07/02/2022 entelekheia.fr  16min #201760

Route de la soie : vingt pays arabes dans le viseur de Pékin

Par Cynthia Chung
Paru sur  The Cradle.co sous le titre West Asia transforms: Twenty Arab states in China's BRI sights


« Une crise est une opportunité portée par un vent dangereux », dit un proverbe chinois, et jamais cela n'a été aussi vrai que dans le Moyen-Orient plombé par des crises, et aujourd'hui centre de l'attention de la Chine pour son projet Belt & Road, avec ses perspectives de construction d'infrastructures, de connectivité et de croissance économique.

Les vents de l'Arabie ont tourné. En se joignant à l'initiative chinoise « Belt and Road », la Syrie est devenue le vingtième pays arabe que Pékin a intégré dans sa grande vision de la connectivité en Asie, en Afrique et en Europe.

Les États arabes dans le viseur de la nouvelle  Route de la soie chinoise (Initiative Belt and Road, BRI) comprennent ceux qui ont déjà signé des accords et d'autres qui ont des propositions en main : l'Égypte (2016), le Soudan (2018), l'Algérie (2018), l'Irak (2015), le Maroc (2017), l'Arabie Saoudite (2018), le Yémen (2017), la Syrie (2022), la Somalie (2015), la Tunisie (2018), les Émirats Arabes Unis (2018), la Libye (2018), le Liban (2017), Oman (2018), la Mauritanie (2018), le Koweït (2018), le Qatar (2019), Bahreïn (2018), Djibouti (2018), les Comores.

Les ambitieux projets de connectivité et de développement que la BRI peut injecter dans une Asie occidentale [autre nom du Moyen-Orient, NdT] déchirée par la guerre et épuisée ont le potentiel de transformer les régions allant du Levant au Golfe Persique en plaque tournante d'un marché mondial en plein essor.

Il est important de noter que pour relier ces États par le rail, la route et les voies d'eau, les différences attisées par l'étranger, qui ont maintenu les nations en conflit depuis l'époque coloniale, devront être reléguées au second plan. Des voisins autrefois hostiles doivent aujourd'hui travailler en tandem pour obtenir des gains économiques mutuellement bénéfiques et un avenir plus sûr.

Et l'argent parle haut - dans une région continuellement assaillie par la guerre, le terrorisme, la ruine et les pénuries.

La reconstruction de la Syrie et les quatre mers

Le 12 janvier de cette année, la Syrie a officiellement  rejoint l'initiative chinoise Belt and Road. Cette décision coïncide avec la  tournée éclair du ministre chinois des affaires étrangères, Wang Yi, en Asie occidentale au printemps et à l'été derniers, qui a débuté par la signature d'un  plan de coopération global sino-iranien de 400 milliards de dollars sur 25 ans.

Parallèlement, la réélection du président Bachar al-Assad en mai dernier a ouvert la porte à un partenariat sino-syrien de sept ans pour la reconstruction de la Syrie, afin de la relier aux marchés méditerranéen et asiatique.

La tâche sera considérable. Le coût de la reconstruction de la Syrie est estimé entre 250 et 400 milliards de dollars - une somme colossale, sachant que le budget total de la Syrie en 2018 était d'un peu moins de 9 milliards de dollars.

Néanmoins, la Syrie a beaucoup à offrir et la Chine n'a jamais rechigné à des stratégies d'investissement à long terme, surtout lorsqu'il y a beaucoup à gagner en stabilisant des régions qui comprennent des corridors de transport essentiels.

La situation géographique de la Syrie en fait un centre d'échanges et de commerce depuis des siècles.

Aujourd'hui, elle offre un contournement crucial des points d'étranglement que représentent les détroits qui séparent la mer de Chine méridionale de l'océan Indien (Malacca, Sunda et Lombok), désormais contrôlés par une forte présence américaine.

La situation de la Syrie est d'une importance capitale pour les routes commerciales de la  vision des cinq mers, qui avait été officiellement proposée par le président syrien en 2004.

Comme Assad l'avait expliqué, « Une fois que l'espace économique entre la Syrie, la Turquie, l'Irak et l'Iran sera intégré, nous relierons la Méditerranée, la Caspienne, la mer Noire et le Golfe nous ne sommes pas seulement importants au Moyen-Orient Une fois que nous aurons relié ces quatre mers, nous deviendrons l'intersection obligatoire du monde entier en matière d'investissement, de transport, et plus encore. »

Lignes ferroviaires proposées d'Albu Kamal/Al-Qaim à Deir Ezzor, jusqu'à Palmyre et de Téhéran à Bagdad. Source : Schiller Institute.

Le port de Lattaquié sera crucial pour la vision des cinq mers, et sera probablement le premier centre d'intérêt pour les investissements chinois lourds, avec le potentiel de devenir la plus grande installation portuaire de la Méditerranée orientale.

L'Iran  loue une partie du port de Lattaquié et a conclu un accord commercial préférentiel avec la Syrie, tandis que la Russie dispose d'une base militaire dans le port voisin de Tartous, à environ 85 km au sud de Lattaquié.

Lattaquié donne accès à la mer Noire via le Bosphore en Turquie (détroit d'Istanbul) et à la mer Rouge via le canal de Suez. La Russie  dispose d'installations de libre-échange dans le port voisin de Port Saïd, en Égypte.

De là, les navires peuvent entrer dans le golfe Persique par le canal de Suez, sous la protection d'une autre  installation militaire russe dédiée à la protection de la BRI située à Port Soudan.

Les marchandises peuvent ensuite être expédiées en Iran, qui est relié à la mer Caspienne depuis le port de Chabahar par le couloir international de transport Nord-Sud (acronyme INSTC). À partir du corridor de transport de l'INSTC, le voyage est court vers le Pakistan, l'Inde, et finalement la Chine.

Corridor international de transport nord-sud (INSTC), réseau multimodal de 7 200 km de voies maritimes, ferroviaires et routières pour le transport de marchandises, largement coordonné par la Russie (au nord) et l'Inde.

Des routes et des ports

Le port libanais de Tripoli, à 30 km au sud de la frontière syro-libanaise, sera également au centre des investissements de la BRI, si les rivalités politiques complexes du pays le permettent. Le port peut jouer un rôle vital dans la reconstruction de la Syrie - que Washington cherche à contrecarrer - et aussi les plans pour relancer le chemin de fer Beyrouth-Tripoli dans le cadre d'un réseau plus large qui intégrerait les systèmes ferroviaires libanais et syriens dans la BRI.

La Chine cherche également à  contribuer à l'établissement d'une zone économique spéciale à Tripoli, en tant que centre de transbordement pour la Méditerranée orientale. La China Harbor Engineering Company Ldt prévoit d'agrandir le port de Tripoli afin d'accueillir les plus gros cargos.

La Chine a contribué à l'expansion de l'aéroport de Mouawad, à environ 15 miles au nord de Tripoli, le transformant d'une base essentiellement militaire en florissant aéroport civil.

En 2016, année où l'Égypte a rejoint la BRI chinoise, le président Xi Jinping s'est rendu en Égypte, et les deux pays ont signé 21 accords de partenariat, pour une valeur totale de 15 milliards de dollars.

Depuis, la China Harbor Engineering Company Ltd coopère avec des entreprises égyptiennes pour la construction de nouvelles zones logistiques et industrielles au long du canal de Suez.

En outre, la China State Construction Engineering Corporation  travaille à la construction d'une nouvelle capitale administrative à 45 km à l'est du Caire, pour un montant de 45 milliards de dollars. Ces projets contribueront à faciliter l'intégration dans le schéma directeur de la BRI.

Le cas du Yémen, qui a rejoint la BRI en 2017, est en suspens. La Chine a beaucoup investi dans le canal de Suez égyptien et le port de Djibouti, qui est relié à la voie ferrée Addis-Abeba-Djibouti.

Djibouti, l'Éthiopie et le Soudan ont tous rejoint la BRI en 2018, tandis que la Somalie était à bord depuis 2015. La Chine a établi sa première base militaire à l'étranger à Djibouti en 2017, ce qui lui donne accès au principal goulot d'étranglement maritime de la région. Le Yémen a beaucoup à gagner avec son port d'Aden, impeccablement situé.

L'ambassadeur de Chine au Yémen, Kang Yong, a  déclaré dans une interview accordée en mars 2020 au média yéménite Al-Masdar que la Chine considère tous les accords signés entre les deux pays avant le début de la guerre de 2015 comme toujours valables, et qu'elle les mettra en œuvre « après la fin de la guerre au Yémen et après le rétablissement de la paix et de la stabilité. »

Bien que la Chine et la Russie aient toutes deux fait savoir qu'elles n'interviendraient pas directement dans la politique régionale, leur positionnement dans la région est évident, comme l'illustre l'ascension rapide accordée à l'Iran ces derniers mois.

En septembre dernier, l'Iran a été admis comme membre à part entière de l'Organisation de coopération de Shanghai (OCS), tandis que l'Égypte, l'Arabie Saoudite et le Qatar ont été  admis comme partenaires de dialogue de l'OCS, rejoignant ainsi la Turquie.

Au cours de l'année écoulée, l'Iran a rapidement gagné en considération et est désormais considéré comme le troisième pilier de l'alliance multipolaire de la Russie et de la Chine, de plus en plus désignée sous le nom de RIC (Russie-Iran-Chine).

Le 21 septembre, des responsables de l'Arabie Saoudite et de l'Iran se sont  rencontrés pour une quatrième série de pourparlers visant à améliorer les relations, et bien que le processus reste lent, il semble de  plus en plus possible de parvenir à une résolution pacifique.

Pour en revenir à la vision des cinq mers de la Syrie, l'Irak a également un rôle crucial à jouer dans ce programme.

Le bureau du premier ministre irakien a  affirmé en mai dernier que « les négociations avec l'Iran pour la construction d'une voie ferrée entre Bassora et Shalamcheh ont atteint leur phase finale, et nous avons signé 15 accords et mémorandums d'entente avec la Jordanie et l'Égypte concernant les apports d'énergie et les transports ».

Corridor ferroviaire Chine-Kazakhstan-Turkménistan-Iran, faisant partie de l'INSTC. L'Irak a rejoint la BRI en 2015, l'Iran en 2018.

Le chemin de fer fait partie de l'accord de reconstruction de la Syrie. La ligne ferroviaire Shalamcheh-Bassora, longue de 30 km, reliera l'Irak aux lignes chinoises de la BRI, et rapprochera l'Iran de la Syrie. Bassora est également reliée au couloir international de transport nord-sud (INSTC).

La liaison ferroviaire Shalamcheh-Bassora permettra à l'Iran d'envoyer diverses marchandises, telles que des biens de consommation, des matériaux de construction et des minéraux par le chemin de fer, de Téhéran à Shalamcheh, puis à Bassora, et enfin au poste frontière d'Al Qaim entre l'Irak et la Syrie, qui a rouvert en septembre 2019 après avoir été fermé pendant huit ans en raison de la guerre dans les deux pays.

Actuellement, il n'existe pas de liaison ferroviaire entre Al Qaim en Irak et la gare syrienne de Deir Ezzor, qui se trouve à environ 163 km. Cette liaison devrait être construite en priorité. A partir de Deir Ezzor, la ligne ferroviaire syrienne existante relie Alep, Lattaquié, Tartous et Damas.

Le 29 décembre, le cabinet iranien a approuvé l'ouverture du consulat chinois à Bandar Abbas, le premier consulat de la Chine en Iran. On s'attend à ce que la Chine investisse massivement dans la zone industrielle et de libre-échange de Chabahar et dans Bandar Abbas, le plus important centre de transport maritime du sud de l'Iran.

L'ancien ambassadeur iranien en Chine et en Suisse, Mohammad-Hossein Malaek, a  déclaré à l'agence de presse Iranian Labour News Agency (ILNA) que Pékin est prêt à jouer un rôle de premier plan dans le développement de la région du Makran, la bande côtière qui longe la province iranienne du Sistan-et-Baloutchistan et le Baloutchistan pakistanais, où Pékin a déjà conclu un accord de plusieurs milliards de dollars sur 40 ans avec Islamabad pour développer le port de Gwadar.

L'Iran et la Turquie se sont tous deux engagés de manière intensive dans la BRI. Le 21 décembre de l'année dernière, le premier train de marchandises a  circulé du Pakistan à la Turquie en passant par l'Iran, après une interruption de dix ans.

Cela a permis de renforcer considérablement les capacités commerciales des trois fondateurs de l'Organisation de coopération économique (OCE), créée en 1985 à Téhéran par les dirigeants de l'Iran, du Pakistan et de la Turquie, et qui compte aujourd'hui 10 membres.

Le voyage de 6 540 km entre Islamabad et Istanbul dure dix jours, soit moins de la moitié du temps nécessaire pour un voyage équivalent par voie maritime, soit 21 jours. Le train a la capacité de transporter 80 000 tonnes de marchandises.

Chemin de fer Islamabad-Téhéran-Istanbul (ITI).

Des corridors de coopération et de connectivité

En décembre de l'année dernière, Javad Hedayati, un responsable de l'Organisation iranienne de l'entretien des routes et des transports, a  annoncé que l'Iran, l'Azerbaïdjan et la Géorgie avaient conclu un accord sur la création d'une route reliant le golfe Persique à la mer Noire.

Cette route pourrait éventuellement être reliée à la ligne ferroviaire Islamabad-Téhéran-Istanbul (ITI) et renforcer la connectivité dans la région.

Les travaux de construction du gazoduc Turkménistan-Afghanistan-Pakistan-Inde (TAPI)  reprennent dans la section afghane. Le TAPI est un projet de connectivité régionale visant à fournir du gaz du Turkménistan au Punjab indien pour répondre à la demande régionale.

La carte illustre le projet de pipeline TAPI (Turkménistan-Afghanistan-Pakistan-Inde) et les chemins de fer en Afghanistan.

Le pipeline devrait transporter 33 milliards de mètres cubes de gaz naturel par an. Le gazoduc de 1 814 km s'étend de Galkinesh, le deuxième plus grand champ gazier du monde, à la ville indienne de Fazilka, près de la frontière pakistanaise.

Cela sera plus que suffisant pour répondre aux besoins énergétiques de l'Afghanistan, qui commence tout juste à se reconstruire. Le TAPI devrait faciliter un niveau unique de commerce et de coopération dans toute la région, ainsi qu'affermir la paix et la sécurité entre les quatre pays : l'Inde, le Pakistan, l'Afghanistan et le Turkménistan.

Le projet ferroviaire Afghan-Ouzbek est une autre proposition intéressante qui a récemment fait l'objet de discussions sérieuses. Ce projet comprendrait la construction d'une ligne ferroviaire de 700 km entre Mazar-i-Sharif et Herat, qui passerait par Shiberghan, Andkhoy et Maimana, dans l'ouest de l'Afghanistan.

Si ce projet se concrétise, tous les pays d'Asie centrale, y compris le Tadjikistan et le Kirghizstan, seraient reliés au corridor iranien de Chabahar via l'ouest de l'Afghanistan.

Le projet ferroviaire Afghan-Ouzbek constituera l'une des plus grandes avancées en matière de connectivité des transports en Asie, avec des implications énormes pour l'ensemble de la région, tant en termes de prospérité économique que de stabilité politique.

L'Afghanistan, l'Iran et l'Ouzbékistan ont déjà signé un accord pour développer un corridor de transport transafghan.

L'Inde cherche également à établir une connexion ferroviaire avec l'Ouzbékistan et le Kazakhstan, ce qui permettrait de faire de Chabahar une passerelle entre l'Eurasie et l'océan Indien.

La coopération dans le domaine de la connectivité avec ces pays pourrait également être menée dans le cadre de l'OCS.

Que le titre officiel « BRI » soit présent ou non, tous ces corridors de développement dans les domaines du transport, de l'industrie et de l'énergie participeront aux principaux corridors économiques inscrits dans la BRI.

Tous les pays participant à la BRI le comprennent, et ils savent également que la coopération est la clé du bénéfice et de la sécurité mutuels.

Les six principaux corridors économiques de la BRI chinoise, certains achevés, d'autres handicapés par des conflits géopolitiques, comme au Myanmar, au Kazakhstan, en Irak, en mer de Chine méridionale.

Pendant ce temps, les États du Golfe refusent la coopération

De manière générale, les pays du Golfe persique soutenus par l'Occident, tels que l'Arabie Saoudite, le Qatar et les Émirats Arabes Unis, ont fait beaucoup pour saboter ces progrès.

Jusqu'à présent, leur participation au cadre de la BRI a surtout consisté à échanger du pétrole contre des ressources technologiques afin de diversifier leurs économies. Ils n'ont toutefois pas été très désireux de participer à des processus de coopération avec d'autres pays arabes.

Néanmoins, les choses changent et il n'est pas possible de maintenir une position de tour d'ivoire dans ce cadre en pleine expansion.

Les États du Golfe ont besoin d'un marché pour y commercer, afin de pouvoir croître et prospérer. Ils ne sont donc pas en mesure de prendre trop de distances avec leurs voisins, dont ils seront de plus en plus dépendants pour leur survie.

Si les pays du Golfe - dont certains sont aujourd'hui des partenaires de dialogue de l'OCS - adhèrent aux directives de cette organisation politique, économique et de sécurité, le financement et les soutiens du terrorisme islamique devraient lentement disparaître.

Ce serait le moyen le plus efficace de contrecarrer les tentatives de l'Occident de semer le chaos et la division en Asie occidentale.

Avec la BRI et le cadre de l'Union Économique Eurasienne fonctionnant en tandem, ceux qui sont prêts à respecter le cadre multipolaire de la coopération gagnant-gagnant connaîtront l'ascension la plus rapide.

Et ceux qui s'accrochent aux vieux préjugés et aux ordres dépassés ne feront que sombrer dans l'insignifiance.

Traduction Corinne Autey-Roussel
Illustration The Cradle.co

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