18/03/2023 les-crises.fr  11 min #225711

Témoignages d'anciens soldats : Ces 3 livres que l'armée américaine ne veut pas que vous lisiez

Plusieurs nouveaux livres de témoignages de vétérans militaires désabusés se penchent sur les horreurs de la guerre. Ce sont des outils essentiels pour contester l'empire américain.

Source :  Jacobin Mag, Steve Early, Suzanne Gordon
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises

Un soldat d'infanterie américain scrute les montagnes lors d'une patrouille dans la province de Paktika, dans l'est de l'Afghanistan. Le 23 septembre 2009. (PFC Andrya Hill / United States Army via Wikimedia Commons)

Analyse de Un-American : A Soldier's Reckoning of Our Longest War, (Le point de vue d'un soldat sur notre plus longue guerre) par Erik Edstrom (Bloomsbury, 2020) ; Pain Is Weakness Leaving the Body : A Marine's Unbecoming, (La douleur, c'est la faiblesse qui quitte le corps : le désenchantement d'un marine) par Lyle Jeremy Rubin (Bold Type Books, 2022) ; et Paths of Dissent : Soldiers Speak Out Against America's Misguided Wars, (Les sentiers de la dissidence : des soldats s'élèvent contre les guerres injustifiées de l'Amérique) publié par Andrew Bacevich et Daniel A. Sjursen (Metropolitan Books, 2023).

L'une des victimes fréquentes de la guerre est la conviction partagée par les nouveaux soldats que leur cause est juste et qu'elle mérite un grand sacrifice personnel. Après qu'Al-Qaïda a abattu quatre avions de ligne civils et causé près de trois mille morts le 11 septembre 2001, les recruteurs de l'armée américaine ont été submergés de volontaires enthousiastes. La ferveur patriotique, associée à une envie de vengeance et au désir de rendre le monde plus sûr, a motivé de nombreux jeunes hommes et femmes à s'engager.

Lorsque la réalité des interventions simultanées en Irak et en Afghanistan a commencé à se voir, de nombreux participants - comme les vétérans du Vietnam avant eux - sont devenus furieux, amers et désabusés. Certains d'entre eux se sont tournés vers l'écriture de mémoires qui démystifient l'ensemble du projet coûteux et désastreux de 8 000 milliards de dollars connu sous le nom de « guerre mondiale contre le terrorisme ». Ces trois excellentes réflexions sur l'entraînement militaire, la socialisation et le service au combat au Moyen-Orient ne figureront certainement pas sur les listes de lecture des programmes des universités, ou des corps de formation d'officiers de réserve (ROTC) ni même des écoles de guerre américaines.

Mais de nombreux lecteurs civils tireront profit des critiques politiques et des réflexions personnelles que l'on trouve dans Un-American d'Erik Edstrom, Pain Is Weakness Leaving the Body de Lyle Jeremy Rubin, et Paths of Dissent, une collection éditée par Andrew Bacevich et Daniel A. Sjursen, tous deux devenus historiens après avoir été officiers de carrière dans l'armée.

Comme Bacevich et Sjursen, Edstrom a fréquenté West Point. Il a ensuite servi en tant que Ranger de l'armée, chef de section d'infanterie et lauréat de l'Etoile de Bronze en Afghanistan, et membre du peloton d'escorte présidentielle de Barack Obama. Petit-fils d'un ancien combattant de la Seconde Guerre mondiale et produit d'une éducation de classe moyenne dans la banlieue de Boston, il a fait partie de la première vague de candidats à West Point après le 11 Septembre, un endroit où « on ne pouvait s'empêcher d'être excité à l'idée de tirer, de bombarder et d'envahir ». Ses doutes sur le métier de soldat ont commencé lorsque sa classe de première année a été immédiatement « isolée, séparée de ses familles et de ses réseaux de soutien » afin que, pendant leur « endoctrinement initial, ils soient « à l'abri de tout ce qui pourrait tempérer ou nous faire remettre en question le dogme militaire ».

Prier et pulvériser

Dans le cadre du processus visant à préparer les « nageurs américains, les enfants de chœur pieux, les lutteurs aux oreilles en chou-fleur, les économistes intellos et les Eagle Scouts » à d'éventuels déploiements en Irak et en Afghanistan, les cadets de West Point défilaient en cadence au son de ce chant édifiant :

Gauche, droite, gauche, droite, gauche droite TUE ! Je suis allé à la mosquée où tous les terroristes prient, j'ai saisi mon épée à deux mains, et je les ai tous dégommés Je suis allé dans le magasin où toutes les femmes font leurs courses, j'ai sorti ma machette, et j'ai commencé à couper ! Je suis allé au terrain de jeu où tous les enfants jouent, j'ai sorti ma sulfateuse et j'ai commencé à mitrailler !

À l'académie, rapporte Edstrom, « on m'a appris à penser à la façon de gagner ma petite part de guerre, et non à savoir si nous devions être en guerre ». Envoyé en Afghanistan, il a rapidement découvert que la « lutte contre le terrorisme » était une tâche déconcertante pour les soldats de tous les échelons de la « chaîne de commandement ». Bon nombre de ses ennemis locaux se sont avérés être « des adolescents ou des agriculteurs en colère ayant des griefs légitimes, des gens fatigués de notre occupation sans fin de leurs terres et de notre dévaluation méprisante de la vie des Afghans. En y regardant de plus près, je ne pouvais pas leur reprocher de se défendre. Si j'avais été à leur place, j'aurais fait de même. »

Rubin a emprunté un chemin plus inhabituel pour devenir un officier subalterne désabusé par sa propre participation aux « guerres éternelles ». Comme nous l'apprenons dans Pain Is Weakness Leaving the Body, Rubin était un fervent sioniste au lycée et un « activiste pro-guerre » tout en étant un Jeune Républicain à l'université. Après avoir sauté la formation de l'académie de service et le ROTC à l'université Emory d'Atlanta, Rubin a d'abord fait l'expérience du corps des Marines en tant que candidat raté de l'école d'officiers et est devenu un fantassin du camp d'entraînement. Cela lui a donné un aperçu considérable de ce qu'il appelle la « clandestinité des caporaux et la camaraderie des rangs des engagés qui s'ajoute à une solidarité de classe latente. »

Comme les Marines enrôlés se plaisent à le faire remarquer, ils représentent la majorité des militaires qui « travaillent pour vivre ». Le corps des officiers des Marines, quant à lui, est composé d'ambitieux, qui ont appris à concourir dès leur plus jeune âge et [finissent] par se mesurer les uns aux autres dans un processus d'évaluation par les pairs et un système de promotion impitoyables. Il y avait un sérieux dans l'existence de l'enrôlé, une conviction du devoir collectif et du sacrifice, aussi barbare que soit sa réalisation, qui n'a jamais pu se concrétiser chez les officiers.

Rubin a finalement été choisi comme premier lieutenant chargé du renseignement sur les transmissions en Afghanistan. Il a ensuite passé deux mois au siège de la National Security Agency (NSA) à Fort Meade, dans le Maryland, où il a reçu des informations sur un système de surveillance « conçu pour rendre les missions de mise à mort ou de capture aussi conviviales que possible ». Dans le cadre de sa formation, Rubin a découvert « l'analyse des schémas de vie d'Afghans pris au hasard dans une salle de surveillance top secret », où il était difficile de ne pas se sentir envahi par une « omniscience divine ».

Un ciblage en temps réel

Comme Rubin l'a découvert plus tard sur le terrain, la capacité de l'armée américaine à « éradiquer toute personne détenant une carte SIM ciblée » n'a pas empêché les commandants talibans férus de technologie de « changer leurs cartes par mesure de sécurité ordinaire ». La même capacité de ciblage « en temps réel » a été utilisée des milliers de fois pendant son déploiement « pour achever des combattants ennemis présumés, dont les rapports d'enquête ont ensuite conclu qu'ils étaient des civils ». À l'époque, cependant, « les évaluations des dommages causés par les combats désignaient comme ennemis pratiquement tous les hommes d'âge militaire. »

Le décalage entre la propagande de la guerre contre le terrorisme et la réalité de l'ingérence dans les affaires d'un pays qui résiste depuis longtemps à l'occupation étrangère a été douloureux pour Edstrom et Rubin. À son retour aux États-Unis comme capitaine de l'armée, Edstrom a reçu « des claques dans le dos et des bières gratuites de la part de civils bien intentionnés » pour qui la guerre était devenue « une musique d'ascenseur ». Pendant ce temps, il devait vivre avec le souvenir des soldats tués et mutilés sous son commandement, et savoir que le terrorisme - sous la forme d'assassinats ciblés, de bombardements, de frappes de drones, de prisons secrètes de type site noir, de torture et de meurtres gratuits de civils - était au cœur de la mission de « contre-terrorisme ». Tout ce que Rubin voulait faire, après son retour, « c'était arrêter la guerre. Et sinon, compatir avec ceux qui, au moins, pouvaient la voir. »

Les quinze contributeurs de Paths of Dissent partageaient également ce désir et ont souvent aidé à créer des plates-formes organisationnelles pour éduquer et faire de l'agitation contre la politique étrangère et militaire des États-Unis. Dans son essai pour le livre, Jonathan Hutto décrit son parcours de l'université Howard à la Marine, où il est devenu l'un des principaux organisateurs de « l'Appel à la réparation ». Cette déclaration de 2006, soutenue par plusieurs milliers de soldats d'active, de réserve et de la Garde nationale servant dans dix pays du monde, demandait au Congrès de mettre fin aux occupations de l'Irak et de l'Afghanistan.

Après avoir effectué leur service militaire à l'étranger, Joy Damiani et Vincent Emanuele ont tous deux trouvé le chemin des Irak Veterans Against the War [Les vétérans d'Irak contre la guerre, NdT] et des Veterans for Peace [Les vétérans pour la paix, NdT]. Grâce à leurs conseils et à leurs encouragements, Joy Damiani a « appris de plus en plus de la vérité dont j'avais à peine entrevue en tant que soldat misérable et démoralisé », affecté, en tant que spécialiste des affaires publiques de l'armée, à « faire passer les relations publiques pour des informations et une guerre impossible à gagner pour une victoire ». Marine ayant refusé un troisième déploiement de combat en Irak, Emanuele a porté ses critiques de la guerre au Capitole, où il a témoigné en 2008 des mauvais traitements infligés aux prisonniers et des « règles d'engagement » qui mettaient en danger les non-combattants.

Les sentiers de la dissidence

Parmi les autres voix remarquables de ce recueil exceptionnel, citons Matthew Hoh, un dissident au sein du Pentagone et du département d'État qui a démissionné en signe de protestation en 2009, a poursuivi son militantisme anti-guerre et s'est présenté au Sénat américain en tant que candidat du Parti vert en Caroline du Nord lors des dernières élections de mi-mandat. Dans un autre chapitre, intitulé Vérité, mensonges et propagande, Kevin Tillman, ancien joueur de baseball de ligue mineure, rappelle comment lui et son frère Pat, star de la National Football League, sont devenus des Army Rangers déployés en Irak et en Afghanistan. La mort de Pat Tillman lors d'une fusillade en Afghanistan en 2004 a été tristement dissimulée par le Pentagone. Comme le rappelle son frère, « l'administration Bush n'aimait pas l'image donnée par le fait qu'un soldat très en vue comme Pat puisse être tué par un tir ami. Le gouvernement nous a donc menti, à nous, sa famille, et au peuple américain, avec une histoire inventée de mort sous le le feu de l'ennemi, puis l'a utilisée pour promouvoir davantage de guerre. »

Outre la coédition de Paths of Dissent, Bacevich, colonel de l'armée de Terre à la retraite et ancien professeur d'histoire à l'université de Boston, et Sjursen, major de l'armée de Terre à la retraite, ont tous deux contribué à lancer de nouveaux moyens d'influencer l'opinion publique sur les interventions militaires à l'étranger. Bacevich a cofondé le Quincy Institute for Responsible Statecraft, un groupe de réflexion basé à Washington, qui promeut « les idées qui éloignent la politique étrangère américaine de la guerre sans fin et la rapprochent d'une diplomatie vigoureuse dans la poursuite de la paix internationale ». Comme nous l'a dit Bacevich lors du lancement de l'Institut Quincy en 2019, « Je suis optimiste sur le fait que nous allons faire une brèche au moins dans le consensus sur la politique étrangère. Cela ne fera pas nécessairement fuir ou se rendre le complexe militaro-industriel, mais cela aura un certain impact. »

Comme Quincy, l'association à but non lucratif Eisenhower Media Network, créée par Sjursen, se consacre « à l'éducation des Américains sur la destruction sociale, politique et financière du complexe militaro-industriel ». Aujourd'hui dirigé par le sergent-chef de l'armée de l'Air à la retraite Dennis Fritz, le Media Network a réuni une liste distinguée d'anciens militaires qui peuvent offrir aux médias une perspective alternative souvent absente des reportages et des commentaires sur les « questions de défense ». (Parmi les experts d'Eisenhower figurent Edstrom et ses collègues contributeurs de Paths of Dissent, Hoh et Dan Berschinksi).

En mettant à disposition des podcasts, des émissions de télévision et de radio, des magazines nationaux et des journaux des critiques du Pentagone reconnus, le réseau de médias tente d'atteindre « un large public trans-partisan », et pas seulement les militants déjà opposés à la guerre et au militarisme. Les auteurs de Un-American, Pain is Weakness Leaving the Body et Paths of Dissent ont la même mission éducative vitale, à laquelle leurs lecteurs peuvent contribuer en partageant (et même en demandant à leurs bibliothèques locales de commander) ces livres importants.

Contributeurs

Steve Early et Suzanne Gordon sont les coauteurs du nouveau livre Our Veterans : Winners, Losers, Friends, and Enemies on the New Terrain of Veterans Affairs [Nos vétérans : gagnants, perdants, amis et ennemis sur le nouveau dossier des vétérans, NdT] publié par Duke University Press.

Source :  Jacobin Mag, Steve Early, Suzanne Gordon, 05-02-2023

Traduit par les lecteurs du site Les-Crises

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