migrants (400 d'entre eux sont repartis pour le Moyen-Orient à l'invitation du gouvernement biélorusse). J'ai beaucoup de peine à concevoir que les Polonais veuillent sérieusement un affrontement avec la Russie via la Biélorussie, ou une quelconque 'Fédération' entre-deux-mers. Ce qu'ils veulent, en revanche, et qu'ils ont à peu près obtenu, c'est un renforcement de leur statut au sein de l'Europe comme "héroïque défenseur des frontières de l'Europe", conception (défense des frontières contre les migrants) que l'UE n'est pas pour l'instant autorisée à commenter.

Ce statut donne à la Pologne une position de force pour durcir son attitude pour ce que l'on devrait juger à mon sens comme l'essentiel à son propos, qui est son indépendance juridique (primauté du droit national sur le droit européen). On peut considérer que la bénédiction du ministre allemand pour les frontières vaut pour cette position juridique et souveraine, d'autant plus que par ailleurs les Allemands rappellent constamment, via leur Cour de Karlsruhe, la primauté du droit allemand sur le droit européen.

En ce sens, nous serions et je serais incliné à prendre le risque de confirmer la conclusion offerte dans le texte précédent sur cette affaire, savoir :

« Le facteur le plus intéressant, l'enjeu méthodologique le plus important selon notre point de vue, est celui que souligne la citation reprise : l'antagonisme entre la Pologne et l'UE est désormais plus grave que l'antagonisme entre la Pologne et la Russie. La tendance est bien que les craquements intérieurs vont dominer les affrontements extérieurs. »

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