Salah HORCHANI
Après plusieurs reports, le verdict du Procès de la Honte [1] a été rendu le 18 avril 2025, en l'absence des accusés et de leurs avocats [2] : au terme de uniquement trois audiences consacrées aux questions de procédures, sans audition des inculpés, sans réquisitoire, ni plaidoiries, le tribunal de première instance de Tunis a infligé plus de 800 années de prison, en moins d'une minute de délibération, à une quarantaine d'accusés, dont plusieurs opposants notoires au régime putschiste instauré par Kaïs Saïed - ne croyant qu'en une opposition démocratique, pacifique et républicaine – pour, entre autres, des accusations de « complot contre l'État tunisien et le régime actuel en le faisant chuter par la force avec l'aide d'États étrangers » et d'« adhésion à un groupe terroriste », alors que les dossiers à charge se sont révélés vides et les accusations grotesques, servant, en réalité, à neutraliser les voix de l'opposition et à éradiquer tout ce qui pourrait remettre en cause ce régime et le pouvoir autocratique de Kaïs Saïed, seule issue pour leur maintien, et cela, sous couvert d'une menace de complot et de terrorisme, faisant glisser manifestement l'usage de la loi antiterroriste pour faire taire toute dissidence, en la détournant de son objet initial, pour incriminer de classiques activités politiques et associatives. Il convient de souligner que « lors des [deux dernières audiences], le tribunal a interdit à des journalistes et des observateurs, dont Human Rights Watch, de pénétrer dans la salle d'audience. Une accusée, Chaima Issa, n'a pas, non plus, été autorisée à y entrer pour assister à son propre procès lors de la session du 11 avril » [3].
Le lecteur trouvera dans les références un échantillon d'articles sur ce verdict, venant confirmer, encore une fois, que ce régime ne fait que vider la vie démocratique du pays de sa substance essentielle et comprendra pourquoi cette affaire de prétendu complot a été enveloppée d'omerta, dès ses débuts, en raison d'une interdiction judiciaire de son traitement médiatique, et que la seule menace représentée par ces accusés n'est pas contre la sûreté de l'État, mais, pacifiquement et démocratiquement, contre ledit régime lui-même. Enfin, il est à noter qu'aujourd'hui encore, Kaïs Saïed continue de chanter la même rengaine, en criant au complot et à la corruption, en affirmant que « les prétendus ennemis d'hier cherchent aujourd'hui à se positionner comme des alliés » [4] et « que nos capacités sont vastes et nos ressources abondantes, et qu'il est absolument nécessaire que les bénéfices en reviennent au peuple tunisien après avoir débarrassé tous les secteurs des réseaux de corruption et de leurs ramifications dans plusieurs structures administratives » [5] : « tout le malheur des Tunisiens, toute l'impuissance de l'État, toutes les difficultés qu'il rencontre viendraient de comploteurs, de traîtres, de spéculateurs, de politiciens corrompus, de fonctionnaires non patriotes, d'agents de l'étranger » [6], alors que « les principaux opposants sont en prison ou discrédités par la rhétorique du chef de l'État, qui les rend responsables de la dégradation de la situation économique et sociale », et cela, essentiellement depuis 2023, « avec la vague d'arrestations d'opposants ordonnée par le président tunisien, [quand] un rouleau compresseur répressif s'abattait sur le pays » [7], un rouleau compresseur qui ne paraît pas conjoncturel, mais, plutôt, qui s'intégrerait dans un projet politique autoritaire, à l'avance, bien réfléchi, asphyxiant la vie politique et la société civile, criminalisant toute forme de dissidence, en combinant, à la fois, l'arbitraire judiciaire et la manipulation de l'information.
Le 21 avril, Ahmed Souab, ancien magistrat hors pair, l'un des ténors actuels du barreau et l'un des avocats de la défense dans l'affaire de ce « Complot de la Honte », ayant toujours incarné la défense de la justice et de l'indépendance du pouvoir judiciaire jusqu'à devenir le symbole des libertés publiques, a été arrêté à son domicile, dans le cadre de la loi antiterroriste, après qu'il eut fait des déclarations aux médias concernant ledit verdict, et accusé d'une série de crimes terroristes [8]. Selon Amnesty international, « l'arrestation arbitraire d'Ahmed Souab est clairement un acte de représailles parce qu'il a condamné les irrégularités constatées dans le procès de l' "affaire du complot" (...) Saper l'indépendance de la profession juridique et cibler les avocats qui représentent les victimes de violations des droits humains porte un nouveau coup dur au droit de se défendre et aux garanties d'un procès équitable en Tunisie [9]. En frappant aussi haut, il s'agirait probablement d'entretenir le climat anxiogène dans notre Tunisie où la peur est devenue un système de gouvernance ! Le 28 avril, Kaïs Saïed a dénoncé fermement « les déclarations et communiqués émanant de certaines parties étrangères » qu'il a qualifiés de « totalement inacceptables » et d'« ingérences flagrantes dans les affaires intérieures tunisiennes », en répétant une pensée qu'il a souvent exprimée, à savoir : « la Tunisie n'est ni une ferme ni un verger », pour quiconque souhaite s'y immiscer [10] : les parties étrangères en question étant l'Allemagne, la France, les Nations Unies et l'Union européenne qui ont manifesté leurs inquiétudes face à ce verdict et affirmé que les conditions d'un procès équitable n'avaient pas été respectées [11] ; ce qui a fait réagir, cinq jours auparavant (c'est-à-dire avant cette dénonciation du président Kaïs Saïed lui-même), aux réprimandes exprimées par l'Allemagne, critiquant le verdict du Procès de la Honte, la distinguée députée Fatma Mseddi – « suppôt le plus raciste et le plus facho du président Kaïs Saïed » [12], l'universitaire qui a troqué ses activités de recherche contre une carrière politique de touriste parlementaire et partisan [13] - qui a affirmé que « le pouvoir judiciaire tunisien est indépendant et que les mesures prises [dans ce procès] ont été réalisées dans le cadre de la loi. Toute tentative de mettre en doute cette affirmation est considérée comme une attaque contre l'État tunisien dans son ensemble » [14], alors que « des dizaines d'universitaires, de doyens de facultés de droit et de professeurs ont signé une pétition, publiée le 20 avril 2025, concernant le déroulement du [dit procès] », le considérant « comme une atteinte flagrante à toutes les garanties d'un procès équitable », condamnant « fermement l'instrumentalisation de la justice au service du pouvoir en place pour criminaliser l'opposition politique et museler la liberté d'expression » et appelant « à la restauration de la démocratie et de l'indépendance du pouvoir judiciaire afin de garantir les conditions d'un procès équitable et d'enrayer l'érosion de la légitimité juridique » [15].
Les deux faits décrits dans le paragraphe précédent ont engendré deux mobilisations qui ont eu lieu le 1er mai 2025, environ à la même heure, dans le périmètre de l'avenue Habib Bourguiba à Tunis : l'une, une marche en soutien à Ahmed Souab, et l'autre, un rassemblement en soutien de ladite dénonciation du président Kaïs Saïed. Ce qui a donné lieu à deux vidéos, [16] et [17], que tout différencie, comme le lecteur pourrait le constater de lui-même : dans la première, des participants débordant d'énergie et de dynamisme, de vrais militants qui avaient déjà combattu les régimes autocratiques passés, dont certains sont passés par les cases torture et prison, de vrais penseurs notoires, des avocats, des ex-députés, des syndicalistes, des journalistes engagés de renom,... beaucoup de jeunes, beaucoup de femmes,... les jeunes et les femmes qui constituent, aujourd'hui, les dernières poches de résistance, les derniers remparts contre la désinformation et la culture de la peur, d'ailleurs, jamais, au grand jamais, on n'a vu en Tunisie, autant de femmes engagées, politiquement ou civilement, qui soient emprisonnées ou poursuivies juridiquement, et cela, même aux heures les plus sombres des ères de Bourguiba ou de Ben Ali. Dans la seconde, une foule beaucoup moins fournie, malgré les appels des nombreuses pages des réseaux sociaux, soutiens du président Kaïs Saïed, qui ont appelé, des jours durant fin avril, à une mobilisation, au million de participants, contre l'ingérence étrangère, foule composée, principalement, de personnes passives, amorphes, dont certaines semblent perdues, visiblement fatiguées, peut-être d'avoir été réveillées trop tôt pour venir soutenir une cause dont on ne leur a pas expliqué les tenants et les aboutissants, avec des pancartes préparées à la va-vite, portées par des bras sans conviction, dans une ambiance et avec une mise en scène rappelant celles des matchs de foot, avec une présence féminine limitée, foule pour laquelle plusieurs « bus appartenant à des sociétés publiques de transport, venus des quatre coins du pays, [ont convoyé ses membres] jusqu'au cœur de la capitale », mettant en doute le choix et la sincérité des participants à ce rassemblement [18].
Dans ce contexte, il convient de rappeler à ceux qui ont la mémoire courte que, entre autres, la Tunisie et l'Union européenne ont signé en 1995 un Accord d'association, entré en vigueur le 1er mars 1998, qui stipule dans son Article 2 que « Les relations entre les Parties, de même que toutes les dispositions du présent accord, se fondent sur le respect des principes démocratiques et des droits de l'homme qui inspirent leurs politiques internes et internationales et qui constituent un élément essentiel de l'accord » [19], et il convient de leur expliquer que les inquiétudes de l'Union européenne face à ce verdict sont donc légitimes et ne constituent point des « ingérences flagrantes dans les affaires intérieures tunisiennes » ; qui plus est, « la Tunisie est un État partie au Pacte international relatif aux droits civils et politiques et à la Charte africaine des droits de l'homme et des peuples qui garantissent le droit à la liberté d'expression et d'assemblée, à un procès équitable et à ne pas faire l'objet d'une arrestation ou d'une détention arbitraire » [3].
Dans tous les cas, ce qui se passe actuellement dans nos murs constitue une violation flagrante des engagements internationaux de la Tunisie et un revers certain pour l'État de droit, prenant en otage la démocratie et l'acquis le plus précieux de notre Révolution, à savoir la liberté de pensée et d'expression, et cela par la volonté d'un homme, obsédé par l'idée d'instaurer un inédit régime de « démocratie directe » qui pourrait changer la face de la planète entière, se croyant détenir, à lui tout seul, la vérité, ne supportant ni la contradiction, ni la résistance, ni l'intelligence, ni l'expertise d'autrui, détenant, à la fois, l'exécutif, le législatif et le judiciaire, ayant transformé notre pays, auparavant, exception démocratique arabe citée en exemple dans le monde, en terrain privé, le dirigeant d'une manière solitaire et autocratique, où la justice fonctionne à la consigne [2], et réalisant le contraire de ce que beaucoup de ses partisans du début attendaient, initialement, de lui [20].
Et, pour conclure, comme l'a souligné la Fédération internationale pour les droits humains (FIDH), ce verdict et « la récente arrestation de l'avocat et ancien magistrat Ahmed Souab, ne doivent faire planer aucun doute sur le retour de la dictature en Tunisie, une dictature pire que la précédente, [une] dictature qui musèle et emprisonne toute opposition réelle ou présumée » [21].
Salah HORCHANI
[2] rtbf.be
[3] hrw.org
[4] facebook.com
[5] facebook.com
[6] mondafrique.com
[7] lemonde.fr
[8] lemonde.fr
[9] amnesty.org
[10] facebook.com
[11] lemonde.fr
[12] facebook.com
[13]
Avant de devenir partisane zélée du régime Kaïs Saïed, Fatma Mseddi a longuement milité
Au sein de Nidaa Tounes qui a fait d'elle une députée. Sentant le navire tanguer, elle a, opportunément, quitté
Nidaa » pour rejoindre son rejeton, Machrouu Tounes, issu d'une scission de Nidaa, par Mohsen Marzouk, fondé
Dans le Bloc Al Horra du Machrouu Tounes, à l'Assemblé des représentants du peuple, pendant cinq mois, elle a siégé
Avant de retourner, à la case départ, chez Nidaa Tounes pour, près de trois années plus tard, le laisser tomber
Et atterrir chez Abdelkarim Zbidi qui, pour sa campagne électorale présidentielle, l'a engagée
« Aujourd'hui, elle est aux premières lignes pour dénigrer la décennie noire » à laquelle elle a continûment participé
Où elle fut l'archétype du représentant du peuple pratiquant le tourisme politique complètement décomplexé
« Elle crie sur tous les toits vouloir un climat politique sain et une Tunisie nouvelle, or elle [incarne] à merveille le climat pollué *
* Extrait du poème suivant :
[14] facebook.com
[15] businessnews.com.tn
[16] facebook.com
[17] facebook.com
[18] businessnews.com.tn
[19] fothman.free.fr
[20] blogs.mediapart.fr
[21] fidh.org