Par Mike Whitney, le 8 janvier 2025
L'éviction du président syrien Bachar al Assad a mis les États-Unis, Israël et la Turquie sur la voie express d'une conflagration plus étendue et plus violente. En éliminant Assad et en anéantissant l'État, les responsables du coup d'État ont créé une vacance du pouvoir comblée par l'armée mandataire des nations les plus agressives et les plus perverses de la planète, toutes prêtes à intensifier les combats pour établir les frontières définitives du nouveau Moyen-Orient. La gravité de la situation n'a pas échappé aux médias, de plus en plus hystériques au fil des jours. Prenons, par exemple, quelques-uns des titres parus dans les journaux mercredi :
- Israel must prepare for war with Turkey, gov committee warns [Israël doit se préparer à une guerre avec la Turquie, avertit la commission gouvernemental], New Arab.
- Government Report: Israel Must Get Ready for War With Turkey [Rapport du gouvernement : Israël doit se préparer à la guerre avec la Turquie], The European. Conservative.
- Turkey-backed Syria may be bigger threat than Iran, says Israeli government panel [La Syrie soutenue par la Turquie pourrait être une plus grande menace que l'Iran, selon un comité gouvernemental israélien], Middle East Eye
- 'Be Ready For War': Not Iran, Israel Says Turkey-Backed Syria Is Now Bigger Threat [Prêt à la guerre : Israël affirme que la Syrie soutenue par la Turquie représente une plus grande menace que l'Iran], Times of India.
- Erdogan's policies in Syria bring Turkey and Israel closer to confrontation [Les politiques d'Erdogan en Syrie rapprochent la Turquie et Israël de la confrontation], Jerusalem Post
- Israel incites war with Türkiye after Syrian revolution [ Israël incite à la guerre contre la Turquie après la révolution syrienne], Daily Sabah
Vous voyez le tableau ? Maintenant qu'Assad est parti, les masques tombent et les agendas rivaux des divers protagonistes se précisent. Selon ce nouveau paradigme, les États-Unis, Israël et la Turquie ne sont pas les alliés cherchant à atteindre le même objectif (renverser Assad), mais des ennemis intraitables déterminés à imposer leur propre vision stratégique à l'ensemble de la région. C'est là que le plan ambitieux de Washington pour contrôler les couloirs de pipelines et les ressources stratégiques de la région bute sur le plan sioniste expansionniste du Grand Israël, et sur le rêve turc d'un nouvel empire ottoman. Le Moyen-Orient n'est tout simplement pas assez grand pour que de multiples hégémons tentent de contrôler les principaux leviers de pouvoir régionaux ou d'imposer leur propre stratégie de sécurité à leurs lointains voisins. "Il faut bien que les choses bougent". Tôt ou tard, on peut craindre un embrasement suivi d'années d'effusion de sang. Voici un extrait d'un article de Middle East Eye:
" La Turquie pourrait représenter une plus grande menace pour Israël que l' Iran en Syrie si elle soutient la force hostile des "islamistes sunnites" à Damas, a déclaré lundi une commission du gouvernement israélien. Ankara se pose en grand bénéficiaire de l'effondrement du gouvernement de Bachar el-Assad en Syrie le mois dernier, après l'offensive menée par les forces de Hay'at Tahrir al-Sham (HTS) et d'autres groupes syriens soutenus par la Turquie....."La "Commission d'évaluation du budget de la Défense et du bilan des ressources"... a été créée en 2023... pour formuler des recommandations à l'intention du ministère de la Défense concernant les zones de conflit potentielles auxquelles Israël pourrait être confronté dans les années à venir....
"... il faut envisager qu'Israël puisse être confronté à une nouvelle menace en Syrie, qui, à certains égards, pourrait n'être pas moins grave que la précédente. Cette menace pourrait prendre la forme d'une force sunnite extrême refusant elle aussi de reconnaître l'existence même d'Israël", indique la commission.
"En outre, puisque les rebelles sunnites détiennent le pouvoir politique en vertu de leur contrôle central en Syrie, il est possible qu'ils représentent une plus grande menace que l'Iran, dont l'ampleur a été limitée grâce aux interventions constantes d'Israël, ainsi qu'aux restrictions imposées à l'Iran par l'État syrien souverain.
"La commission a averti que ce problème pourrait s'intensifier si les forces syriennes devaient effectivement devenir des mandataires turcs, 'avec les ambitions de la Turquie de redonner à l'Empire ottoman sa gloire d'antan'... La présence de mandataires turcs - ou de troupes turques - en Syrie pourrait accroître le risque d'un conflit direct entre la Turquie et Israël, évalue le rapport.....
"La commission a également souligné que l'instabilité géopolitique propre à la région pourrait accroître les tensions entre Israël et la Turquie...
Turkey-backed Syria may be bigger threat than Iran, says Israeli government panel, Middle East Eye
"L'instabilité géopolitique dans la région" ?? Israël, qui a lancé de multiples frappes aériennes sur cinq pays différents au cours des derniers mois, s'inquiète de l'"instabilité géopolitique" ?
Allons donc !
En d'autres termes, un analyste israélien 'objectif' commence à se demander si la chute arbitraire d'un gouvernement qui ne représentait aucune menace pour la sécurité d'Israël pourrait ne pas avoir été la meilleure stratégie possible.
Ce qui est si choquant dans ce passage, c'est qu'il prouve que ni Israël, ni la Turquie, ni les États-Unis n'ont de stratégie pour le "jour d'après" le départ d'Assad. Les dirigeants politiques et leurs agences du renseignement respectives étaient si manifestement obsédés par la destitution du "tyran" qu'ils n'ont jamais envisagé les conséquences non souhaitées de leurs actes. Ils se sont contentés de foncer tête baissée dans une situation qui ne peut que déboucher sur une guerre. Il a fallu près d'un mois à ces soi-disant experts pour comprendre ce qui aurait dû sauter aux yeux d'emblée, à savoir que lorsqu'on renverse un gouvernement et qu'on plonge le pays dans le chaos, le résultat risque d'être pire que ce qu'on avait imaginé au départ. Voici ce qu'en dit le Jerusalem Post :
"Israël doit se préparer à une confrontation directe avec la Turquie, selon le dernier rapport de la commission Nagel sur le budget de la défense et la stratégie de sécurité. La commission, créée par le gouvernement, prévient que les ambitions de la Turquie de restaurer son influence de l'époque ottomane pourraient engendrer des tensions accrues avec Israël, voire déboucher sur un conflit. Le rapport insiste sur le risque que des factions syriennes s'alignent sur la Turquie, créant ainsi une nouvelle et puissante menace pour la sécurité d'Israël."'La menace en provenance de Syrie pourrait évoluer vers quelque chose de bien plus dangereux que la menace iranienne', indique le rapport, avertissant que les troupes soutenues par la Turquie pourraient agir par procuration, alimentant ainsi l'instabilité régionale. L'évaluation de la commission intervient alors que le président turc Recep Tayyip Erdogan mène une politique de plus en plus affirmée dans la région, que certains analystes considèrent comme hostile aux intérêts d'Israël...
"Netanyahu a réagi au rapport en déclarant : 'Nous assistons à des bouleversements radicaux au Moyen-Orient. L'Iran a longtemps été notre plus grande menace, mais de nouvelles puissances entrent dans l'arène, et nous devons être prêts à faire face à l'inattendu. Ce rapport nous fournit une feuille de route pour assurer l'avenir d'Israël'....
Renforcer les capacités militaires
"Pour se préparer à une éventuelle confrontation avec la Turquie, la commission recommande les mesures suivantes :
- Armement perfectionné : acquérir des avions de chasse F-15 supplémentaires, des avions de ravitaillement, des drones et des satellites pour renforcer les capacités de frappe à longue portée d'Israël.
- Systèmes de défense aérienne : améliorer les capacités de défense aérienne multicouches, y compris les systèmes du Dôme de fer, de la Fronde de David, de la Flèche, et le système de défense basé sur le laser du Faisceau d'acier, nouvellement opérationnel.
- Sécurité des frontières : construire une barrière de sécurité fortifiée le long de la vallée du Jourdain, ce qui marquera un tournant significatif dans la stratégie défensive d'Israël malgré les potentielles répercussions diplomatiques avec la Jordanie".
Israel must prepare for potential war with Turkey, Nagel Committee warns, Jerusalem Post
La guerre ?? Le Jerusalem Post pense qu'il pourrait y avoir une guerre entre Israël et la Turquie ?
Comment se fait-il que les rédacteurs du Post ne s'en rendent compte que maintenant, alors que Mouammar Kadhafi s'en est rendu compte il y a plus de dix ans. Regardez plutôt :
Si je comprends bien : Kadhafi avait compris que le plan d'Israël pour scinder la Syrie créerait une frontière en tension au nord avec la Turquie, mais personne à la CIA, au Mossad ou au MIT turc n'a pu parvenir à cette même conclusion évidente ?
FOUTAISES !!!
N'oublions pas que ce sont ces mêmes "experts" qui, pas plus tard que la semaine dernière, se congratulaient et se tapaient dans le dos lors de l'éviction d'Assad. Aujourd'hui, ces mêmes espions et experts sont en mode panique totale et exigent qu'Israël "renforce ses capacités militaires" pour affronter un ennemi plus redoutable que l'Iran.
Et dans le nord, la situation est encore plus inquiétante, en grande partie à cause du soutien continu de Washington aux séparatistes kurdes (SDF) qui se sont taillé leur petit État au cœur du monde arabe. Imaginons la réaction de M.Biden si M.Poutine décidait d'envoyer des troupes et des armes à un groupe de séparatistes du Texas qui se seraient déclarés indépendants des États-Unis, et auraient confisqué tous les puits de pétrole de l'État. Comment, selon vous, réagirait Biden ?
Le président turc Erdogan ne fait rien de plus que ce Biden ferait dans les mêmes circonstances. Il renforce ses positions et menace d'attaquer les alliés de Washington dans le nord-est de la Syrie, augmentant ainsi considérablement la probabilité qu'une guerre éclate entre deux membres de l'OTAN. Voici un extrait d'un article de The Cradle :
"Le ministre des Affaires étrangères de la Turquie, Hakan Fidan, a déclaré le 6 janvier que les milices kurdes en Syrie seront bientôt chassées du pays et qu'Ankara n'acceptera aucune stratégie leur permettant d'y maintenir leur présence. Fidan a déclaré que c'était une "question de temps" avant que les Unités de protection du peuple (YPG) ne soient "liquidées", soulignant qu'elles devront déposer leurs armes "le plus tôt possible"."L'YPG est la branche syrienne de l'ennemi juré d'Ankara, le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK). Les YPG sont considérées comme la colonne vertébrale des Forces démocratiques syriennes (FDS) soutenues par les États-Unis, le mandataire kurde de Washington en Syrie.
"'Les conditions en Syrie ont évolué', a déclaré Fidan. 'L'empire de la violence établi par le PKK sur le peuple kurde est sur le point de s'effondrer'.
"Sous prétexte de sécuriser ses frontières et de repousser les militants kurdes, l'armée turque occupe illégalement le nord de la Syrie depuis 2017 et soutient une coalition de factions armées appelée Armée nationale syrienne (ANS) - composée de plusieurs groupes extrémistes tels que Jaish al-Islam et Ahrar al-Sham.
"L'ANS a incorporé dans ses rangs des dizaines de combattants et de commandants de l'État islamique au fil du temps. Elle a joué un rôle majeur dans l'offensive de choc de 11 jours, qui s'est achevée par la chute du gouvernement de l'ancien président syrien Bachar al-Assad le 8 décembre.
"Depuis la chute de Damas, l'Armée nationale syrienne et les Forces de défense syriennes (FDS) sont engagées dans des affrontements acharnés. Ils se sont intensifiés ces derniers jours, après l'échec d'une trêve conclue sous l'égide des États-Unis.
"L'Observatoire syrien des droits de l'homme (OSDH) a rapporté le 5 janvier que plus de 100 combattants des deux camps ont été tués au cours des derniers jours. Les affrontements se concentrent dans la ville septentrionale de Manbij, dans la campagne d'Alep....
"Les forces des FDS contrôlent toujours de larges secteurs du nord-est de la Syrie et une partie du gouvernorat de Deir Ezzor, en particulier la rive orientale de l'Euphrate. La milice kurde, créée avec le soutien des États-Unis en 2015, a aidé Washington à conserver le contrôle des régions de Syrie riches en pétrole et en blé depuis 2017".
Turkiye vows 'imminent eradication' of Kurdish militias as death toll skyrockets in north Syria, The Cradle.
Ainsi, alors que la situation dans le sud est de plus en plus inquiétante, les combats ont déjà commencé dans le nord. Erdogan empêchera l'émergence d'un État kurde à tout prix, même si ses interventions le mettent en conflit direct avec leurs homologues américains. Du point de vue de la sécurité nationale, la Turquie ne peut permettre à une entité séparatiste hostile d'occuper des avant-postes stratégiques le long de sa frontière méridionale. Ce point n'est pas négociable. Les Kurdes doivent se contenter d'une autonomie partielle sous les auspices du nouvel État syrien. C'est la seule solution mutuellement viable.
Que nous apprennent ces trois articles ?
Ils nous disent que la situation sur le terrain en Syrie se détériore vitesse grand V, et que les principaux protagonistes sont inexorablement entraînés dans la guerre. Ils nous disent que la Turquie et Israël risquent de s'affronter sur les frontières non définies dans le sud, et sur l'affirmation absurde d'Israël selon laquelle il peut mener des frappes aériennes en Syrie quand il le souhaite.
Ils nous disent que personne n'était préparé à la chute d'Assad et que, par conséquent, personne n'a élaboré de plan cohérent pour préserver la sécurité, un État voisin, ou mettre fin aux hostilités. En bref, il n'y a pas de plan, pas de stratégie, rien. Nos mandarins de la politique étrangère se contentent d'improviser, d'inventer au fur et à mesure et de réagir aux événements tels qu'ils se présentent.
Et c'est précisément ainsi que les nations sombrent dans les guerres mondiales.