Seize morts en trois jours dans la chaleur étouffante du mois d'août, poussiéreux et trempés de sueur, épuisés par la récolte de l'or rouge. Entassés dans des camionnettes de fortune, à la merci des « caporaux »* au service de Sa Majesté invisible : le dieu Capital, un système social développé par l'homme, résultat de son arrogance, sa brutalité, son despotisme, son désir de l'emporter, de dominer, en un mot de sa bestialité. Ecce homo ! Ce ne sont pas là des paroles creuses ! Voilà l'homme.
Marx prévoyait le passage de la propriété des moyens de production des exploiteurs aux exploités, pour extirper les causes de l'exploitation ; mais il dut ensuite se raviser quand, dans Le Capital, il analysa en profondeur le mode de production capitaliste, et dut comprendre que ces questions se présentaient de façon beaucoup plus complexe qu'Engels et lui ne l'avaient cru dans Le Manifeste.
Quant à nous, humbles mortels, qui sommes des nains face à des géants de l'envergure de Marx et Engels, nous voudrions inviter à pousser le raisonnement plus loin, en nous posant quelques questions, plutôt que de nous accrocher à des slogans simplistes, expression plus de notre impuissance que de notre compréhension du mode de production capitaliste. C'est difficile et complexe, certes, mais c'est là une entreprise obligée, si nous ne voulons pas continuer à hurler à la lune, dans une ignorance obstinée.
a) Qui est responsable des accidents qui ont causé la mort des jeunes gens employés dans la récolte des tomates ? Les caporaux (de couleur évidemment) ?
b) Qui recrute les caporaux ? Les « sensali** », c'est-à-dire les intermédiaires entre l'agriculteur et les caporaux.
c) Qui sont les « sensali » ? Des individus blancs, très souvent issus de la pègre locale, qui imposent leur chantage aussi bien aux agriculteurs qu'au reste du niveau inférieur de la filière.
d) Où finissent les tomates récoltées par ces jeunes de couleur à deux euros de l'heure ? Dans les conserveries industrielles.
e) Dans les conserveries industrielles, ce sont des prolétaires saisonniers blancs qui travaillent, dans des conditions inhumaines,.
f) Où finissent les produits élaborés par les conserveries industrielles ? Dans les chaînes de distribution de grandes marques qui se livrent une guerre commerciale pour rester « sur le marché ».
g) De quelle façon ? Au prix de la plus grande précarité pour les employés.
Nous n'avons fait qu'évoquer quelques aspects de l'immense filière d'un produit qui, pour être semé, planté, cultivé, récolté, élaboré et vendu, marche sur les morts « légaux » et « illégaux ». Impossible de faire une estimation véridique et précise des morts pour l'ensemble de la filière, parce qu'elle est impersonnelle, bien que composée de personnes physiques. Comment faire pour individualiser les responsabilités, pour agir sur, et supprimer, les dérives d'un mécanisme aussi pervers qu'infernal ?
Les responsables gouvernementaux - en ce moment jaunes-verts - proposent d'accroître les contrôles. Les malheureux ! Ils ne savent pas de quoi ils parlent ; et, même en leur laissant le bénéfice de la bonne volonté et d'une totale bonne foi, ils sont impuissants face à un monstre envahissant et insaisissable justement parce qu'il est impersonnel. Si nous essayons de descendre du sommet de la montagne, c'est-à-dire du consommateur final, pour arriver tout en bas en aval, c'est-à-dire à l'agriculteur (qu'il soit petit, moyen ou gros), nous nous rendons compte qu'il est impossible de mettre de l'ordre dans le parcours obligé de la concurrence « loyale » ou « déloyale ».
Parlons simplement, mais précisément, gros sous : un jeune arrive à cueillir au maximum 4 quintaux de tomates par jour ; s'il devait être payé -au noir, bien entendu - 5 euros de l'heure pour 8 heures, les tomates coûteraient 4o euros le quintal [= 100 kg] rien que pour le coût de la récolte. Dans les supermarchés, elles sont vendues à 1,50 Ɛ le kg. Ce serait encore pire pour les tomates destinées à la conservation par embouteillage. Elles resteraient invendues, du fait de l'importance du coût de la récolte. Voilà pourquoi il faut que le coût horaire de la récolte soit gardé très bas. Imaginez ce que ce serait si un jeune de couleur devait travailler dans des conditions régulières ! Plus personne ne planterait de tomates.
Et la Chine... est là, aux aguets. Il est absolument évident que, si les tomates pelées - donc récoltées, élaborées, mises en boîte - arrivent, de 12, 13, 15ooo kilomètres de distance, à un certain prix, pour vendre les nôtres, il faut qu'elles arrivent au public au moins au même prix final. C'est donc la faute des Chinois ? Non, nous ne pouvons pas dire cela, parce que les Chinois font leur métier, comme l'ont fait avant eux les Européens. Et si les Asiatiques sont capables de tenir la dragée haute aux Européens, on ne peut pas leur en faire le reproche : c'est la loi du marché, aujourd'hui de plus en plus globalisé.
Finalement, existe-t-il une race des patrons ? Non, il n'y a pas de race des patrons, mais les lois d'un système, développé par l'homme, à l'intérieur duquel « tous » peuvent aspirer à devenir patrons et petits patrons, dans une guerre où tous les coups sont permis, même si tous ne peuvent pas devenir patrons et petits patrons. Mais c'est pourquoi la concurrence s'accroît, et ceux qui en font les frais, ce sont les derniers, c'est-à-dire les immigrés qu'on fait venir en Europe par une nouvelle traite des noirs, comme celle qui avait caractérisé la première phase du colonialisme anglais, destinée aux futurs Etats-Unis, où ils devaient travailler dans les diverses plantations. L'homme se répète dans son infâme histoire : non, il ne s'agit pas de générosité ni de charité à l'égard de ceux qui ont échappé aux guerres - c'est là un argument à usage du petit peuple aussi ignorant qu'opportuniste ; car, s'il est vrai que les multinationales sont en train de mettre à sac l'Afrique, la privant de toutes ses richesses, il est tout aussi vrai que les peuples des pays d'origine de ces multinationales tirent les marrons du feu et tirent encore des bénéfices de ce pillage.
Contre qui doivent lutter les jeunes de couleur employés dans l'agriculture ? Contre un système qui est un monstre aux mille têtes, où il est plus facile de voir des poules avec des dents que d'attraper l'ensemble des responsables de l'exploitation bestiale des immigrés.
Quelques simples d'esprit, disciples de quelque philosophe ingénu, proposent la décroissance heureuse. Expression dépourvue de sens, car le capitalisme comme mouvement historique de l'homme avec ses moyens de production, fonde sa raison d'être sur la croissance de l'accumulation. Ainsi donc, ou il y a capitalisme et donc croissance, ou il n'y a pas de capitalisme.
Ceux, par contre, qui savent de quoi notre vie est faite à notre époque, disent de façon cynique : « [...] les grands centres de production ont maigri et se sont étendus. Le nombre de partenaires qui travaillent pour une grande/moyenne entreprise a été multiplié, et, pour chaque étape de la filière, l'entreprise-mère ne choisit plus en fonction de la proximité, mais de la qualité de ce qui est fourni [par « qualité », il est évident qu'il faut entendre « prix ». Note du rédacteur]. Ce qui veut dire que les mêmes secteurs ont fait peau neuve, et que le volume des marchandises et les distances couvertes ont augmenté de plusieurs tailles », écrit Dario di Vico, dans le Corriere della Sera du mardi 7 août 2018, à propos des grands travaux et des oppositions au sein de la coalition gouvernementale.
Donc le capital doit accélérer de plus en plus le processus de production, et rendre rapides au plus haut degré la distribution et la vente des marchandises. Au sein de ce mécanisme, nous trouvons aussi d'ex-ouvriers, ex-syndicalistes et ex-communistes dans le rôle de petits patrons, justement là, dans la logistique, c'est-à-dire dans le processus d'accélération des marchandises, de la production à la distribution.
Appeler un chat un chat
Il est inutile de se mentir et de mentir : il n'y a aucune possibilité d'intégrer les immigrés qui sont employés dans les travaux saisonniers (à moins d'une révolution qui ferait de très nombreux morts et blessés - mais, pour le moment, elle n'est pas à l'ordre du jour). Ceux qui l'évoquent se trompent eux-mêmes et contribuent à tromper ensuite les immigrés. Le passé ne peut pas revenir, donc ces ligues d'ouvriers agricoles, qui arrachèrent d'importantes conquêtes aux latifundistes à une époque reculée, ne pourront pas se reproduire, simplement parce que le capitalisme italien de l'immédiat après-guerre se situait dans une phase d'expansion de l'accumulation : l'économie dans son ensemble croissait et - grâce aux luttes -, la situation de tout le prolétariat, y compris agricole, s'améliorait. Aujourd'hui que le prolétariat, et en particulier le prolétariat occidental, dans tous les secteurs, et même ceux qui jadis étaient des secteurs de pointe, est appauvri et éparpillé, et se livre armes et bagages à son capitalisme national, ce sont les derniers qui en paient les pires conséquences, c'est-à-dire les noirs qu'on fait venir pour en faire des esclaves dans cette guerre de concurrence de plus en plus exacerbée. Voilà la vérité, amère tant qu'on voudra, mais c'est la vérité.
Certes, on peut louer ces initiatives de militants de gauche ou de communistes qui se donnent du mal pour susciter une reprise des mobilisations des prolétaires et en particulier des immigrés. Mais il faut savoir que le « peuple » est contre nous : oui, il faut le dire sans réserves. Nous pouvons en voir la preuve dans les exactions individuelles de chasse au noir, amplifiées par la caisse de résonance des médias, dans le but d'effrayer ensuite les immigrés et les obliger à travailler pour des coûts de plus en plus faibles, tandis que le « peuple » se tait et vote Salvini et Di Maio, conformément à la loi : mors tua vita mea (ta mort est ma vie, le malheur des uns fait le bonheur des autres).
Quant à nous, nous ne comptons pas sur la prise de conscience de l'homme, parce qu'il est misérable et veule, et se laisse bercer par les lois capitalistes, qui sont matérielles, mais ne garantissent pas l'éternité à ce système. Nous comptons sur les effets de ces lois qui ont pour but de réduire de plus en plus les conditions de vie des prolétaires qui - c'est une raison de force majeure - seront contraints, à un certain point, de rompre avec leur opportunisme et de réagir. C'est dans la nature du mode de production capitaliste : la concurrence est une spirale irrésistible.
Combien de temps durera ce purgatoire, cette asphyxiante stagnation sociale ? Personne ne peut le savoir, mais, assurément, cela ne pourra pas durer longtemps, vu les niveaux d'accumulation atteints. C'est pour cela que nous devons garder l'œil bien ouvert, car nous pourrions être surpris par des mobilisations populaires imprévues, exaspérées et violentes. C'est la loi de l'histoire : les révolutionnaires sont toujours surpris par la révolution. Et la conscience révolutionnaire des prolétaires ? Elle viendra après.
NdE
* Le terme caporalato désigne une forme traditionnelle de gestion de la main d'œuvre agricole par les organisations de type mafieux de tout le sud de l'Italie, auxquelles les grands propriétaires fonciers confiaient le recrutement et la surveillance de travailleurs agricoles saisonniers, en particulier dans la province de Brindisi, dans les Pouilles.
Ce monument aux victimes du caporalat, unique en son genre, a été réalisé par le sculpteur Carmelo Conte et se dresse dans la ville d'Oria. Il représente quatre femmes victimes de cette forme particulière d'exploitation, encore très présente dans la mémoire locale. Désormais, le caporalat a pour victimes non plus des familles de petits paysans italiens ruinés et sans terre mais des étrangers, en partie sans papiers, et eux-mêmes petits paysans chassés de leurs terres par la globalisation capitaliste qui détruit leur agriculture, et aussi des jeunes Italiens précaires.
**Sensale : courtier, intermédiaire, entremetteur, marieur
Courtesy of Tlaxcala
Source: bit.ly
Publication date of original article: 09/08/2018