L'offre du président français de mener avec les citoyens de son pays du 15 janvier au 15 mars 2019 un «grand débat national», est plutôt un marché de dupes. Il semble qu'Emmanuel Macron ait l'intention d'utiliser des techniques de contrôle et de pilotage modernes pour maîtriser les citoyens. Le processus invite à quelques réflexions fondamentales.
Il est d'habitude plutôt discutable de vouloir établir trop de parallèles entre les différentes époques historiques. Mais il peut s'avérer intéressant de jeter un regard sur la manière de gérer les préoccupations des sujets - aujourd'hui citoyennes et citoyens - par les puissants de diverses époques.
Louis XVI...
Dans les années 1780, lorsque Louis XVI et ses conseillers ne savaient plus comment continuer à diriger l'Etat français fortement vacillant et comment assainir le marasme financier, ils eurent une idée. Ils convoquèrent en 1789 les états généraux du royaume qui ne s'étaient plus rassemblés depuis près de deux siècles pour demander leur aide. Cela devait donner l'impression que les trois états de la société, la noblesse, le clergé et le tiers état, pouvaient participer à la solution de la crise étatique - même si les représentants du tiers état (les paysans et la bourgeoisie), auquel appartenait plus que 95% de la population française, devait avoir seulement un tiers des voix dans l'assemblée.
A cela s'ajouta l'idée de donner à tous les sujets la possibilité de formuler leurs doléances et de les déposer par écrit - une idée intéressante compte rendu du fait que la majeure partie des Français, notamment ceux du tiers état ne savait ni lire ni écrire. Cependant, le roi et ses conseillers s'étaient trompés. Les lettres de doléances témoignèrent sans fard de la situation des habitants du pays et du tort criant - car le mécontentement et l'indignation avaient entre-temps saisi des représentants de tous les états, et un très grand nombre d'entre eux prirent la parole. Les états généraux furent rapidement à nouveau dissouts, ce qui aboutit au premier acte révolutionnaire, le serment du Jeu de Paume, de ne pas se séparer avant d'avoir rédigé une Constitution pour le pays et créé une Assemblée nationale.
... et Emmanuel Macron
Tout cela s'est passé il y environ 230 ans. Aujourd'hui, il n'y plus de rois en France, la France se déclare République avec des droits citoyens et des droits de l'homme, elle veut être un pays dans lequel tous les citoyens et citoyennes ont les mêmes droits - et parmi eux on trouve aussi le président du pays.
Pourtant celui-ci se retrouve, depuis plusieurs semaines, confronté dans le pays entier au mouvement de protestation des Gilets jaunes. Après l'abandon de certaines taxes Emmanuel Macron a lancé un «grand débat national» concernant les exigences de la population.
Maintenant on apprend que ce «grand débat national» ne sera guère un débat honnête, mais plutôt une farce, un spectacle. Walter Ulbricht, un communiste allemand et plus tard secrétaire général du comité central de la SED [parti unique socialiste d'Allemagne] dans la République démocratique allemande (RDA), aurait dit en 1945 concernant sa stratégie pour la zone occupée par les forces soviétiques: «Cela doit donner l'impression d'être démocratique, mais nous devons tout garder en main.» Il semble qu'Emmanuel Macron ne veuille pas agir autrement - mais le peuple n'est pas dupe.
Des mécanismes modernes de contrôle et de pilotage...
On connaît ce type de politique «Top-down» - dans laquelle celui pour qui on décide doit avoir le sentiment qu'il a décidé lui-même - appelée «Change Management» pour définir des mécanismes de contrôle et de pilotage dans les entreprises ou les autorités publiques, à l'aide d'«ateliers du futur» et autres réunions semblables: M. Macron veut tenter d'entreprendre ce projet avec toute la France. Détail éloquent: selon la «Frankfurter Allgemeine Zeitung» du 9 janvier, on appelle à l'Elysée cette stratégie de Macron envers les Gilets jaunes «opération Reconquista».
... ou un réel début de démocratie directe?
Il n'est pas impossible que ce projet tourne court et le fait que l'opposition à Macron désigne sa stratégie comme «exercice alibi» illustre la méfiance fondamentale envers le président. Ainsi, la demande d'une réelle autodétermination «par le peuple et pour le peuple» se renforce. La Suisse vaut comme modèle. On exige un droit au référendum et à l'initiative populaire. On désire même pouvoir destituer des députés élus, des membres du gouvernement et le président lui-même. Mais là Macron et son gouvernement n'entrent pas en matière. Ils parlent d'«agitateurs» et veulent prendre des mesures énergiques.
Pour éviter la violence
Malgré toutes ses tentatives de rester au pouvoir, Louis XVI n'eut pas de succès. Mais l'histoire de la Révolution est reliée à une trace terrible de sang. Par contre, au cours du XIXe siècle, la voie de la Suisse vers davantage de démocratie directe fut en grande partie sans violence. Mais cela ne fut pas offert aux Suisses sur un plateau, on dut la conquérir avec de gros efforts politiques - et ce fut un long chemin.
La situation de la France ne se retrouve-t-elle pas partout dans l'UE?
La présidence et la politique françaises n'ont des parallèles pas seulement dans l'histoire du pays. Ils y a également des parallèles avec ce qui se passe dans de nombreux Etats européens. Michel Houllebecq, écrivain français, provocateur et radical, vient de publier son dernier roman intitulé «Sérotonine» - simultanément en français et en allemand. Le vie profondément irritée de son protagoniste ne sera pas discuté ici; mais l'arrière-fond, devant lequel se passe l'action du roman a beaucoup à faire avec la réalité: des paysans et des ouvriers français appauvris suite à la globalisation et à la politique de l'UE. On peut appliquer ce même modèle à d'autres pays européens.
Remplacer l'exercice du pouvoir en changeant de gouvernement ou de parti politique semble actuellement encore «fonctionner», à l'instar d'Emmanuel Macron et son «mouvement» présentés comme les sauveurs de la misère.
Mais combien de temps encore, cela fonctionnera-t-il? La situation en France constitue un présage. Non seulement au regard des protestations de ces deux derniers mois, mais aussi au regard des réactions de la classe politique face à ces protestations. Où dans l'UE les préoccupations des citoyennes et citoyens et leurs droits souverains sont-ils réellement pris au sérieux?
Mais cela ne durera pas infiniment. Prendre au sérieux le citoyen en tant que membre du peuple souverain ne peut s'illustrer que par des instruments de démocratie directe. Il n'y a que peu de chances d'aboutir sur cette voie, si l'on en reste à espérer un changement venant de la part de la classe politique. Il est incontournable de s'engager soi-même, en tant que citoyenne ou citoyen, en faveur de la démocratie directe.
Karl Müller
La source originale de cet article est Horizons et débats
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