29/05/2023 les-crises.fr  10min #229116

Sous pression pour armer l'Ukraine, le gouvernement sud-coréen était écouté par les renseignements américains

Séoul serait-elle en train de craquer sous la très vive pression des États-Unis pour fournir des munitions à l'Ukraine ?

Source :  Responsible Statecraft, Jae-Jung Suh
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises

Yoon Suk-yeol, candidat à l'élection présidentielle du Parti du pouvoir du peuple (PPP), principal parti d'opposition en Corée du Sud, s'exprime lors d'une conférence de presse au siège du parti à Séoul, en Corée du Sud, le 24 janvier 2022. Ahn Young-joon/ Pool via REUTERS

La récente fuite de documents du Pentagone révèle la double menace qui pèse sur la Corée du Sud.

Le gouvernement du président Yoon Suk Yeol a subi des pressions de la part de l'administration Biden pour fournir des munitions afin d'aider les États-Unis dans la guerre en Ukraine. Ses délibérations internes étaient écoutées et rapportées à Washington par les services de renseignement américains pratiquement en temps réel.

Bien que l'authenticité des documents divulgués n'ait pas encore été confirmée, la fuite a déjà soulevé des questions sur les circonstances dans lesquelles deux hauts responsables de la sécurité nationale coréenne ont récemment démissionné. Ont également suivi deux articles de presse concernant l'exportation possible par la Corée d'obus d'artillerie de 155 mm, ce qui a donné lieu à des spéculations indiquant que le président aurait passé outre les inquiétudes de son propre pays en vue de fournir ces armes avant le sommet de cette semaine à Washington avec le président Biden.

Certains des documents divulgués étaient particulièrement embarrassants pour Séoul parce qu'ils montraient clairement que les services de renseignement américains étaient au courant des délibérations internes au plus haut niveau du gouvernement coréen. Des discussions prétendument privées sur une question très sensible entre le conseiller à la sécurité nationale et le secrétaire de la présidence aux affaires étrangères ont été retranscrites dans l'un des documents, et dans un autre, un échéancier pour le transport des munitions de la Corée vers l'Allemagne est présenté.

La fuite a révélé un autre dilemme. L'administration Yoon avait été invitée par l'administration Biden à fournir des munitions à l'Ukraine, mais elle avait les mains liées par la loi coréenne sur le commerce extérieur, celle-ci restreint l'exportation de « matériaux stratégiques » à des seules fins de maintien de la paix internationale. Un décret d'application adopté en vertu de cette loi stipule que « l'autorisation [d'exporter] des matériaux stratégiques n'est accordée que si lesdits matériaux sont utilisés à des fins pacifiques ».

Bien que les autorités américaines enquêtent sur la fuite elle-même, les médias coréens ont publié deux rapports exceptionnels sur la probable teneur des délibérations internes des fonctionnaires coréens menées sous l'œil vigilant des États-Unis.

Le 12 avril, le journal Dong-A Ilbo, un bastion conservateur, a rapporté que l'administration Yoon avait conclu un accord le mois dernier pour « prêter » aux États-Unis 500 000 obus d'artillerie de 155 mm. L'administration Biden, qui avait acheté 100 000 obus l'année dernière, en avait demandé davantage cette année, mais la Corée du Sud, grand producteur de munitions d'artillerie, avait maintenu le principe selon lequel elle ne pouvait pas fournir d'armes létales à l'Ukraine. La « méthode locative » aurait été un compromis.

Selon cet accord, les obus devaient être utilisés par l'armée américaine essentiellement pour reconstituer ses propres stocks après la livraison de ses munitions à l'Ukraine, mais ils ne pourraient pas être utilisés directement dans le conflit ukrainien. « Nous avons choisi d'augmenter de manière significative le volume d'obus mais d'adopter la méthode locative, après avoir étudié la façon dont nous pourrions répondre à la demande de notre allié de longue date en toute bonne foi tout en respectant le principe du gouvernement de ne pas fournir d'armes létales à l'Ukraine », a déclaré une source.

Dans la fuite, il était également fait référence au contexte politique entourant le départ mystérieux de deux hauts fonctionnaires le mois dernier. Selon un document du Pentagone, les principaux conseillers de Yoon auraient été écartelés entre la requête des États-Unis, d'une part, et la philosophie de leur gouvernement, ainsi que le droit commercial, d'autre part, avant que le prétendu compromis « locatif » ne soit trouvé.

Yi Mun-hui, le secrétaire de la présidence aux affaires étrangères, a déclaré que le gouvernement « était préoccupé par le fait que les États-Unis ne seraient pas l'utilisateur final » et que, puisque la Corée du Sud ne pouvait pas accéder à la demande des États-Unis sans violer le principe de sa politique, « un changement officiel de cette politique serait la seule option. » Im Ki-hun, le secrétaire de la présidence à la défense nationale, ayant promis de définir « une position officielle avant le 2 mars », leur patron, le conseiller à la sécurité nationale Kim Sung-han, s'est inquiété de l'image qui serait renvoyée. Si l'annonce du changement de position sur la fourniture d'une aide létale à l'Ukraine coïncidait avec l'annonce de la réunion au sommet du président Yoon à Washington, « la population serait amenée à penser que les deux décisions faisaient partie d'un même échange ». Au lieu de cela, Kim a « suggéré la possibilité » de vendre 330 000 obus d'artillerie à la Pologne parce que « l'objectif ultime des Etats-Unis était de faire parvenir rapidement les munitions à l'Ukraine ».

Le 27 mars, Yi a démissionné. Kim en a fait de même deux jours plus tard. Les médias ont spéculé à l'envi sur le fait qu'ils avaient été licenciés pour n'avoir pas informé le président en temps voulu de la demande de la première dame Jill Biden de voir un groupe populaire de K-pop, Black Pink, se produire sur scène avec Lady Gaga lors de la visite de Yoon, bien qu'aucune de ces informations n'ait pu être confirmée. Les documents divulgués indiquent par contre que ces départs en cascade pourraient avoir plus à voir avec le conflit interne sur les munitions qu'avec un manquement à la procédure concernant Black Pink.

Après la fuite d'un bulletin « Top Secret » indiquant que Séoul, début mars, « a été confronté à la demande des États-Unis de fournir des munitions d'artillerie à l'Ukraine », un autre rapport coréen indique que des palettes d'obus de 155 mm ont été transportées depuis les dépôts de munitions jusqu'à un port militaire, très vraisemblablement pour être exportées.

MBC, l'une des principales chaînes de télévision sud-coréennes, a diffusé une vidéo montrant 20 camions semi-remorques transportant des containers de 15 tonnes estampillés EXPLOSIFS 1.3C 1, qui contiendraient des obus d'artillerie de 155 mm. Lors d'interviews, les chauffeurs ont déclaré avoir transporté de telles cargaisons depuis trois dépôts de munitions jusqu'au port militaire de Chinhae. Ils ont ajouté que les containers qu'ils avaient déchargés à Chinhae n'étaient plus là lorsqu'ils étaient revenus pour une autre livraison. MBC estime qu'au moins 300 000 obus pourraient avoir été livrés à l'étranger, bien que leur destination finale n'ait pu être vérifiée.

Selon MBC, le document d'expédition, intitulé « DOD Multimodal Dangerous Goods Declaration » [DOD : Département de la défense, NdT], qui a été montré à la chaîne, révèle que les cargaisons devaient être chargées à l'UDA, Chinhae Pier, et déchargées à « JF6, NORDENHEIM PORT ». Les détails correspondent bien à ceux figurant dans l'un des documents ayant fait l'objet d'une fuite, intitulé « ROK 155 Delivery Timeline (330K) » et portant la mention « SECRET ». Il comportait également un calendrier de transport de 330 000 obus de Chinhae vers le port de Nordenheim en Allemagne, ce qui laisse supposer que le gouvernement Yoon avait déjà expédié les munitions conformément au plan. Cette révélation explique peut-être aussi le départ des deux hauts fonctionnaires : ils émettaient des réserves sur le transfert des munitions, contrairement à une autre faction qui prônait une livraison rapide sans se soucier de préoccupations nationales, politiques ou juridiques.

Le ministère coréen de la défense nationale (KNMD) a refusé de confirmer ces deux informations. Jun Ha-kyu, porte-parole du KNMD, a déclaré lors d'une conférence de presse le 18 avril qu'il « ne pouvait pas confirmer le contenu de l'article de presse et que d'ailleurs il n'avait rien à confirmer. [...] Cependant, les gouvernements américain et sud-coréen étudient les moyens permettant de soutenir la défense de la liberté de l'Ukraine. Il a ajouté : Notre gouvernement travaille activement en ce sens, y compris par la fourniture d'équipements militaires. »

Le cabinet de la présidence s'est montré plus catégorique quant au double dilemme créé par les documents divulgués. Il a déclaré avoir discuté avec les États-Unis de ces documents et que les ministres de la défense des deux gouvernements avaient convenu qu'un « nombre considérable » de ces documents avaient été montés de toutes pièces, sans préciser lesquels. Kim Tae-hyo, conseiller adjoint à la sécurité nationale, a pris la défense des écoutes américaines en affirmant que Washington n'avait probablement « aucune intention malveillante ».

Du côté de l'opinion publique coréenne le sentiment d'incrédulité, voire de trahison, était palpable à l'idée qu'un allié comme les États-Unis ait espionné le Bureau de la sécurité nationale de la Corée. En outre, une autre inquiétude était largement partagée et de nombreuses voix se sont élevées pour dire que si Séoul fournissait des armes létales à l'Ukraine, comme le demande l'administration Biden, elle risquerait de se mettre à dos la Russie, ce qui aurait de graves répercussions sur l'économie et la sécurité de la Corée. Le soutien mitigé de l'opinion publique à Yoon s'est sensiblement refroidi face à ces inquiétudes.

De fait, selon le sondage Gallup Korea, au cours de la deuxième semaine d'avril, la cote de popularité du président est tombée à 27 %, soit quatre points de moins que la semaine précédente. La « diplomatie » a été citée comme étant le facteur décisif de cette baisse, par 28% des personnes interrogées. Étant donné que les « relations avec le Japon » ont chuté à la troisième place avec 9 %, alors que ce sujet, associé à la diplomatie, avait été le facteur le plus important dans les sondages précédents, Gallup Korea a supposé que les écoutes américaines et la réponse inepte du gouvernement Yoon ont été les principaux facteurs de la chute de cote de popularité.

Quoi qu'il en soit, il était clair que le président Yoon était impatient de laisser cet épisode derrière lui et d'avancer rapidement vers le sommet de la semaine prochaine. « La Corée et les États-Unis sont des alliés qui partagent des valeurs communes et qui sont tout à fait en capacité de résister et de gérer des intérêts ou des problèmes conflictuels », a-t-il déclaré le 18 avril. Il a précisé ce qu'il entendait par là le lendemain dans une interview accordée à Reuters, justifiant a posteriori l'envoi des munitions par la Corée du Sud. « S'il existe une situation que la communauté internationale ne peut tolérer, telle qu'une attaque à grande échelle contre des civils, un massacre ou une violation grave des lois de la guerre, a déclaré Yoon, il pourrait être problématique pour nous de nous contenter d'insister sur un soutien humanitaire ou financier. »

Le président Yoon doit rencontrer le président Biden lors d'une visite d'État le 26 avril et prendre la parole lors d'une session conjointe du Congrès le lendemain. En attendant, ses hôtes américains sont confrontés aux questions difficiles que soulève la double incrimination de la Corée. Dans quelle mesure la sécurité américaine dépend-elle du fait de pouvoir espionner ses alliés ? Jusqu'où l'administration Biden est-elle prête à aller pour poursuivre la guerre en Ukraine, même si c'est au risque de s'aliéner un précieux allié démocratique ?

Source :  Responsible Statecraft, Jae-Jung Suh, 24-04-2023

Traduit par les lecteurs du site Les-Crises

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