30 Nov 2020
Article de : Marie-France Deprez
Le parcours de Rudy Janssens est riche d'expériences. De formation ouvrier agricole dans le domaine de l'horticulture, il commence sa vie professionnelle comme éducateur à l'Ecole technique d'Anderlecht où il avait la tâche de susciter chez les jeunes, surtout ceux venant des « quartiers difficiles », l'envie de se former, de s'engager dans des projets valorisants pour eux et leurs proches. Quelques années plus tard, il adhère à la FGTB et milite dans la Province de Brabant, avant de devenir président de la section COCOF et membre du bureau des ALR-LRB où il avait en charge la négociation des revendications des travailleurs dans le domaine de la santé auprès du fédéral, dont la ministre Laurette Onkelinx. Bien connu de ses camarades travailleurs pour son tempérament de battant, ces derniers l'élisent Secrétaire général de la CGSP-ACOD de Bruxelles en 2016. Le DR se plaît à lui ouvrir ses pages.
Le Drapeau Rouge.- Après de si longues négociations pour constituer un gouvernement, nous nous retrouvons avec une coalition Vivaldi qui semble adepte des mêmes politiques d'austérité de toujours. Comment envisagez-vous leur effet sur la situation des travailleurs, en particulier dans le contexte de la crise sanitaire en cours ?
Rudy Janssens.- Nous sommes restés près de 500 jours avec un gouvernement, en affaires courantes puis doté de pouvoirs spéciaux étant donné la crise sanitaire, la possibilité d'un retour aux urnes a, dirait-on, poussé certains partis à faire des concessions pour arriver enfin à un accord.
Vivaldi, un beau nom qui veut faire penser à une belle musique mais si certaines mesures ont des aspects positifs qu'il faut souligner, il y a aussi beaucoup d'aspects négatifs. Nous reviendrons sur certains d'entre eux dans nos autres réponses. Il est évident qu'il n'y a pas de réel virage social et beaucoup de questions restent floues. Sans attention vigilante des travailleurs et sans luttes, Il n'y aura pas de changements par rapport aux politiques des gouvernements précédents, ces gouvernements successifs qui depuis 2008, prônent une politique d'austérité.
En faisant des réformes de l'Etat, des réformes sur les retraites, en privatisant les services publics, en vendant notre patrimoine -pour après louer les bâtiments qui ont été vendus-, ces différents gouvernements n'ont fait que suivre des politiques au service des multinationales et contre les travailleurs. Des politiques largement promues par l'Union européenne. Bien sûr, ces gouvernements nous font croire que c'est dans notre intérêt ou dans l'intérêt des citoyens belges mais c'est surtout pour diviser les forces ouvrières et citoyennes face aux employeurs.
Ce nouveau gouvernement prépare une nouvelle réforme de l'Etat qui aurait pour conséquence la destruction de l'unité de la Belgique, nous y reviendrons aussi.
Le DR.- En février 2019, vous avez signé une déclaration à propos de la nécessité de sauvegarder les hôpitaux publics menacés par la « réforme des soins de santé » et les économies dans ce secteur (un milliard d'euros) imposées par la ministre Maggie De Block. La crise sanitaire a montré les conséquences de cette politique de privatisation sur notre système de santé. Pensez-vous qu'aujourd'hui le rapport de force ait changé dans ce domaine ?
R.J.- Depuis 2015, les réformes sur la santé ont été désastreuses, que ce soit les mesures prises concernant les hôpitaux, que ce soit celles prises dans le secteur des maisons de repos et de soins.
Les hôpitaux ont été frappés de plein fouet, un milliard « d'économie », cela s'est marqué dans un recrutement de moins en moins de personnel, par la liquidation d'un grand nombre des lits hospitaliers, dont des lits de soins intensifs qui manquent si cruellement pendant cette crise de la Covid, des restrictions de matériel aussi.
Cela a aussi des conséquences pour la population, en privatisant de plus en plus le secteur de la santé, certains coûts augmentent et obligent à prendre des assurances complémentaires pour pouvoir avoir accès aux soins. Une de nos luttes est justement celle contre la marchandisation de la santé.
Aujourd'hui, nous constatons que les gouvernements ont détruit une grosse partie de notre sécurité sociale. Pour rappel, la sécurité sociale est financée à 70% par les cotisations prélevées sur les salaires et pour le reste par des moyens fiscaux, la dotation classique de l'Etat et la dotation d'équilibre lorsque la sécurité sociale est en déficit. La dotation d'équilibre maintenue jusque fin 2020, sera selon les accords de la Vivaldi prolongée de façon structurelle.
La crise de la Covid-19 est une preuve - dont nous n'avions pas besoin, car depuis des années, nous dénonçons le sous-financement des soins de santé et la marchandisation de la santé- des destructions que de telles politiques ont entrainées. Pour mener à bien cette lutte, il faut un rapport de force favorable. Lors de la première vague, on a vu un soutien au personnel soignant qui s'est manifesté par des applaudissements à 20h tous les jours mais il faut que ce soutien se manifeste de façon concrète car il n'est pas sûr que malgré certaines mesures positives du nouveau gouvernement, la situation change rapidement. Il n'y a pas encore de rupture avec les politiques néolibérales qui ont mené à la situation que nous connaissons maintenant.
Le DR.- Vous avez aussi été à la pointe des luttes pour la pension. Le recul de l'âge de la pension (retour à 65 ans) semble avoir complètement disparu du nouveau programme gouvernemental, la somme de 1500 euros net par mois reste le minimum à exiger pour les pensions. Comment pensez-vous organiser la lutte dans ce domaine ?
R.J.- Depuis la grande manifestation de mai 2018, nous restons revendicatifs sur le dossier des pensions (1er pilier, c'est-à-dire la pension légale qui dépend du salaire, du nombre d'années pendant lesquelles vous avez travaillé et de votre statut), notamment sur le minimum de 1500€ mensuel brut, qui pour nous reste par ailleurs toujours insuffisant pour vivre décemment en Belgique. De plus, ce montant ne serait versé qu'à des travailleurs qui ont travaillé 45ans plein temps. Pour nous, le montant de la pension doit être de 1500€ également pour tous les travailleurs qui n'ont pas eu la possibilité de travailler pendant le nombre d'années requis.
La déclaration du nouveau gouvernement ne remet pas en question l'âge de la retraite à 67 ans décidé par le gouvernement Michel, pour nous, il faut revenir à une pension à 60 ans, pour pouvoir en profiter ! Il faut aussi remarquer que le nouvel accord ne fait aucune référence au sujet des métiers lourds et aux questions de pénibilité du travail.
Le DR.- Quelle est la position de votre organisation vis-à-vis des risques de scission pour des raisons linguistiques dans les organes et outils de solidarité entre les travailleurs comme la sécurité sociale, les soins de santé, le chômagePensez-vous que le risque existe et comment résister ?
R.J.- Nous n'avons jamais été d'accord de scinder le pays, vu que nous avons déjà vu dans l'histoire que quand on scinde nos institutions, cela engendre beaucoup d'autres problèmes, par exemple : la Province du Brabant a été scindée en 1995 (4e réforme de l'Etat), les provinces dépendant des régions et non plus du fédéral, cela a entrainé beaucoup de nouveaux mandats politiques. Autre exemple tiré du dossier de la santé, la séparation des compétences pour les soins du fédéral aux régions (nous avons réalisé au début de la crise de la Covid que nous étions « riches » en ministres de la santé) a particulièrement fragilisé les Maisons de repos et de soins. Nous comptons aujourd'hui nos morts dans les maisons de repos lors de la première vague de Covid-19. Ces divisions résultent des différentes réformes de l'Etat que certains voudraient voir menées jusqu'à une division du pays en deux.
Ceci est en fait une manœuvre pour diviser les citoyens et les travailleurs de ce pays qui a pourtant pour devise: L'Union Fait La Force.
A Bruxelles, nous ne sommes ni Flamands ni Wallons, nous sommes Belges.
Nous prônons le bilinguisme à Bruxelles et en Belgique. Les deux langues devraient être enseignées partout.
Le DR.- Le 28 septembre, les 3 syndicats ont organisé des actions en front commun dans tout le pays, pensez-vous que la situation soit favorable à l'organisation d'un front commun permanent ? Avez-vous des actions prévues en commun dans les mois à venir ? Envisagez-vous, pour arriver à des résultats, de vous concerter avec les mouvements syndicaux des autres pays ?
R.J.- Nous prônons des actions en front commun, mais nous ne devons pas attendre les autres pour faire des actions. Nous les invitons à venir nous soutenir contre toutes les mesures d'austérité que les gouvernements belges ou européens prennent à l'encontre des citoyens et des travailleurs. Il n'est pas facile d'organiser des actions en ces moments de crise due à la Covid-19, mais il n'empêche qu'une bonne grève générale pourrait secouer les gouvernements. A ce propos, de nombreux préavis de grève tombent pour le moment, ne serait-ce que parce que les mesures sanitaires ne sont pas toujours respectées sur les lieux de travail.
Lors du récent sommet européen, j'ai personnellement prôné l'organisation d'une action, cela aurait été l'occasion de retrouver tous les travailleurs des pays voisins. On aurait pu se retrouver aux frontières des différents pays qui nous entourent, en bloquant les grands axes routiers et nous donnant la main pour montrer que nous n'avons pas de problèmes entre nous, mais bien avec leurs politiques d'austérité.
Le DR.- Quel rôle pensez-vous que les syndicats et les travailleurs peuvent jouer dans les luttes citoyennes: le dérèglement climatique, la lutte contre les traités de libre-échange et contre les aventures militaires que nous imposent l'OTAN et l'UE ?
R.J.- Le climat, le libre-échange, l'Otan et l'EU, différentes approches sont mises en avant.
A propos de la lutte contre le dérèglement du climat, les travailleurs et les syndicats sont conscients de la nécessité de s'emparer de la question, ils sont d'accord pour dire qu'il faut y participer car nous devons défendre notre avenir et aussi celui de nos enfants. Mais si nous faisons beaucoup d'efforts, nous constatons que du côté des employeurs, des multinationales, des banques et des actionnaires, ils continuent de ne voir que les profits à faire sur le dos des travailleurs et des citoyens.
Nous devons combattre tous les traités de libre-échange car ceux-ci détruisent notre propre économie interne. Nous avons été très présents dans la lutte contre le TTIP et le CETA dans les plateformes constituées par des associations citoyennes et des syndicats. Nous avons aussi lutté aux côtés des agriculteurs. Nous pensons qu'il est important de pousser à consommer plus local et qu'il faut défendre nos produits locaux.
L'Otan pour nous n'est qu'un outil au service des multinationales, plus exactement au service des industries de la guerre et de certains pouvoirs politiques, un outil qui nous coûte très cher à nous, les citoyens.
Propos recueillis par Marie France Deprez
Source: Le Drapeau Rouge