04/03/2024 investigaction.net  15min #244112

Ursula von der Leyen ou la voie de l'atlantisme forcené

Pauline Detuncq


AFP

Malgré de grosses casseroles et de nombreux abus de pouvoir, les médias annoncent la reconduction d'Ursula von der Leyen à la tête de la Commission européenne comme probable, et quelque part souhaitable. Elle a su faire face aux multiples crises nous dit-on (Brexit, covid, crise énergétique et guerre en Ukraine) ; cela enverrait un signe de stabilité. C'est surtout l'assurance de suivre toujours plus la folie guerrière de Washington qui mène les peuples européens et le monde à la ruine.

Si Ursula rempile pour un second mandat comme cheffe de la Commission européenne, sa promesse aux citoyens n'est autre que de "renforcer la démocratie et défendre nos valeurs". Quel programme original ! Garanti sans langue de bois ! D'ailleurs son parcours l'incarne à merveille. Rappelons que l'ancienne ministre de la Défense d'Angela Merkel s'est envolée de justesse à Bruxelles avant que n'éclate le scandale de ses cadeaux faramineux aux cabinets de conseil. En effet, un an après son départ du ministère, l'opposition participant à la commission d'enquête du Bundestag publiait un rapport accablant. Il qualifiait la gestion du ministère « d'échec complet » et pointait la responsabilité directe de von der Leyen dans la  dilapidation de près de 100 millions d'euros auprès de consultants et sous-traitants privés, en dehors des règles habituelles d'appels d'offres et de contrôle. Plus choquant encore, notre fervente démocrate a tout bonnement effacé l'ensemble des messages de ses deux téléphones professionnels réquisitionnés pour l'enquête ! Une habitude du secret qui ne la quittera pas à Bruxelles.

Plus médiatisé chez nous, vous vous souvenez sûrement du SMS GATE : UN LANCEUR D'ALERTE GÊNANT MIS HORS JEU PAR L'UE avec le PDG de Pfizer. Ursula aura toujours refusé de divulguer ses échanges avec Albert Bourla, malgré les demandes de la médiatrice européenne Émilie O'Reilly en charge de la transparence des institutions. L'UE était alors en pleine négociation du 3e contrat avec la firme pharmaceutique américaine dont la plupart des clauses sont protégées par le secret des affaires. C'est le plus important jamais négocié par l'Europe : 1,8 milliards de doses pour un montant estimé à 35 milliards d'euros. Qu'y avait-il de si inavouable à cacher ? Ce qui est sûr, c'est qu'au moins  215 millions de doses ont été gaspillées, soit l'équivalent de 4 milliards de dollars, d'après les données publiées par 19 pays. Le chiffre réel doit même tourner autour des 300 millions de doses jetées étant donné que l'information n'est pas disponible pour certains pays peuplés comme la France.

La gestion du plan de relance covid a fait l'objet de la même opacité. Des subventions et prêts ont été accordés aux États membres pour un total de 724 milliards d'euros. Un argent bien sûr fléché et assorti de conditions. Qu'est-ce qui a été négocié avec les pays ? Où sera dépensé l'argent ? Un collectif de journalistes européens, auquel Le Monde a pris part, a mené l'enquête  "recoveryfiles" pour y répondre. Mais leur travail s'est heurté au refus de Bruxelles de transmettre nombre de documents relatifs aux accords. Ils dénoncent aussi le fait que de nombreux parlements nationaux n'ont pas été consultés sur les conditions à remplir par leurs pays. Pire ! Dans le cas de l'Italie, les  contreparties votées par le parlement national ont même été changées quand le plan a ensuite été définitivement adopté auprès de la Commission européenne.

En réalité, la collusion de von der Leyen avec les lobbies et les cabinets de conseils, cette absence totale de transparence, la dilapidation de l'argent public et ce mépris complet pour les parlements nationaux colle parfaitement avec ce qu'est l'Union européenne. Une institution notoirement antidémocratique qui confisque aux peuples européens leurs principales marges de manœuvre en leur imposant un néolibéralisme gravé dans le marbre des traités. Ce n'est plus le laisser-faire libéral, non. Le public doit se mettre activement au service... du privé.

Des ennemis tout trouvés

Au-delà de ces magouilles qui n'ont donc rien d'étonnant, von der Leyen a tout de même franchi un cap en matière de démocratie quand elle a annoncé l'interdiction des médias russes RT et Sputnik dans l'ensemble de l'Union, suite à l'invasion de l'Ukraine (censure élargie ensuite à plusieurs autres chaînes d'État). Sous couvert de sanction économique, contournant ainsi la parfaite illégalité de cette décision, l'exécutif européen a commis une grave ingérence dans la « liberté d'expression et d'information sans frontière, telle que protégée par l'article 10 de la Convention Européenne des Droits de l'Homme, et une violation de la liberté des médias garantie par l'article 11 de la Charte des droits fondamentaux de l'UE ». Une dérive autoritaire doublée d'un abus de pouvoir, notamment dénoncée par la fédération européenne des journalistes. Et c'est là que l'on comprend mieux ce qu'Ursula von der Leyen entend par « défendre nos valeurs démocratiques ». Il s'agit en réalité de s'aligner platement sur les intérêts stratégiques états-uniens en entraînant l'Europe dans une guerre destructrice contre la Russie et la Chine.

Von der Leyen avait annoncé la couleur dès le début de son mandat : elle porterait une « commission géopolitique ». C'est sous sa mandature que l'Union européenne a commencé à qualifier la Chine de « rival systémique ». Un vocabulaire et une approche totalement calqués sur Washington. Avec la guerre en Ukraine, c'est toutefois la Russie qui a fait l'objet du plus grand acharnement de la part de la commissaire en cheffe. Championne des paquets de sanctions qui se sont empilés contre Moscou, et qui ont significativement appauvri les pays européens, Ursula vise en particulier la fin de la dépendance au gaz russe. En droite ligne avec les intérêts des États-Unis qui cherchent à nous vendre leur GNL. Mais comme cela ne suffit pas, il a fallu trouver d'autres partenaires répondant aux « critères de moralité » de nos chères démocraties européennes.

Des amis génocidaires

De ce côté, Ursula a eu de la ressource. Qui de mieux qu' Israël et que l' Azerbaïdjan, les deux derniers pays en date coupables d'épuration ethnique, pour nous fournir en gaz ? Si le tropisme pro-israélien est assez partagé en Europe en dehors des partis de gauche, l'accord de juillet 2022 avec Bakou avait soulevé de nombreuses critiques, notamment en France où vit une importante communauté arménienne. En 2020, les troupes d'Ilham Aliev avaient utilisé des bombes au phosphore et recruté des mercenaires djihadistes contre les Arméniens du Haut-Karabagh. Avant de reprendre une offensive très dure en septembre 2023 ayant conduit la population à quitter définitivement ses terres pour chercher refuge en Arménie.

Toujours à la pointe, en septembre 2021, la commissaire avait annoncé que l'Union européenne bannirait la vente de produits issus du travail forcé. C'est la Chine qui était bien sûr visée alors que la campagne médiatico-politique sur le travail forcé des  Ouïghours était encore très forte. « Les droits de l'homme ne sont à vendre à aucun prix » avait-elle clamé, de façon émouvante. Alors que cette campagne a fini par s'essouffler faute de preuves convaincantes, les outils de la lutte économique contre la Chine, eux, se mettent en place. L'Union européenne définira bientôt des  "zones géographiques et des secteurs économiques à haut risque de travail forcé". Le textile au Xinjiang en fera très probablement partie. Et ce sera alors aux entreprises d'apporter la preuve qu'elles ne recourent pas à du travail forcé pour pouvoir vendre sur le marché européen. Une autre façon d'imposer des sanctions économiques, tout aussi arbitraires et géopolitiques, sous couvert de droits de l'homme.
Il en va tout autrement lorsque des massacres sont bel et bien avérés. Alors qu'un rapport de l'ONU de janvier 2024 confirme que l'État rwandais est derrière les groupes armés qui sévissent à l'est du Congo pour s'emparer des richesses de leur sous-sol, que fait Ursula ? Ce 19 février, elle finalise l'accord de l'Union européenne avec Paul Kagame pour accroître ses importations de ressources minières critiques... L'UE pille le Congo via le Rwanda - Le monde vu d'en bas - n°117 , au prix du sang. Le deux poids deux mesures, c'est carrément un métier.

Ces accords sont surtout guidés par l'objectif de dépendre le moins possible de la Russie et de la Chine pour nos approvisionnements stratégiques. Mais côté marketing, elle sort chaque fois la carte du "green deal" : énergie verte et transition numérique. Car Ursula, c'est aussi la promesse de mettre un terme aux émissions nettes de gaz à effet de serre en 2050. En réalité, les politiques européennes de lutte contre le réchauffement climatique ne prennent pas du tout le chemin de la sobriété par l'optimisation énergétique. Elles sont orientées par la recherche de  profit des multinationales. Et quand les prix de l'énergie ont flambé en Europe du fait de la politique délibérée de l'Union européenne depuis de nombreuses années, comme l'expliquent très bien  Aurélien Bernier et  Mathieu Strale, on charge toujours plus le bouc émissaire. Interpellée en septembre 2022 par l'eurodéputée Manon Aubry sur les factures d'électricité, Ursula lui avait ainsi rétorqué : « Envoyez ces factures à Moscou, c'est là qu'elles doivent être ». Voilà une femme qui assume ses responsabilités et se préoccupe des problèmes des citoyens !

Marche à la guerre et mythe de l'indépendance européenne

Tout nous ramène donc à l'enjeu fondamental en cette période de basculement géopolitique : maintenir l'hégémonie occidentale contestée par la Chine, la Russie et de plus en plus de pays dans le monde. Une question de vie ou de mort pour le système de pillage mondial mis en place par les États-Unis et soutenu par leurs vassaux. Ursula von der Leyen représente la soumission totale à cet impératif.

Chefs d'États et diplomates lui ont souvent reproché d'outrepasser sa fonction dans le domaine de la politique extérieure. Celle-ci relève en principe, non pas de la Commission, mais du Conseil européen présidé par Charles Michel. Celle qui a effectué plus de 230 voyages à l'étranger s'est illustrée par de nombreuses déclarations qui ne reflétaient pas la position concertée des États membres : son empressement sur l'adhésion de l'Ukraine, son discours sur la relation de l'Union avec la Chine en mars 2023, ou encore plus récemment, son soutien inconditionnel à la guerre de Netanyahou en Palestine. Dès le 13 octobre, elle s'était rendue à Tel-Aviv et avait déclaré : « C'est l'attaque la plus abominable contre des Juifs depuis la Shoah [...]. Il n'y a qu'une seule réponse possible : l'Europe se tient aux côtés d'Israël. Et Israël a le droit de se défendre. [...] Je sais que la réaction d'Israël montrera qu'il s'agit d'une démocratie. » Son absence de référence au cadre du droit international avait provoqué un tollé. À travers Ursula c'est donc chaque fois la ligne la plus dure de Washington qui s'exprime.

D'où son activisme sur le soutien à l'Ukraine. Car l'enjeu, c'est le maintien de l'ordre international occidental. Ce qu'elle formule à sa manière : « La question est de savoir si les démocraties l'emporteront à l'échelle mondiale ». Si elle se fait plus prudente et discrète ces derniers jours - il lui faudra obtenir l'accord de tous les États membres pour continuer à diriger l'exécutif européen - von der Leyen a tout fait pour accélérer au maximum l'adhésion de l'Ukraine à l'UE. C'est une fervente défenseuse de l'élargissement de l'Union, toujours plus près des frontières russes. Dès sa première visite en Ukraine en avril 2022, elle déclarait que le pays faisait « partie de la famille européenne ». En juin 2022, Kiev recevait déjà le statut de candidat. Et cela au mépris des traités, car le pays ne satisfaisait clairement pas aux critères en matière de  respect de l'État de droit, lutte contre la corruption, respect des minorités et indépendance de la justice. Ursula a aussi beaucoup œuvré pour coordonner la livraison de grandes quantités d'armes à Kiev. Pour près de 6 milliards d'euros au total (auxquels s'ajoutent tous les envois d'armes par les États membres en direct). Et c'est bien la première fois que l'Union européenne envoie des armes à un pays en guerre, en contradiction flagrante avec la  position du Conseil européen de 2008 qui prohibait tout export d'armes susceptible de prolonger un conflit armé ou de menacer la stabilité de la région.

Alors que les enjeux électoraux aux États-Unis bloquent temporairement la poursuite de l'aide financière et militaire à l'Ukraine, de plus en plus impopulaire, l'Union européenne redouble de volontarisme. 50 milliards d'euros d'aide seront versés sur les quatre prochaines années, s'ajoutant aux 88 milliards d'euros dépensés depuis février 2022. Mais ce n'est pas tout, von der Leyen a annoncé que l'Union allait «intégrer l'Ukraine dans [ses] programmes de défense et ouvrir un bureau à Kiev pour l'innovation en matière de défense. » La frontière avec une implication militaire directe contre la Russie est de plus en plus ténue.

Les hésitations du camp républicain sur l'Ukraine et les mots creux sur une Europe forte ne doivent pas nous méprendre. Il n'y a pas d'intérêts unifiés de la bourgeoisie européenne à se lancer dans la guerre globale à laquelle nous préparent nos dirigeants. C'est bien la domination des États-Unis qui en est le moteur. Mi-février, von der Leyen annonce à la conférence de Munich faire du Ursula von der Leyen : "L'UE doit consolider son industrie de la défense" sa priorité. Si elle souhaite consolider l'industrie européenne de l'armement, rendre les armées européennes plus interopérables et nommer un commissaire à la Défense, elle répond paradoxalement aux exigences de Trump : augmenter les contributions militaires des pays européens à l'axe de défense occidental sous domination US. Car la possibilité d'une indépendance militaire de l'Europe vis-à-vis des États-Unis est une illusion. Pour ceux qui auraient des doutes, le secrétaire général de l'OTAN s'est chargé de les dissiper. Il a d'abord salué le fait que la coopération entre l'UE et l'OTAN a atteint des « niveaux sans précédent » sous la mandature de von der Leyen, avant d'indiquer : « ce qui n'est pas bon, c'est bien sûr la duplication [...] L'OTAN doit rester la clé de voûte de la sécurité européenne ».

Au fond, c'est von der Leyen elle-même qu'il faut prendre au pied de la lettre : « Je suis une transatlantiste convaincue et, en même temps, nous devons construire une Europe forte, cela va de pair. » Oui, cela va de pair, car l'UE est un formidable instrument pour neutraliser les poches de résistance à l'atlantisme qui pourraient ponctuellement l'emporter dans le cadre national des pays européens. Malheureusement la majeure partie de la gauche européenne alimente elle aussi la marche à la guerre et accompagne le transfert de toujours plus de pouvoir à Bruxelles et donc, en définitive, à Washington. En novembre 2023, le parlement européen a voté un  projet de révision des traités européens dans lequel il « réclame la mise en place d'une union de la défense comprenant des unités militaires et une capacité permanente de déploiement rapide, sous le commandement opérationnel de l'Union ». Et préconise d'adopter les décisions de politique étrangère (comme la prise de sanctions ou les processus d'élargissement) à la majorité qualifiée et non plus à l'unanimité des États membres (hormis pour l'autorisation d'opérations militaires). Exit le droit de veto qui peut encore aujourd'hui permettre de freiner l'alignement sur la politique agressive des États-Unis.

Von der Leyen incarne le suivisme suicidaire de la politique US vers un affrontement global avec la Chine et la Russie. Si elle est reconduite à la tête de la Commission européenne, c'est donc le signe que ce courant l'emporte en Europe. Aux États-Unis, l'éventuelle réélection de Trump n'y changera probablement pas grand-chose. Sur les modalités, la tactique et le timing, peut-être un peu. Mais pas sur le fond. Car ce sont les intérêts fondamentaux des multinationales du bloc occidental qui poussent à cet affrontement. C'est d'ailleurs l'avis d'un jeune recruteur de chez BlackRock. Filmés en caméra cachée en juin 2023, ses BlackRock Recruiter Who 'Decides People's Fate' Says 'War is Good for Business' Undercover Footage viennent de ressurgir. Ce n'est pas le président qui contrôle les États-Unis, mais « ceux qui contrôlent le portefeuille du président ». C'est-à-dire « les fonds spéculatifs, BlackRock, les banques... ». Et pour lui, « les États-Unis, en tant que pays, ne veulent pas que le conflit [en Ukraine] se termine. Plus il dure, plus la Russie est faible. »

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 Grégoire Lalieu, Michel Collon

Quant aux partis d'extrême droite européens, ils ne changeront pas non plus le cours des choses. S'ils aboient contre l'Union européenne pour grappiller des voix, ils ne la remettent jamais fondamentalement en cause. Et une fois au pouvoir, ils se fondent volontiers dans le moule comme le montrent Orban et Meloni par exemple. Ils seront encore moins des remparts contre les guerres impérialistes, qu'elles soient sous bannière atlantique, européenne ou nationale. Car derrière leurs discours opportunistes, ils adhèrent au système capitaliste guidé par la recherche du profit maximum qui est la cause des grands conflits. Seule une véritable mobilisation populaire serait capable d'arrêter ces bruits de botte.

Source:  Investig'Action

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