Comprendre, retrouver les clés du passé pour mieux comprendre en quoi cette histoire conditionne le présent est la chose qui me passionne le plus, peut-être est-ce un effet de la vieillesse?
Non ce n'est pas seulement un effet de la vieillesse, mais peut-être la passion du chercheur qui m'a emplie y compris à l'adolescence, je me souviens de l'incroyable joie éprouvée quand j'ai découvert sur un chapiteau d'un cloître derrière un ange et un diable, le fléau d'une balance et donc le fait que c'était la pesée des âmes d'Origène qui avait été popularisé par le Beatus de l'apocalypse...En tous les cas une influence orientale qui sentait le fagot de l'arianisme et d'autres hérésies. Ce qui n'était pas sans signification du temps de la guerre d'Algérie. Je travaillais sur l'évolution des mentalités du XI e au XIIIe siècle à partir de l'étude iconographique des cloîtres provençaux. Mon bonheur fut alors si intense et j'en restais d'autant plus étonnée que je n'en voyais aucune utilité par rapport à ce qui me paraissait l'essentiel de mon époque, en particulier les luttes anti-colonialistes que cette influence orientale supposée ramenait à ma conscience... que je me suis sentie coupable, je n'avais pas le droit de me plonger avec délices dans cette histoire refroidie et d'oublier celle brûlante qui continuait à torturer mes contemporains...Il m'arrive de regretter cette paix des cloîtres. je crois que j'étais ainsi faite que si on m'avait invitée à une recherche sur le commerce du sel en basse Nnormandie, j'aurais fini par m'engouffrer dans le sujet et y trouver d'intenses satisfactions, mais là il y avait l'étrangeté orientale. Un peu sans doute ce qui avait à la même époque rapproché Aragon de la fin de Grenade... ou des traces des pas des chevaux dans le retour des rois dans la Semaine sainte... Avec le peintre Géricault.
Je m'étais engagée en me disant que jamais je ne me laisserais conduire dans un camp d'extermination comme un mouton, que je me battrais. J'étais devenue communiste en voyant mes héros pendus à un croc de boucher à Budapest. peut-être que sur le plan personnel, je combattais par l'engagement politique, par son éthique, ce sentiment de solitude glaciale hérité de la manière dont j'avais vécu l'extermination des juifs et ce plaisir pur du chercheur m'a paru relever de cette indifférence aux autres qu'avait créé en moi cette formidable injustice...
Peut-être est-ce là qu'il faut fouiller... ce sentiment de solitude glaciale qui fait que je peux rompre avec n'importe qui sans en éprouver autre chose qu'un vague regret, alors même que j'éprouve de l'affection, mais pas au point d'avoir besoin de cette présence là, ni d'aucune autre, comme si j'avais été en éternel sursis devant la chambre à gaz avec un sentiment lourd de fatalité.
Le fait qu'en revanche l'humanité m'intéresse au plus haut point dans le temps long de l'histoire et que souvent sa réalité m'ennuie tant je perds de l'estime de ce qui m'entoure. Ce dont je me repends comme d'une sorte de vice qui pourrait me conduire à ce qu'il ne faut surtout pas être...De la race des Bourreaux...
Il en faut beaucoup pour que je renonce à cette responsabilité historique. Beaucoup comme quand j'en fais ce choix récent de ne plus m'intéresser aux luttes des palestiniens parce qu'ils ont osé tirer un signe d'équivalence avec l'extermination des juifs. cela me paraît évident que je n'ai plus rien à voir avec ça et l'indifférence pour leur sort m'étonne comme un soulagement, enfin il existe une part de l'humanité dont je ne suis plus redevable....
Si quelqu'un choque ce qui est à la base de mes engagements, je ne peux le supporter et je m'en vais comme s'il y avait un noyau toujours à vif de ma relation aux autres. j'ai fait 7 ans de psychanalyse et je n'ai rien appris, simplement je me fie plus à ce que je désire ou ce que je refuse. Ce que je désire c'est comprendre...Comprendre pourquoi cette tentative formidable de transformer le monde que nous avions réussi à porter a été au moins suspendue, ce qu'est devenu l'archipel de ceux aux côtés de ceux avec lesquels je m'étais engagée, qu'ai-je à apprendre de leur parcours, etc... je n'en attends rien sinon de comprendre...cela se rapproche du « point de vue de l'histoire » de Carlo Ginzburg, ce qu'il recherche dans ses reconstitutions c'est la compréhension d'un trauma auquel il a pensé dans son enfance comme s'il y avait été étranger, la conscience qu'il y a un noyau de vérité dans tout cela et le refus d'aller jusqu'au bout du post modernisme qui est un négationnisme. Oui cela s'est passé et je dois continuer à racler l'histoire jusqu'à l'os.
danielle Bleitrach